Un métier de femme(s)

Le dernier volet du profil sociologique des enseignants du premier degré et de la mobilité professionnelle en cours de carrière revêt un caractère massif, puisqu’il s’agit des disparités selon le genre. Les anciennes modalités de recrutement des instituteurs constituaient non seulement des recrutements "protégés" au niveau collège permettant à des élèves issus des classes populaires de poursuivre des études, mais aussi des recrutements "protégés" selon le genre, imposant –jusqu’en 1985– la parité entre les garçons et les filles parmi les reçus aux concours. Ce point est fondamental pour nous, car cela conduisait à la présence au sein de l'institutorat de nombreux hommes qui n’avaient pas "choisi" le métier au terme de leurs études mais qui avaient "choisi" (avec leurs parents…) l'École normale, seule voie d’accès aux études. Forte était la pression sociale incitant les hommes arrivés dans le métier dans ces conditions à poursuivre ailleurs leur carrière professionnelle. Et l’on voit comment la parité statutaire était battue en brèche à la fois par les recrutements de la voie directe (qui était massivement féminine) et les départs en cours de carrière (dont nous avons montré le caractère massivement masculin). Et la féminisation des enseignants du premier degré est telle que l’on peut en arriver à s’interroger sur le terme devant les désigner :

‘« Doit-on dire "instituteurs", alors que la "profession" est féminisée à plus de 72% ? Prendre le parti de parler des "institutrices", comme on parle des infirmières, aurait l’avantage de souligner le décalage existant entre un groupe de syndicalistes essentiellement masculin et celles qu’il est censé "représenter". On garderait aussi constamment à l’esprit que les "coordinations", plus souvent composées de femmes, sont sous ce rapport un instrument de lutte contre les rapports de domination internes au groupe professionnel. On risquerait néanmoins de prendre ce qui pourrait être pour ce qui est. C’est pourquoi on utilise ici le terme "instituteurs", comme une sorte d’emprunt au langage indigène, et par là porteur de toutes les contradictions de ce qu’il désigne. » ( 315 )’

Nombreux sont ceux qui ont souligné que la féminisation allait de pair avec une dévalorisation du groupe professionnel et une modification des « manières d’être au métier » :

‘« La profession d’instituteur s’est fortement féminisée dans cette période ; ce qui a contribué au délitement de son image et à la dévalorisation de son statut. Ida Berger a imposé l’idée que cette féminisation était allée de pair avec un "lent embourgeoisement" de la profession. Viviane Isambert-Jamati note qu’avec cet embourgeoisement "le métier cesse d’apparaître complètement subalterne et populaire" aux yeux des classes dominantes […] Ida Berger avait analysé les effets de cette évolution sociale comme un éloignement de l’ethos du groupe professionnel des instituteurs d’avec ses valeurs traditionnelles : une évolution perçue, à l’intérieur de la profession, et plus particulièrement dans l’encadrement issu du "système du primaire", comme un trait de dévalorisation (entre autres parce qu’il semble que cet éloignement se traduise par une moindre mobilisation professionnelle, voire par une désimplication professionnelle). » ( 316 )’

La notion de "salaire d’appoint" –que nous avons rencontrée à propos des départs en retraite proportionnelle– est parfois utilisée pour signaler (ou pour stigmatiser) un rapport au métier de certaines femmes qui serait moins prégnant que l’idéal (avec la figure mythique de l’instituteur de la République, militant de son métier). Socialement, la situation de l'institutorat serait plus facilement "satisfaisante" pour une femme, avec l’indice supplémentaire que le métier est acceptable pour une femme appartenant aux classes sociales favorisées (par ses origines familiales et/ou son alliance matrimoniale). Et l’on n’est pas loin de l’image (du cliché ?) de la mère de famille de la bourgeoisie qui est institutrice ou infirmière pour le bien de ses propres enfants, qui est peu affiliée au groupe professionnel et se réfugie souvent dans la cessation d’activité (temporairement lorsque ses enfants sont jeunes ou définitivement par une retraite proportionnelle).

Par opposition, les hommes seraient "naturellement" mal à l’aise, pas à leur place dans un "métier de femme(s)". Sophie Ernst remarquait judicieusement que la seule image publique d’un homme instituteur était donnée dans la série télévisée intitulée « l’instit » qui présentait un cas limite, puisque « l’instit » en question avait été juge (métier plus "masculin"), que c’était à la suite d’une crise existentielle qu’il était devenu « instit », et, de surcroît, qu’il exerçait les fonctions de titulaire mobile, bien loin de l’image conventionnelle du "maître d’école militant de son métier" ( 317 ). Notre enquête nous a permis de noter que le différentiel de salaire et de prestige pouvait être mal vécu par certains hommes, dont le départ de l'institutorat a permis un rapprochement avec le niveau social du métier de la conjointe.

Notes
315.

 GEAY Bertrand, 1991, « Espace social et "coordinations". Le "mouvement" des instituteurs de l'hiver 1987 », Actes de la recherche en sciences sociales N°36 (note 1 page 3)

316.

 PEYRONIE Henri, 1998, Instituteurs : des maîtres aux professeurs d'école, PUF pp.19-20

317.

 ERNST Sophie, 1996, « Le métier d’instituteur : quelles images réalistes pour un héroïsme prosaïque ? "L’instit" de la télévision : l’héroïsme au prix de la dénégation », Étapes de la recherche N°36 INRP