II.2. Partir à temps

Nous allons examiner les modalités temporelles des itinéraires individuels de mobilité à partir des réponses à notre enquête par questionnaire, puisque les autres sources ne permettent pas d’explorer cette dimension. Commençons par nous intéresser à l’âge des répondants au moment de leur départ :

Figure 51 : Pyramide des âges au moment du départ et effectifs cumulés
Figure 51 : Pyramide des âges au moment du départ et effectifs cumulés

Lecture : • les histogrammes : parmi les répondants, un homme et trois femmes ont quitté l’institutorat à 18 ans. • les courbes : 25% des hommes ont quitté la classe à 26 ans ou avant, 25% des femmes ont quitté la classe à 27 ans ou avant. (L’échelle des histogrammes est très supérieure à celle des courbes.) • Les âges en gras correspondent aux quarts d’effectif cumulé. • Les âges cerclés correspondent aux quarts de la carrière d’un instituteur recruté à 18 ans.

La forme générale des histogrammes –à gauche et à droite de l’axe– montre que la majorité des reconversions a lieu entre 25 et 40 ans, sans différence notable entre les hommes et les femmes. Aucun pic notable n’est à constater, et la période de la quarantaine –souvent présentée comme une période de crise ou de remise en question existentielle– marque une nette décrue des départs. L’examen des courbes d’effectifs cumulés à gauche et à droite permet de relever que, malgré quelques dissemblances, la forme générale de la courbe concernant les femmes est comparable à celle des hommes. En première analyse, on ne voit pas émerger un profil temporel spécifique à l’un ou l’autre sexe.

Le début des courbes d’effectifs cumulés montre que la moitié des répondants ont quitté la classe avant 31-32 ans, la plage centrale (entre 25% et 75%) permet de constater que la moitié des départs a lieu dans la décennie 26-36 ans (ou 27-37). On peut comparer ces valeurs au déroulement typique d’une carrière d’instituteur ( 301 ) : début à 18 ans, premier quart à 27 ans, moitié à 36 ans, trois quarts à 45 ans et fin de carrière à 55 ans (valeurs entourées sur l’échelle des âges). Cette comparaison permet de constater que les départs sont plus fréquents en début de carrière puisque les trois quarts des répondants ont quitté la classe durant la première moitié de leur carrière (i.e. avant 36 ans).

Dans la pyramide des âges, on retrouve certains éléments que nous avons détaillés précédemment à propos du cadre administratif et des mobilités catégorielles dans les chapitres quatre et six. Reprenons rapidement les aspects essentiels à partir des données disponibles.

Les premières valeurs de la pyramide des âges peuvent surprendre, puisqu’elles correspondent à des départs effectués autour de la vingtième année et l’on peut se demander si elles relèvent de notre étude. Elles concernent des personnes qui ont été recrutées au niveau collège, ont fréquenté une École normale d’instituteurs et ont bifurqué après la formation professionnelle ou quelques années d’enseignement. On se trouve confronté à un cas limite de notre objet de recherche. Et pourtant les répondants sont formels : parmi les personnes ayant participé à nos enquêtes de terrain, nombreux sont ceux qui, même s’ils n’ont pas exercé dans une classe primaire, se sentent concernés par notre recherche, car ils ont « fait l’EN ». De nombreux témoignages convergent pour appuyer cette affiliation revendiquée, qui s’explique sans doute par les spécificités du recrutement des enseignants du premier degré. La formation initiale des instituteurs a un statut particulier, puisque près de la moitié des répondants rangent cette période dans le descriptif de leur carrière d’instituteur et non dans leur cursus scolaire. D’ailleurs, pour les instituteurs recrutés par concours de niveau du collège, l’administration calcule l’ancienneté de service à partir de 18 ans, soit deux ou trois ans avant la prise de fonctions effective. Ces départs au terme d’une carrière très courte, voire nulle, sont représentatifs d’une époque où le mode de recrutement des instituteurs impliquait une socialisation professionnelle précoce.

Parmi ceux qui ont bifurqué très tôt, certains ont quitté la classe "sans sortir du giron" puisqu’ils ont été recrutés par une École normale pour assurer différents postes de travail dévolus aux instituteurs (bibliothèque, service audiovisuel, gestion...). D’autres se sont vu proposer par l’institution une poursuite d’études vers les centres de formation de l’enseignement secondaire (centre PEGC ou IPES), l’université, voire les classes préparatoires aux grandes écoles et les Écoles normales supérieures. Ces poursuites d’études constituent des sorties par le haut, organisées par l’institution dans la plus pure tradition de la méritocratie scolaire. Cette politique de réorientation systématique participe d’une certaine vision institutionnelle des Écoles normales : leur rôle ne se limitait pas à recruter et à former des instituteurs, elles mettaient en œuvre une promotion sociale par l’école destinée aux meilleurs élèves d’origine populaire, parfois jusqu'à compromettre le recrutement des instituteurs. Mais ces poursuites d’études ont également constitué un mode de régulation du système éducatif, en particulier lors de la prolongation de la scolarité obligatoire jusqu'à 16 ans. Durant cette période, l’administration a instauré une importante mobilité structurelle : de nombreux instituteurs se dirigent vers le collège ainsi que plus du sixième des normaliens sortants ( 302 ).

Les réorientations instaurées par l’institution relèvent d’une étude de la gestion du personnel évoquée au chapitre deux à propos des sorties temporaires et au chapitre quatre à propos du cadre réglementaire. Les départs dans le secondaire sont liés aux débats portant sur "l’école moyenne" (i.e. la fin de la scolarité obligatoire) et sur le type d’enseignants qui peuvent légitimement y intervenir, comme nous l’avons vu au chapitre six.

Notes
301.

 Le terme "instituteur" est pris ici dans son sens restrictif, puisqu’une carrière typique de professeur d'école débute après 25 ans et se termine à 60 ans.

302.

 Prost Antoine, 1968, L'enseignement en France, A. Colin, pp. 444-445