D’ailleurs, c’est souvent à la marge de l’exercice ordinaire du métier que l’on trouve les motivations et les moyens rendant possible le départ. Il existe bien sûr au sein de l’institutorat des profils de postes plus liés que les autres à des réorientations, et l’observateur peut même distinguer des "filières", ou du moins des enchaînements récurrents. Par exemple, la position de maître formateur débouche pour certains sur un poste de conseiller pédagogique qui constitue un "vivier" important pour l’inspection primaire. Mais la cohérence de ces filières est reconstruite a posteriori : dans la majorité des cas, on se présente au CAFIPEMF ( 292 ) pour exercer les fonctions de maître formateur sans forcément envisager les positions professionnelles sur lesquelles ces fonctions peuvent éventuellement déboucher. D’ailleurs, si tous les conseillers pédagogiques sont titulaires du CAFIPEMF, la réciproque n’est pas vraie car tous les maîtres formateurs ne deviennent pas conseillers pédagogiques de circonscription, tous les conseillers pédagogiques de circonscription n’ont pas exercé les fonctions de maître-formateur (et tous les conseillers ne deviennent pas IEN).
En fait, l’exercice de nouvelles fonctions va, progressivement, élargir le champ des possibles. Exercer de nouvelles tâches, assumer de nouvelles responsabilités, travailler avec de nouvelles personnes, dans des cadres renouvelés : tout cela diversifie et renforce les compétences professionnelles. Cela conduit aussi à élargir le champ de vision au profit de positions professionnelles, qui étaient jusque-là non seulement inaccessibles mais aussi inenvisageables. De nombreuses trajectoires professionnelles semblent ainsi marquées par un effet de palier : certaines étapes sont indispensables pour affermir les compétences et pour clarifier les aspirations. Pour prendre une image –avec les limites que cela comporte– les parcours de mobilité sont souvent comme ces randonnées en montagne durant lesquelles les effets de crête masquent l’arrivée et ne laissent voir le sommet que lorsqu’on l’a atteint.
Comme nous l’avons déjà signalé, un des résultats contre-intuitifs de notre recherche est que certains enseignants quittent la classe bien qu’ils y réussissent, alors que ceux qui y éprouvent le plus de difficultés sont bien souvent condamnés à y rester. De nombreuses réorientations peuvent sembler encore plus paradoxales, puisque certains instituteurs s’en vont non seulement malgré leur réussite mais de surcroît en raison de leur réussite. Pour nombre de détachés dans les associations, pour les conseillers pédagogiques et pour les IEN, l’excellence professionnelle, la capacité à bien enseigner conduisent à exercer des responsabilités... et donc à ne plus enseigner. Au-delà de la part de reconstruction plus ou moins teintée de justification narcissique (autour du thème « Je n’ai rien demandé, on est venu me chercher »), les données que nous avons recueillies montrent que le « principe de Peter » n’est pas seulement un exercice de style ou une aimable moquerie du monde social ( 293 ). La logique de la promotion conduit en effet à proposer à quelqu’un qui réussit bien dans ses fonctions professionnelles d’assumer des responsabilités plus grandes et donc, indirectement, de quitter un domaine de réussite. Nous avons vu, à propos de la figure de “l’ex-pair”, qu’Everett Hughes signalait qu’il faut souvent quitter l’activité de base de son métier pour réussir professionnellement. On peut aller encore plus loin, en indiquant que « dans certains milieux, l’importance des gens ne se mesure pas à ce qu’ils font, mais à ce qu’ils n’ont pas le temps de faire » ( 294 ).
Par ailleurs, il convient de rester prudent dans l’utilisation des termes de "réussite", de "promotion" ou "d’ascension sociale", car certains répondants remettent en question la notion de réussite sociale et insistent sur le fait qu’être instituteur est une réussite en soi, que les fonctions exercées après reconversion ne sont pas "supérieures" à celles d’un instituteur en poste. Des origines sociales modestes conduisent à considérer le métier d’instituteur comme une promotion sociale. Mais, bien souvent, les répondants se placent sur un autre registre pour souligner la valeur que la position d’instituteur garde à leurs yeux. Cet effort pour ne pas se démarquer de l’institutorat, pour ne jamais donner l’impression de le dénigrer, est un élément récurrent de notre étude. Les effets de dette symbolique envers l’institution qui a permis de "s’en sortir" ( 295 ) et les effets de réponse attendue ne semblent pas pouvoir rendre compte complètement de cet attachement revendiqué par de nombreux bifurcateurs. Les données recueillies et l’analyse que l’on peut en faire nous conduisent donc à penser que la compréhension de notre objet passe par la notion de parcours de mobilité, qui sont à considérer dans un "champ des possibles" fortement marqué par des effets de période, d’âge, de genre et d’origine sociale, comme on va le voir dans le chapitre suivant.
Certificat d’aptitude aux fonctions d’instituteur, professeur d’école maître formateur
PETER LJ & HULL R, 1970, Le principe de Peter, Stock
BERRY Michel, 1995, « L’agenda du chercheur », Sciences Humaines HS N°9
Charles Frédéric, 1988, Instituteurs : un coup au moral ! - Genèse d’une crise de reproduction, Ramsay, « institutorat et promotion sociale » pp. 19-51