IV.2. Destinations professionnelles selon l’origine

On peut mobiliser les groupes de destinations professionnelles définis à partir des réponses au questionnaire, pour s’intéresser non plus aux trajectoires sociales stricto sensu –comme nous l’avons fait dans le chapitre précédent– mais aux relations entre origines sociales et destination professionnelle :

Tableau 100 : Origine sociale selon les positions professionnelles
(en %) Groupe de PCS du père
Position professionnelle inférieur moyen supérieur Ensemble
détaché oeuvres 50 18 32 100
détaché Éducation nationale 47 22 31 100
arts, information 39 21 39 100
cadre Éducation nationale 57 30 13 100
fonction publique 38 29 33 100
GRETA 58 8 33 100
professeur du secondaire 60 20 20 100
entreprise privée 47 20 33 100
IEN 60 20 20 100
artisan 77 23 0 100
conseiller d’orientation 57 21 21 100
professeur du supérieur 42 29 29 100
premier degré 70 20 10 100
Ensemble 51 22 27 100
Lecture : 50% des détachés auprès d’une œuvre ont une origine sociale relevant du groupe inférieur.

Afin de rendre plus lisible la structure d’ensemble des valeurs de ce tableau, nous avons calculé les grandes tendances en appliquant le traitement que nous avons explicité à propos des destinations selon l’âge :

Tableau 101 : Écarts de fréquence des origines sociales selon la position professionnelle
(en tendances) groupe de PCS du père
position après reconversion inférieur moyen supérieur
artisan + +   – –
premier degré + +   – –
       
cadre Éducation nationale   + – –
fonction publique (hors MEN) +  
professeur du supérieur +  
       
arts, information     +
       
GRETA   – –  
IEN    
professeur du secondaire    
autres positions      
ensemble 51% 22% 27%
Lecture : les origines sociales inférieures sont nettement plus courantes parmi les individus devenus artisans que dans l’ensemble de la population d’enquête.

Ce deuxième tableau classe les positions professionnelles selon la prédominance des origines inférieures puis moyennes, ce qui permet de distinguer plusieurs groupes de tendances comparables.

Les positions "artisan" et "premier degré" sont marquées par un fort écart en faveur des origines sociales inférieures. L’examen individuel des réponses de la première destination professionnelle montre qu’il s’agit souvent de reconversions liées à une exploitation (agricole ou commerciale) familiale (des parents ou, plus souvent, des parents du conjoint), ou à un projet parental non abouti.

Les origines moyennes ont une fréquence accrue pour les cadres de l'Éducation nationale ou de la fonction publique et pour les enseignants du supérieur qui ont en commun de relever de la PCS 3 et de correspondre à des trajectoires de reconversion longues, scandées par des concours administratifs.

La position "arts, information" est celle pour laquelle la sur–représentation des origines supérieures est la plus nette, ce qui tend à renforcer l’hypothèse d’un “reclassement” dans des professions peu ou pas encore définies selon des normes sociales précises ou des cursus contraints que relevait Pierre Bourdieu à la fin des années soixante-dix :

‘« Artisans ou commerçants de luxe, de culture ou d'art, gérants de “boutiques” de confection, revendeurs de marques dégriffées, marchands de vêtements et de bijoux exotiques ou d'objets rustiques, disquaires, antiquaires, décorateurs, designers, photographes, ou mêmes restaurateurs ou patrons de “bistrots” à la mode, “potiers” provençaux et libraires d'avant-garde attachés à prolonger au-delà des études l'état d'indistinction entre le loisir et le travail, le militantisme et dilettantisme, caractéristique de la condition étudiante, tous ces vendeurs de biens ou de services culturels trouvent dans des professions ambiguës à souhait, où la réussite dépend au moins autant de la distinction subtilement désinvolte du vendeur et accessoirement de ses produits que de la nature et de la qualité des marchandises, un moyen d'obtenir le meilleur rendement pour un capital culturel où la compétence technique compte moins que la familiarité avec la culture de la classe dominante et la maîtrise des signes et des emblèmes de la distinction et du goût. Autant de traits qui prédisposaient ce nouveau type d'artisanat et de commerce à fort investissement culturel, qui rend possible la rentabilité de l'héritage culturel directement transmis par la famille, à servir de refuge aux enfants de la classe dominante éliminés par l'École. » ( 310 ). ’

On voit donc se dessiner trois profils de trajectoires sociales, que l’on peut penser redevables –au moins en partie– d’une interprétation en termes d’habitus de classe, puisque « chez Bourdieu chaque grand type de trajectoire est parfois associé à un "habitus de classe" en tenant compte à la fois de la "pente" et du "niveau" (d’arrivée) de la trajectoire. » ( 311 ). Les personnes originaires des classes supérieures sont en effet très fortement sur–représentées dans notre catégorie "arts, information", c'est-à-dire des « professions ambiguës à souhait » ne réclamant ni capital scolaire ni capital économique et assurant « la rentabilité de l'héritage culturel directement transmis par la famille ».

Les personnes originaires des classes moyennes se retrouvent préférentiellement dans des professions qui requièrent un fort capital scolaire et exigent de se plier à des cursus contraignants et strictement définis.

Enfin, les personnes originaires des classes populaires sont tendanciellement plus présentes dans deux groupes professionnels hétérogènes. D’une part, l’accès à l'artisanat, qui mobilise souvent des logiques familiales et implique des processus de "mise à son compte" représentant une forme canonique de réussite sociale pour les classes populaires. D’autre part, la catégorie "premier degré" (c'est-à-dire les filières internes de l'institutorat examinées au chapitre cinq) qui correspond à l’image classique de "la promotion sociale" consistant à "réussir dans sa branche" ou, autrement dit, à "faire carrière" à l’intérieur de sa profession, voire de son métier.

Notes
310.

 BOURDIEU Pierre, 1978, « Classement, déclassement, reclassement », Actes de la recherche en sciences sociales N°24 (page 7)

311.

 DubarClaude, 1998, « Trajectoires sociales et formes identitaires », Sociétés contemporaines N°29, (page 78)