Tu parles de perles.
Mais les perles ne font pas de collier.
C’est le fil.
Flaubert, Lettre à Louise Colet
Face à ce que nous avions désigné en introduction comme “une tache blanche sur la carte”, notre travail aura d’abord permis de dresser un état du champ, en apportant de nombreux éléments de structuration et de quantification de notre objet empirique. Le taux de mobilité fluctue fortement selon la définition opératoire que l’on adopte et se montre dépendant d’effets de contexte (en particulier selon les périodes et selon le genre). Mais, malgré ces fluctuations de délimitation et de contexte, notre étude montre que la mobilité professionnelle en cours de carrière n’est pas un épiphénomène pour l’enseignement du premier degré, puisque près d’une personne sur deux “quitte la classe” d’une manière ou d’une autre durant sa carrière (selon une définition extensive), et que près d’une personne sur quatre change complètement de profession. Ces grandes tendances quantifiées seraient dénaturées si l’on omettait de rappeler que la mobilité professionnelle en cours de carrière diverge fortement selon le genre. En effet, la proportion de femmes s’inverse entre les membres du métier de départ et ceux qui le quittent en cours de carrière : alors que les femmes constituent plus des trois quarts des enseignants en poste dans le premier degré, elles ne représentent qu’un quart des “bifurcateurs”.
Parmi les caractéristiques que nous avons pu dégager de notre objet, certaines s’insèrent complètement dans la toile de fond que constituent les grandes tendances de la mobilité socioprofessionnelle en France. Nous pensons par exemple à l’opposition classique entre mobilité professionnelle externe et interne, c'est-à-dire avec ou sans changement d’employeur ( 322 ).
Le taux de départ important et la prédominance de la mobilité interne des enseignants du premier degré se retrouvent à un niveau plus étendu, à condition toutefois de comparer la situation des instituteurs, non pas à l’ensemble des actifs mais à des groupes professionnels comparables :
‘« Moins ouverts à la mobilité externe, les grands groupes ont des marchés internes dynamiques : ces aires de mobilité protégées attirent les salariés en leur offrant sécurité de l’emploi et perspectives de carrière. Dans la fonction publique, bien que la mobilité externe soit faible, l’absence de mobilité tient plus du mythe que de la réalité : chaque année, un salarié de l’État et des collectivités locales sur dix quitte l’établissement dans lequel il était employé un an auparavant ; dans les deux tiers des cas, cette mobilité s’effectue vers un autre établissement de la fonction publique. » (AmossÉ op. cit. p.1)’Ainsi –loin de certaines images convenues d’une école “bloquée”, n’offrant aucune possibilité d’évolution professionnelle– nous avons pu établir (dans les chapitres cinq et six en particulier) la diversité et l’ampleur des débouchés professionnels de l’enseignement du premier degré dans le « marché interne dynamique » et les « aires de mobilité protégées » de l'Éducation nationale. En établissant l’importance numérique de la mobilité professionnelle –interne ou externe–, notre étude concourt à mettre à distance les évidences sociales sur l’enseignement du premier degré et l’image d’un métier marqué par l’emploi à vie, voire la fixité de l’emploi occupé tout au long de la vie active.
En ce qui concerne les destinations de mobilité externe, un des apports contre-intuitifs de notre recherche est de montrer que les enseignants du premier degré se comportent comme s’ils étaient à la fois très attachés à l'Éducation nationale et très peu liés à la fonction publique. En effet, si les forces centripètes sont très fortes au sein de l'Éducation nationale –puisque les changements internes de postes de travail ou de profession concernent une part dominante des parcours professionnels qui nous occupent– en revanche, la fonction publique ne constitue pas un réel pôle d’attraction pour les enseignants du premier degré quittant la classe. Comme le disait un humoriste, « passées les bornes, y’a plus de limites » et les destinations professionnelles extérieures à l'Éducation nationale ne sont cantonnées ni dans la fonction publique, ni même dans le salariat ( 323 ).
Certes, nous avons pu retrouver la trace d’anciens instituteurs devenus inspecteur de Jeunesse et Sports, directeur d’hôpital, attaché de la fonction publique territoriale ou (sous) préfet. Mais ces mouvements de mobilité vers la fonction publique restent sans commune mesure avec la situation dans l'Éducation nationale (où, par exemple, près du quart des chefs d’établissements scolaires du secondaire ont débuté leur carrière comme instituteur) et, surtout, ils restent moins fréquents que les parcours professionnels conduisant vers le secteur de l’emploi privé, y compris le travail indépendant. Contre toute attente –au vu de ce que l’on croyait savoir des instituteurs–, les différentes formes du travail indépendant (commerçant, artisan, artiste indépendant…) représentent une part non négligeable des parcours de mobilité externe observés, dans une proportion proche de celle qui est relevée parmi l’ensemble des actifs. Ainsi, « l’espace des possibles » ouvert aux enseignants du premier degré quittant la classe est à la fois plus vaste et plus diversifié qu’on aurait pu le croire de prime abord. Cet espace est fortement marqué par deux points de rupture, deux lignes de démarcation qui structurent les itinéraires de mobilité professionnelle : “quitter la classe” et “quitter l'Éducation nationale”.
Conséquente, la mobilité professionnelle en cours de carrière l’est donc d’abord par son volume et par son étendue, mais elle l’est aussi par ses implications pour le groupe professionnel d’origine. C’est à ce second aspect que sera consacrée la section qui suit.
« La mobilité interne correspond aux salariés qui ont quitté leur établissement (changement d’adresse) sans changer d’employeur (absence de changement de nom ou de raison sociale) ; la mobilité externe correspond aux salariés qui ont quitté leur employeur (changement d’adresse, et de nom ou de raison sociale). À la date d’enquête, ils peuvent être en emploi (mobilité externe, emploi-emploi) ou au chômage (mobilité externe, emploi-chômage). » AmossÉ Thomas, 2003, « Interne ou externe, deux visages de la mobilité professionnelle », INSEE PREMIÈRE N° 921 p.4
On peut se reporter à ce sujet au chapitre deux et à la liste donnée en annexes qui indique les positions professionnelles relevées dans l’enquête par questionnaire.