IV.1. La “configuration sociale et culturelle” de la France

Charles-Henry Cuin analyse les représentations de la mobilité sociale dans notre société à la fin du vingtième siècle et retrace l’évolution de la “configuration sociale et culturelle” de la France depuis la fin du dix-neuvième siècle ( 309 ). Le constat général est que la situation économique et sociale de la France au tournant du siècle produit une méfiance généralisée envers la mobilité, ou du moins qu’elle n’est pas « l’objet d’une forte valorisation collective » comme dans certains pays. L’auteur détaille ce constat en reprenant l’analyse pour chaque grande classe sociale. La bourgeoisie est marquée par une « phobie du changement social » et une dévalorisation de la mobilité sociale qui « constituait une menace contre l’ordre social qui lui assurait sa prédominance » (p.151). La classe ouvrière est marquée par une attitude où dominent « méfiance et refus de "parvenir" » car elle est largement exclue des possibilités d’ascension sociale. Les couches moyennes, quant à elles, sont définies par le couple « ambition de sécurité et modestie des ambitions » car elles hésitent à tenter une entrée dans les couches supérieures, mais redoutent surtout la régression sociale. L’auteur en vient ainsi à définir « le modèle français de la réussite sociale » dans lequel « l’ascension et la réussite sociales devaient respecter certaines normes dont la transgression était sévèrement jugée par la conscience collective : la progressivité et le mérite scolaire » (p.155). On voit donc se dessiner un système valorisant les évolutions sur plusieurs générations et légitimée par la certification scolaire :

‘« les stéréotypes du "parvenu" ou encore celui de "l’arriviste" correspondent au dédain réprobateur que suscite celui qui a gravi les degrés de l’échelle sociale trop rapidement et sans être muni du viatique laïque du diplôme, pouvant seul conférer à l’ascension sociale légitimité et prestige » (p.155)’

La « méritocratie à la française » semble perdurer face aux systèmes de valeurs d’autres pays : « quand l’Américain évalue au revenu annuel les qualités d’un individu, le Français exhibe un parchemin académique. Là, le "self made man" est l’objet d’une particulière révérence ; ici, "l’autodidacte" est l’objet de sentiments très réservés et souvent dédaigneux » (p.156). L’auteur met ensuite en avant une synergie entre « l’idéologie officielle de l’État républicain » et le désir de « rester à sa place » : « une large fraction intermédiaire du corps social –la petite et moyenne bourgeoisie– excluait tout à la fois les extrémismes de l’égalitarisme et de l’élitisme, ainsi que ceux de l’interventionnisme et du libéralisme » (p.157). L’édification de l’école de la République permet ainsi de légitimer ce système de valeurs par un fonctionnement de compromis, même si l’État est « politiquement doctrinaire ».

Cet ouvrage permet de situer la mobilité dans un cadre politique et idéologique, et propose une analyse des représentations de la mobilité qui peut aider à comprendre les réactions plus ou moins explicites qu’elle suscite. La mobilité est perçue avec admiration envers une personne ayant réussi (une évolution difficile), mais cette reconnaissance des mérites individuels est souvent teintée –même parmi les "mobiles"– de méfiance et de réprobation morale. On retient également que les instituteurs sont confrontés à deux systèmes de valeurs complémentaires : la « méritocratie à la française » dans l’espace social d’une part, et « l’idéologie officielle de l’État républicain » dans l’institution scolaire d’autre part. Les trajectoires sociales que nous étudions peuvent donc être lues en termes de réticences sociales à dépasser, voire de tabous à transgresser, comme nous l’avons déjà vu dans le chapitre trois à propos du cheminement de Daniel.

Voyons à présent si l’on peut retrouver certains de ces enjeux collectifs en examinant les variations de destinations professionnelles en fonction de l’origine sociale et familiale.

Notes
309.

 Cuin Charles-Henry, 1993, Les sociologues et la mobilité sociale, PUF : « Les représentations de la mobilité sociale » pp. 150-156