Du mythe des origines aux rhétoriques professionnelles

L’institutorat est souvent présenté en référence à sa constitution historique, à travers des bribes de récits des "grands anciens" et autour du thème de la “proximité distante” avec les classes sociales populaires (au sens de Francine Muel-Dreyfus). Issus du peuple et le comprenant, les instituteurs seraient initiés partiellement à la “grande culture” pour assumer une mission éducative et sociale. Cette posture impose de s’appliquer à soi-même une sorte de modestie sociale, pour reporter les ambitions sociales sur les élèves (et sur ses propres enfants, suivant ainsi l’image partagée de la réussite sociale légitime qui impose de ne pas brûler les étapes, et d’en rester à un changement par génération). Dans cette “configuration sociale et culturelle”, seule la mobilité sociale intergénérationnelle apparaît comme légitime et l’école « libératrice » instaure la mobilité sociale… pour les élèves uniquement, puisque les maîtres ont déjà pris leur part en accédant à l'institutorat. Cette sorte d’hagiographie des maîtres "humbles et fiers de l’être" participe d’une image du métier d’instituteur, faite d’oblation et de désintéressement. Elle semble très largement partagée dans le monde social. Et pourtant…

Sans remettre en cause les travaux historiques portant sur l’émergence du métier d’instituteur au début du vingtième siècle, notre étude contredit de multiples manières les évidences sociales fondées sur une sorte de survivance du mythe des origines. Premièrement, nous avons pu caractériser la "mobilité institutionnelle" à partir des multiples formes de promotion et de "sortie par le haut" impulsées et organisées par l’École pour ses maîtres, dont notre étude montre le caractère ancien et relativement massif. Deuxièmement, nous avons établi que le recrutement initial est souvent marqué par les contraintes externes, et par ce que nous avons nommé "le choix de la raison". Troisièmement, la mobilité professionnelle en cours de carrière est rarement imposée, mais relève plutôt de la “mobilité choisie”, selon une logique d’action dans laquelle le départ en cours de carrière est souvent préparé par des évolutions graduelles, voire inscrit dans une stratégie explicite.

Mais peut-on dire pour autant que l’on se trouve simplement confronté à une illusion faisant écran au travail d’objectivation et que l’étude permettrait de démentir ? Nous ne le pensons pas, car –plutôt qu’une erreur à extirper (ou un idéal à préserver…)– les figures convenues de l'institutorat constituent une construction sociale, comme l’indique Bertrand Geay :

‘« […] les façons de penser et de décrire les instituteurs alternent souvent entre l’ironie et la célébration. Elles semblent, pour l’observateur soucieux d’étudier ce que sont et ce que pensent les membres du groupe, faire obstacle à une analyse rationnelle. Mais à y bien réfléchir, peut-on reconstituer les processus de construction de l’identité professionnelle sans intégrer ces représentations et les principes de classification auxquels elles se réfèrent ? Objet de luttes symboliques à l’intérieur de la profession et dans la société dans son ensemble, opérateurs de classement constamment réinterprétés par les protagonistes de ces luttes, les images sociales de l’École primaire et de ses maîtres sont la première forme sous laquelle nous apparaît le travail de définition du groupe. » ( 325 )’

On perçoit ainsi comment notre étude de la mobilité professionnelle en cours de carrière peut éclairer “le travail de définition du groupe”, qui s’opère à travers des “rhétoriques professionnelles” (au sens de Pierre Tripier) concourant à imposer l’évidence d’un métier "à vocation". En effet, analyser les évolutions de carrière et les bifurcations volontaires, en cherchant à étudier l'institutorat comme un métier parmi d’autres, revient à "transgresser le tabou" de la vocation. Le consensus social, construit par les rhétoriques professionnelles, se trouve en porte-à-faux avec les éléments observables que nous avons analysés. On comprend mieux à présent pourquoi, dans l’introduction, nous avions rattaché l’objet de notre recherche à une “question inconvenante” :

‘« Ces caractéristiques et prétentions collectives de chaque profession requièrent une étroite solidarité entre leurs membres, qui doivent former dans une certaine mesure un groupe à part avec une éthique particulière. Ce qui implique en retour un engagement profond, à vie, dans la profession. Celui qui l'abandonne après avoir reçu une formation complète, obtenu le droit d'exercer et subi une initiation, devient une sorte de renégat aux yeux de ses pairs ; et même aux yeux des profanes, dans le cas du prêtre. II faut un rite de passage pour entrer dans la profession, et un autre pour s'en échapper. Celui qui file à l'anglaise semble porter préjudice à la profession et à ses anciens collègues. Bien sûr, tous les métiers désignés comme des professions établies ne présentent pas ces caractéristiques au même degré ; mais ils engendrent ce fascinant syndrome professionnel que nous connaissons. » ( 326 )’

Ainsi, l’une des conclusions les plus inattendues de notre travail réside sans doute dans le fait de montrer que l'institutorat peut être rapproché des “professions établies”, dans un registre particulier toutefois. Bien qu’il ne remplisse pas la plupart des critères canoniques définissant les professions établies, l'institutorat présente cette capacité d’imposer une image sociale de lui-même à la fois flatteuse et peu conforme aux éléments objectivement observables, que l’analyse interactionniste attribue aux professions établies. Ce travail d’entretien de l’image sociale du métier est opéré par le groupe professionnel au prix d’un large déni de réalité –du moins par l’occultation de l’expérience sociale d’un nombre important de ses membres–. Ainsi, la mobilité en cours de carrière ne représente pas seulement une composante significative du métier d’origine, mais constitue de surcroît un analyseur permettant de renouveler les cadres de compréhension de l'institutorat.

Notes
325.

GEAY Bertrand, 1999, Profession : instituteurs. Mémoire politique et action syndicale, Seuil, p.9

326.

HUGHES Everett C., 1996, Le regard sociologique, Editions de l'EHESS (1ère édition : “The Sociological Eye”, 1971) p.110