I.1. Modalités du recrutement initial

Types de recrutement

Comme on l’a vu au chapitre quatre, l’accès à l’enseignement du premier degré peut prendre la forme soit d’un concours administratif classique soit d’un recrutement direct. Dans le cas du concours, les modalités ont varié selon les époques, mais on retrouve toujours les étapes canoniques d’un concours de la fonction publique (épreuves d’admissibilité puis d’admission) débouchant sur une formation professionnelle et la titularisation. Dans le cas d’un recrutement direct (ou "par voie directe"), le recrutement s’effectue par une embauche sans concours ni formation initiale, mais avec une prise de fonction immédiate dans une classe.

Notons que les résultats de notre enquête par questionnaire s’inscrivent dans une situation complexe, car le mode de recrutement des instituteurs a beaucoup fluctué selon les époques. Durant la période allant de la Libération aux années 1970, le mode normal de recrutement était le concours au niveau du collège complété par un concours niveau bac marginal et des recrutements directs de réajustement. En fait, les difficultés d’adaptation des Écoles normales à "l’explosion scolaire" ont conduit à inverser la règle et l’exception, en multipliant les recrutements directs. De plus, le niveau du concours de recrutement est passé du niveau collège au niveau baccalauréat dans les années 1970, au niveau DEUG dans les années 1980, et au niveau licence depuis 1991 avec la création du corps des professeurs d’école. Enfin, les concours de niveau baccalauréat ou plus ont été largement investis par des "surdiplômés" qui y trouvaient une solution de repli après des études supérieures infructueuses ( 296 ).

La figure qui suit permet de visualiser la répartition des modes de recrutement selon le genre dans notre population d’enquête :

Figure 46 : Types de recrutement initial selon le genre
Figure 46 : Types de recrutement initial selon le genre

Lecture : Parmi les femmes de notre échantillon, 28% ont été recrutées par concours au niveau du collège, 26% par concours au niveau du baccalauréat, 10% par concours niveau deug et 36% par entrée directe comme remplaçante.

La faible proportion des recrutements par entrée directe parmi les répondants peut surprendre. On pourrait penser que ce mode de recrutement correspond à un choix du métier fait sous contrainte et à une socialisation professionnelle moins prégnante que celle de l'École normale, et, à partir de là, faire l'hypothèse que les instituteurs mobiles risquent d'être nombreux à avoir été recrutés ainsi. Encore une fois, notre mode de diffusion doit nous inciter à la prudence. Il serait envisageable que les personnes recrutées en entrée directe se recyclent rapidement, et restent presque "invisibles" pour une étude en raison de la brièveté de leur carrière, et de leur faible insertion dans le métier. En fait, nos investigations ne sont pas basées sur le métier d'instituteur mais plutôt sur des positions d'arrivée possibles. De nombreux répondants ont d'ailleurs effectué un passage bref dans l'institutorat et ont été contactés dans leur milieu professionnel d'arrivée. Aussi, nous pensons que le taux de notre échantillon n’est sans doute pas contradictoire avec un état des lieux plus exhaustif.

La répartition des modes de recrutement diffère nettement entre les femmes, parmi lesquelles l’entrée directe comme remplaçante ou suppléante est le mode d’entrée le plus fréquent, et les hommes pour lesquels le recrutement au niveau du collège est dominant. Cette forte proportion de femmes parmi les entrées directes est une des explications du taux de féminisation élevé du primaire alors que les concours recrutaient le même nombre d’hommes et de femmes jusqu'au milieu des années 1980. L’autre explication nous concerne, puisqu’il s’agit de la proportion très élevée d’hommes parmi les enseignants quittant la classe...

Les modes de recrutement étant fortement variables selon les époques et selon le genre, examinons à présent leurs évolutions parmi les femmes et parmi les hommes de notre population d’enquête dans le tableau qui suit :

Tableau 80 : Modes de recrutement selon la période et le genre
en % collège bac deug direct
périodes femme homme femme homme femme homme femme homme
1952-1957   94 33       67 6
1957-1962 54 75 23 11     23 14
1962-1967 67 50 7 32     27 18
1967-1972 46 53   9     54 38
1972-1977 7 24 43 57     43 19
1977-1982   3 58 82 8 3 33 13
1982-1987     42 23 42 62 17 15
1987-1992         100 100    
Ensemble 28 43 26 33 10 5 34 19
Lecture : Dans notre population d’enquête, entre 1952 et 1957, les hommes ont été recrutés pour 94% par concours de niveau collège et pour 6% par entrée directe ; les femmes ont été recrutées pour 33% par concours de niveau bac et pour 67% par entrée directe.
Note : L’effectif des recrutements antérieurs à 1952 est trop faible pour que le calcul en ligne soit significatif, mais les moyennes de la ligne “ensemble” les prennent en compte.

Les valeurs données dans ce tableau s’inscrivent dans les évolutions structurelles que nous avons rappelées en début de section et dont les principales phases de transition se retrouvent dans les cases grisées : passage du niveau collège au niveau baccalauréat dans les années 1970 et passage au niveau deug dans les années 1980. Les taux d’entrée directe sont relativement stables, à l’exception de la fin des années 1960 qui connaît un pic notable (la dernière ligne 1987-1992 correspond à un effectif trop faible pour que la répartition soit significative).

Les valeurs des trois premières lignes (de 1952 à 1967) montrent que, dans notre échantillon, les recrutements par la voie “normale” du concours de niveau collège diminuent régulièrement avant sa suppression au profit du concours complémentaire de niveau baccalauréat et des entrées directes. Les valeurs de la ligne 1967-1972 montrent que le concours de niveau collège a d’abord été fortement concurrencé par les entrées directes, avant d’être remplacé officiellement par le concours de niveau baccalauréat.

Par ailleurs, la comparaison, pour chaque type de recrutement, de la colonne concernant les femmes avec celle qui concerne les hommes montre, qu’à toutes les époques, il existe des différences importantes de mode de recrutement selon le genre. La tendance est toujours la même : les hommes sont surtout recrutés par la voie "normale" de l’époque (de type concours–formation initiale à l'École "normale"), alors que les femmes sont souvent entrées dans le métier par des types de recrutement complémentaires. Cette “distinction” –aux deux sens du terme– d’une "voie royale" plutôt masculine produit une segmentation interne du groupe professionnel, par rapport à des entrées plutôt féminines “par la petite porte” (comme le disaient “les normaliens”). Cette segmentation –largement occultée– a eu des conséquences importantes sur la mobilité professionnelle en cours de carrière, nous y reviendrons dans la conclusion de ce chapitre.

Pour compléter notre examen des modes d’accès à l'institutorat, intéressons-nous à présent à la répartition des types de recrutement selon les origines sociales, représentée dans la figure suivante :

Figure 47 : Types de recrutement selon l’origine sociale
Figure 47 : Types de recrutement selon l’origine sociale

Lecture : le recrutement des répondants d’origine sociale inférieure s’est fait à 53% par concours de niveau collège, à 23% par concours de niveau baccalauréat, à 3% par concours de niveau deug et à 21% par entrée directe.

La répartition des modes de recrutement est nettement différenciée selon l’origine sociale, sauf pour les entrées directes où les écarts sont faibles entre les trois groupes sociaux. Cet élément peut surprendre car on pourrait s’attendre à ce que ce mode de recrutement soit plutôt lié à des origines modestes. En fait, d’autres volets de notre enquête montrent que ce mode de recrutement concerne deux groupes distincts : d’une part des personnes d’origine sociale souvent modeste ayant échoué au concours de recrutement normal ou ne remplissant pas toutes les conditions requises mais ayant formé depuis longtemps le projet de devenir instituteur ; et d’autre part des personnes d’origine sociale souvent favorisée qui avaient d’autres projets que l’institutorat et qui entrent dans la profession après un échec dans un autre cursus universitaire. Notons aussi que les femmes sont très présentes à la fois pour les recrutements directs et pour les origines sociales supérieures, ce qui renforce la part des origines sociales supérieures pour les recrutements directs.

En ce qui concerne les autres modes de recrutement, on note que la répartition des recrutements par concours de niveau collège, baccalauréat et DEUG varie fortement selon l’origine sociale. Le niveau collège représente la moitié des recrutements dans le groupe inférieur, moins du tiers des recrutements dans le groupe moyen et le cinquième des recrutements dans le groupe supérieur. Le niveau baccalauréat représente moins du quart des recrutements dans le groupe inférieur, mais près de 40% des recrutements dans les groupes moyen et supérieur. Le taux de recrutement par concours de niveau DEUG est corrélé positivement avec le groupe social d’origine, mais la faiblesse de l’effectif concerné dans notre enquête (N=19) limite la validité de cette répartition.

Notons que les trois types de concours ne sont pas seulement trois formes successives puisque le concours de niveau collège et celui de niveau baccalauréat ont coexisté depuis les années quarante jusqu’au milieu des années soixante-dix (dans des proportions respectives différentes toutefois). Malgré tout, puisque l’origine sociale est largement corrélée avec l’époque de recrutement et que les formes de recrutement ont varié dans le temps, nous sommes en présence d’un groupe de variables en corrélation étroite avec l’âge des répondants : origine sociale, mode de recrutement, niveau d’études antérieur au recrutement, âge lors du recrutement. Cette corrélation entre l’âge, l’origine sociale, le mode de recrutement, le cursus antérieur s’inscrit dans un cadre plus large que nous avons évoqué en début de section et sur lequel nous reviendrons dans la suite de ce chapitre. Passons pour l’instant à l’analyse des niveaux de diplôme dans notre population d’enquête, en la rapportant aux caractéristiques de la population mère.

Notes
296.

 Pour une analyse détaillée, on peut se reporter en particulier à Charles Frédéric, 1988, Instituteurs : un coup au moral ! - Genèse d’une crise de reproduction, Ramsay