Choisir et être choisi : modalités et registres de la mobilité

Les parcours professionnels –en particulier leurs moments de choix et leurs éventuelles bifurcations– s’inscrivent dans un contexte qui les conditionne fortement. Au-delà des constantes évolutions de ce contexte au fil des époques, nous avons relevé, par de nombreuses voies, une tension entre deux modes de fonctionnement du champ qui module l’ouverture et la fermeture de l’espace des possibles professionnels ouvert aux instituteurs.

Le pôle de la fermeture renvoie au fonctionnement institutionnel marqué par la logique “bureaucratique-légale” (au sens de Max Weber) qui tend à réduire la part de l’implicite pour contrecarrer l’arbitraire des personnes. Dans le “micro-monde social” de l’enseignement du premier degré et, plus largement, dans l'Éducation nationale, nous avons relevé, dans la réglementation officielle, tout un appareillage de statuts, de règles administratives et de concours de recrutement qui visent tous à verrouiller le fonctionnement du marché interne du travail, par la réduction des marges de liberté des acteurs et le contrôle strict des leviers locaux d’initiative.

En concurrence à ce modèle institutionnel réglementant la fermeture du champ, de nombreux processus sociaux concourent à son ouverture par l’assouplissement des règles formelles et par le recours au "jeu" –au sens mécanique du terme– organisationnel. Nous avons observé à de nombreuses reprises l’application de règles séculaires relevant d’une sorte de droit coutumier (en particulier dans le traitement des marges et des exceptions), ainsi que la mise en place de toute une gamme d’opportunités institutionnelles. Ces dernières peuvent prendre la forme de “moyens départementaux”, qui sont affectés par le niveau départemental de l’institution à des “activités connexes” et à des secteurs émergents (comme les coordinateurs des réseaux d’éducation prioritaire ou les “personnes ressources” en informatique et en langues vivantes).

Les opportunités institutionnelles peuvent également correspondre à des processus plus massifs et plus systématiques, qui nous ont conduit à définir la “mobilité institutionnelle” comme une forme de mobilité professionnelle impulsée et organisée par l’institution. Nous avons montré au chapitre six que cette mobilité institutionnelle correspondait soit à des formes classiques de “mobilité structurelle” (comme les recrutements d’enseignants de collège parmi les enseignants du premier degré durant « l’explosion scolaire ») conformes aux tendances générales du marché du travail, soit à des formes de promotion plus spécifiques à l'institutorat, dans la plus pure tradition de la “méritocratie scolaire” (comme les continuations d’études offertes par l'École normale à certains élèves-maîtres, et les formations en cours de carrière dans le domaine audio-visuel ou informatique).

En plus de ces processus institutionnels, le pôle de l’ouverture des modes de fonctionnement comporte un volet orienté vers l’accroissement des marges de liberté, à l’initiative des acteurs eux-mêmes. Nous avons constaté à plusieurs reprises que les acteurs créent de la différence, de la “distinction”, là où l’organisation officielle n’en met pas. Cette logique de la hiérarchisation symbolique s’incarne dans les pratiques des acteurs sociaux qui, par leurs réactions, par leurs goûts et dégoûts, œuvrent à la complexification du champ professionnel. Le chapitre cinq, par exemple, nous a permis d’examiner ces processus de complexification, en particulier à travers la segmentation interne du groupe professionnel (dans les registres de la formation interne, de la spécialisation et de la représentation), et l’émergence de sous-groupes en voie de “professionnalisation” (comme les conseillers pédagogiques de circonscription ou les psychologues scolaires).

Ainsi, l’image d’un système éducatif français figé –et comme corseté par des règles rigides enfermant les individus dans la routine professionnelle– est largement battue en brèche par les éléments du fonctionnement réel que nous avons pu relever. Les nombreuses modalités de bifurcation professionnelle ne représentent pas seulement des opportunités d’évolution ouvertes aux enseignants du premier degré, mais constituent également une des clauses indispensables au bon fonctionnement du système. En quelque sorte, on peut dire que la mobilité professionnelle en cours de carrière est non seulement possible mais de surcroît nécessaire, puisqu’elle permet à l’école d’évoluer et de s’adapter.

La dialectique choisir / être choisi –que l’on voit à l’œuvre par exemple dans les liens qui se tissent entre le choix initial du recrutement et le choix second du départ– constitue un des schèmes de compréhension majeurs de notre étude. Mais, tout au long de notre présentation, nous avons presque toujours employé le terme de "choix" entre guillemets, tant sont nombreux les éléments montrant que les processus de cheminement professionnel ne sauraient sans dommage être réduits à une analyse en termes de "choix" –explicite et raisonné– opéré par un “acteur rationnel”. Le chapitre huit nous a permis d’explorer les “mobiles des [instituteurs] mobiles” et d’examiner “ce qui les pousse et ce qui les tire” à quitter la classe, voire la profession et l'Éducation nationale. Sans entrer à nouveau dans le détail des “causes et des raisons” des départs, relevons quelques traits essentiels des modalités de départ et des “motifs et moteurs” de mobilité professionnelle en cours de carrière.

Malgré nos préventions à l’encontre d’une analyse en termes de “choix rationnel”, force est de constater que les parcours professionnels qui nous occupent relèvent le plus souvent de la “mobilité choisie”, si l’on prend cette expression au sens restreint que lui attribuent les sociologues et les économistes. Au sens restrictif, la “mobilité choisie” désigne les évolutions professionnelles qui ne sont pas imposées directement par l’employeur ou par des contraintes du marché du travail, mais s’opèrent à l’initiative du travailleur. La “mobilité choisie” est centrale dans notre objet, puisqu’elle y représente près de neuf cas sur dix, alors qu’elle reste très marginale au niveau global, puisqu’elle semble concerner moins d’un cas sur dix au niveau global du marché du travail ( 324 ). On doit, bien entendu, relier en premier lieu la prédominance de la “mobilité choisie” aux caractéristiques du métier de départ, qui ne subit ni la flexibilité de l’emploi ni la précarisation du travail, dont l’accroissement est en revanche marquant au niveau global.

Mais, au-delà de ces effets de contexte, la prégnance des départs volontaires doit être replacée dans l’opposition que nous avons établie entre les motifs de départ et les ressources internes ou externes que l’on peut mobiliser pour partir. Cela amène à invalider largement l’hypothèse explicative fondée sur le “burn-out”, puisque nous avons vu que les difficultés professionnelles conduisent plus souvent à adopter des “stratégies de survie” en restant en poste, qu’à entreprendre une démarche de réorientation professionnelle. Et, finalement, les parcours de mobilité que nous avons étudiés ne sont pas tant le fait des enseignants qui avaient "le plus envie" de partir (ou le plus besoin), que de ceux qui disposaient des ressources et ont bénéficié des opportunités leur permettant d’infléchir leur parcours professionnel.

Au titre des explications "évidentes" que notre travail permet d’invalider, on peut également noter, dans un autre registre, le faible impact de la “contre-mobilité sociale” stricto sensu sur les parcours de mobilité. Les données construites par notre recherche montrent qu’il n’existe pas de lien univoque entre les origines sociales et le devenir professionnel, et qu’il convient de se défier des explications mécanistes de la mobilité. D’une manière plus générale, l’étude des trajectoires socioprofessionnelles et la construction des “classes typiques de trajectoires sociales” nous ont permis de préciser la position de l'institutorat dans l’espace social, selon une approche dynamique. Classiquement, la position sociale d’un groupe professionnel peut être définie à travers les caractéristiques sociales de ceux qui le rejoignent, comme l’ont fait de nombreuses recherches consacrées aux instituteurs. Notre étude a élargi le prisme d’analyse, en caractérisant –en amont et en aval du métier– les trajectoires socioprofessionnelles de ceux qui le quittent en cours de carrière.

Notes
324.

« Tout ceci suggère que, sur le marché du travail, la part de la mobilité involontaire est forte : les démissions ne concernent que 7% des taux de sortie. » COUTROT Laurence & DUBAR Claude (eds) CEREQ, 1992, Cheminements professionnels et mobilités sociales, La Documentation française (p.11)