Les corrélations entre l’âge, l’origine sociale, le genre et le mode de recrutement relevées dans nos résultats s’inscrivent dans un cadre plus large qu’il convient de rappeler. Le mode de recrutement des instituteurs a connu quatre périodes successives depuis l’après-guerre :
De nombreux observateurs ont souligné l’unité et la cohérence du groupe professionnel des enseignants du premier degré, particulièrement en comparaison avec l’enseignement secondaire. D’aucuns ont été surpris de constater que l’introduction du statut de professeur d'école et les disparités importantes qui y sont liées n’aient pas entamé la cohésion du premier degré. Toutefois, il nous semble important de rappeler que les différents modes de recrutement ont instauré dans le groupe professionnel une segmentation symbolique longtemps vivace, même si elle était peu perceptible de l’extérieur. Comme nous l’avons vu au début de ce chapitre, la “distinction” des "normaliens" était liée à la voie normale (passant par l’École normale et constituant une sorte de voie royale), par opposition à la voie directe (conduisant, sans formation initiale, à la position de suppléant). De plus, les “normaliens” possèdent un atout décisif, à travers leur connaissance incorporée des arcanes du métier et des voies de distinction de l'institutorat.
Cette sorte de modus vivendi, basé sur des règles de préséance largement implicites, renvoie aux “ethnométhodes”, c'est-à-dire les règles de fonctionnement internes à un groupe social, que tous les “membres” mettent en pratique, sans les expliciter entre membres (sauf en cas de transgression ou de divergence d’interprétation) et en les occultant le plus totalement possible aux “non–membres”.
Administrativement parlant, le mode de recrutement n’a jamais eu le moindre impact sur les déroulements de carrière dans le premier degré : la réussite au concours de titularisation semble mettre tous les enseignants sur un pied d’égalité. Mais, dans l'institutorat comme dans d’autres domaines sociaux, les agissements des acteurs tendent à introduire de la différence et de la “distinction” là où l’organisation sociale officielle n’en prévoit pas. Le distinguo entre "normaliens" et "anciens suppléants" ne constitue pas une règle de fonctionnement “rationnelle–bureaucratique”, mais il instaure une barrière symbolique et des règles de préséance qui désignent les candidats les plus légitimes à l’excellence professionnelle (comme la direction d’école, la formation interne, les "postes à profil"…). Selon la bienséance indigène, il convient que les "anciens suppléants" tempèrent leurs ambitions, qu’ils acceptent les limitations qui s’imposent, dans un milieu déjà marqué par la “modestie acquise”. Comme tout “allant–de–soi social”, cette “participation au champ sous conditions” est plus incorporée qu’imposée, elle se traduit souvent par des conduites d’auto–limitation, allant de pair avec l’impression de ne pas faire partie des initiés et un sentiment diffus que « ce n’est pas pour moi » ou que « je ne suis pas fait pour ça » ( 314 ). C’est dans des situations comme la candidature au CAFIPEMF ou la reprise d’études en sciences de l’éducation que nous avons pu relever de nombreux exemples d’auto–limitation liée au mode de recrutement initial. Si l’on se souvient que l’accès direct à la suppléance a toujours été massivement féminin, on peut y voir un élément explicatif supplémentaire de la faible représentation des femmes parmi les "bifurcateurs", et particulièrement en ce qui concerne la mobilité fonctionnelle.
Les notions de “distinction” et “allant–de–soi social” sont dues à Pierre Bourdieu et celles de “modestie acquise” et de “participation au champ sous conditions” à Francine Muel-Dreyfus.