De la mobilité institutionnelle et méritocratique à la fluidité organisationnelle ?

Les évaluations quantifiées présentées dans la section II de ce chapitre indiquent que le taux de départ semble avoir augmenté entre 1978 et 1994. Mais à quels facteurs explicatifs peut-on rattacher cet accroissement de la mobilité professionnelle en cours de carrière ?

L’élévation du niveau de diplôme des enseignants recrutés dans le premier degré constitue une première évolution de l'institutorat, à la fois très marquée et indubitable. Le niveau de diplôme et la certification universitaire semblent jouer un double rôle de motif et de moteur dans la mobilité professionnelle. Le niveau académique constitue tout d’abord un moyen qui peut être mobilisé dans un processus de reconversion professionnelle, à commencer pour l’accès à tous les concours de recrutement qui requièrent un certain niveau de diplôme (en particulier les concours internes de l'Éducation nationale). D’autre part, la possession de diplômes et surtout la fréquentation de l’université avant le recrutement que cela suppose, peuvent constituer un élément de motivation de la mobilité ou, du moins, un facteur incitatif par l’ouverture du champ des possibles que cela représente.

Une seconde évolution de l’institutorat peut être avancée face à cette augmentation de la mobilité, il s’agit de tout ce que l’on peut regrouper sous le terme d’affiliation professionnelle. Même si cet aspect est plus difficilement mesurable objectivement que le précédent, toutes les études portant sur les évolutions de l’institutorat insistent sur l’affaiblissement des processus et des instances de constitution d’un "esprit de corps". Cet "esprit de corps" –voire cet ethos professionnel à la fois prégnant et partagé– pouvait conduire à vivre la position d’instituteur comme un accomplissement socioprofessionnel indépassable et à se comporter comme un “oblat de l’école” ( 318 ).

On peut donc penser que l’élévation du niveau de diplôme et l’affaiblissement des affiliations professionnelles agissent dans le même sens, et que la mobilité professionnelle à partir de l’enseignement primaire est devenue, dans les dernières décennies, à la fois plus envisageable et plus praticable. Pourtant, l’augmentation des flux de départs n’est pas très importante quand on la considère sur le long terme. Cela provient sans aucun doute de ce que d’autres sources de mobilité ont existé dans le passé, et se sont éteintes ensuite. Nous pensons par exemple à la massification du secondaire qui a entraîné d’importants recrutements de PEGC parmi les instituteurs, créant ainsi une forme de mobilité structurelle à la fois durable et importante ( 319 ). De nombreux éléments de notre enquête empirique (comme la pyramide des âges au moment du départ présentée dans la section II) nous ont permis de retrouver latrace d’anciennes pratiques de mobilité institutionnelle,comme les "départs précoces" organisés par l'École normale.

Les différentes mutations du profil sociologique des enseignants du premier degré nous permettent de poser plusieurs hypothèses sur les évolutions probables de la mobilité professionnelle en cours de carrière issue de l'institutorat. En ce qui concerne le taux de départ, on peut penser à une stabilisation du volume de la mobilité. Bien entendu, la fin de l'École normale et des formes de gestion de l'institutorat qui lui étaient associées ont marqué le tarissement des "continuations d’études" et des autres formes spécifiques de mobilité. Mais on peut penser que le tarissement de la mobilité institutionnelle sera sans doute compensé par de nouvelles formes de mobilité rendues possibles par la fin de la “clôture du primaire”. Car si la sécurité de l’emploi demeure un attrait indéniable pour les nouveaux entrants, en revanche, la fixité de l’emploi "à vie" dans un univers professionnel étanche constitue plutôt un repoussoir :

‘« …les sujétions du métier, dont on change difficilement, sont également avancées comme raison de refus : une personne sur quatre, parmi celles qui n’envisagent pas l’enseignement, le ferait plus volontiers si ce n’était pas un métier unique, pour la vie en quelque sorte. On est conduit à penser qu’un des moyens de recruter des enseignants n’est peut-être pas tant, paradoxalement, d’ouvrir les portes d’entrée que d’ouvrir les portes de sortie. » ( 320 ). ’

Ainsi, l’ouverture de nouveaux débouchés et l’instauration d’une meilleure visibilité des opportunités de diversification interne des carrières constituent sans nul doute des attraits renouvelés de l’enseignement du premier degré.

Par ailleurs, la “dégradation des conditions d’exercice du métier d’enseignant” est souvent invoquée pour postuler une augmentation des départs en cours de carrière. Mais l’ampleur de cette évolution négative et son influence sur le taux de départ sont bien difficiles à mesurer. De plus cet aspect semble conduire plus souvent à mettre en œuvre des “stratégies de survie” ( 321 ) que des ré-orientations de carrière, comme nous l’avons dans la section II.

En ce qui concerne les formes et les modalités de la mobilité professionnelle en cours de carrière, on peut soutenir l’hypothèse qu’elles vont connaître de nombreuses et substantielles transformations. Tout d’abord, nous pensons qu’à la mobilité structurelle vers l’enseignement secondaire des décennies passées va se substituer de plus en plus une nouvelle forme faite de départs individuels de professeurs d'école vers le collège après un début de carrière dans le premier degré. La généralisation des CAPES internes, l’harmonisation du niveau de diplôme de recrutement rendent possibles ces départs individuels. De plus, de nombreux éléments institutionnels indiquent qu’une homogénéisation de "l’école moyenne" est en marche : de nombreux rapports ministériels, l’harmonisation européenne de la fin de la scolarité obligatoire, l’argumentaire du “débat national sur l’école” impulsé par l'Éducation nationale en décembre 2003, tout cela vise à assouplir le fonctionnement du système éducatif français en supprimant la clôture du primaire et en faisant du collège autre chose qu’un "petit lycée". Ensuite, il est vraisemblable que les années qui viennent verront un accroissement des départs individuels après une période plus longue vers des postes à responsabilité de "second rang" dans l'Éducation nationale, chef d’établissement et inspecteur notamment.

Tout porte à penser que les filières internes de l'institutorat vont connaître des modifications importantes induites par les évolutions en cours dans le système scolaire en général et au sein de l’école primaire en particulier. Les débouchés spécifiques liés à l’histoire de l’école sont amenés à régresser fortement voire à disparaître complètement, particulièrement dans les associations complémentaires de l’École et les mutuelles enseignantes. L’affaiblissement de la « forteresse enseignante » et la "professionnalisation" des associations risquent fort de faire disparaître les postes de détachés et de mis à disposition. De même, l’évolution des IUFM pourrait conduire à perdre la trace de toutes les positions héritées des Écoles normales, à commencer par le détachement (en bibliothèque ou service audio-visuel) mais sans doute aussi des postes de maître formateur (pour le moins le statut d’IMF). À l’inverse, nous pensons que certains débouchés internes vont connaître une forme accrue de "professionnalisation" et d’autonomisation de certaines positions, comme la direction d’école ou les postes de psychologue scolaire et de coordonnateur de REP.

En ce qui concerne les mobilités de genre, c'est-à-dire les fluctuations de la mobilité professionnelle en cours de carrière selon le genre, nous pensons pouvoir affirmer que la prédominance masculine va s’affaiblir. Nous avons vu que, dans un état antérieur du système éducatif, la parité statutaire des concours de recrutement était battue en brèche par la voie d’accès direct (massivement féminine) et les départs en cours de carrière (massivement masculins). Sans sombrer dans un fonctionnalisme étroit, nous pensons que la mobilité professionnelle en cours de carrière a longtemps permis à certains instituteurs de rejoindre un métier moins marqué socialement que l'institutorat. Depuis que les recrutements de professeurs d'école sont massivement féminins, le métier est moins souvent occupé qu’auparavant par des "instituteurs malgré eux", candidats tout désignés pour la mobilité professionnelle en cours de carrière. Bien entendu, l’affaiblissement de cette source spécifique de divergence ne doit pas occulter toutes les formes de disparités selon le genre dans les déroulements de carrière et la promotion que l’on observe au sein de tous les groupes professionnels.

Notes
318.

 CHARLES Frédéric, 1988, Instituteurs, un coup au moral !, Ramsay

319.

 cf. chapitre six à propos de la mobilité catégorielle vers l’enseignement secondaire

320.

 COLLONGES G. & POULETTE C., 1992, « Devenir enseignant ? Représentation d’un métier et modalités de la préférence professionnelle », Revue du CRE N°5 (p.56, c’est nous qui soulignons)

321.

WOODS Peter, 1977, « Les stratégies de survie des enseignants », in FORQUIN Jean-Claude, 1997, Les sociologues de l'éducation américains et britanniques, De Boeck (première édition : « Teaching for Survival » in WOODS P. & HAMMERSLEY M., 1977, School Experience, Croom Helm)