Alors, que deviennent-ils ?

Cette question sur le devenir professionnel des instituteurs quittant la classe est souvent la première réaction suscitée par l’intitulé de notre travail. Elle correspond également à ce qui a orienté le début de notre recherche. Mais nous avons mesuré les limites de la tentation première de dresser l’inventaire exhaustif des positions professionnelles atteintes, voire d’établir l’annuaire ou le Bottin mondain des anciens. Certes, il est plaisant d’égrener un inventaire à la Prévert : quatre ministres et trois viticulteurs, deux comptables et un vidéaste, trois croupiers de casino et dix-sept intermittents du spectacle, un pilote d’avion de ligne et deux patrons de bar, une animatrice d’émissions télévisées "divertissantes" et tout un aréopage de doctes professeurs des universités, une religieuse en mission en Afrique et un restaurateur détenu en maison d’arrêt pour escroquerie… ( 327 )

Mais, finalement, notre travail livre sans doute plus de choses sur le métier d’origine que sur ceux qui le quittent avant le terme prévu ou sur leurs nouveaux métiers. Cela correspond à ce que nous avons présenté en introduction comme la première articulation de notre problématique entre le particulier et le général, c'est-à-dire entre la mobilité en cours de carrière et le métier de départ. Notre analyse a montré que le métier d’origine ne devait pas être réduit à un contexte, à une sorte de toile de fond de notre objet empirique, mais constituait l’objet sociologique central de notre recherche. Pourtant, si cette centration plutôt sur le métier d’origine que sur les destinations professionnelles nous a permis d’étudier l'institutorat sous un jour nouveau, cela ne nous a pas laissé la latitude de détailler complètement les débouchés, et en particulier les plus distants. Notre travail pourrait donc être complété par une étude portant spécifiquement sur les mobilités externes, même si l’on peut penser que ce complément correspond plus à une curiosité empirique qu’à un intérêt sociologique.

Nos préoccupations se sont éloignées de cette question de départ, également parce que nous avons étudié l’enchaînement des phases et les processus d’évolution, sans en rester au catalogue des positions professionnelles atteintes. En quelque sorte, nous avons travaillé à préciser la dynamique du champ plutôt que sa statique. Cela nous a conduit à prendre en compte les parcours individuels de mobilité, selon la seconde articulation de notre problématique entre le singulier et le collectif, et particulièrement les liens entre les trajectoires objectives et les cheminements subjectifs. Travailler à comprendre le fonctionnement de notre objet, dans ses rouages intimes, et chercher les ressorts de ce fonctionnement conduit à constater que l’identité professionnelle ou sociale ne peut se réduire à une position (celle d’où l’on vient, pas plus que celle à laquelle on accède). Un individu n’est pas réductible à une position, il constitue un processus, et doit être étudié comme tel :

‘« L’homme est lui-même un processus. Cela fait partie, certes, de ses expériences les plus élémentaires, mais, dans la réflexion, cette réalité se trouve habituellement réprimée par une tendance extrêmement forte à tout réduire à des états statiques. On dit peut-être que l’homme parcourt un processus comme on dit que le vent souffle, bien que le fait de souffler soit le vent lui-même. Ainsi, l’usage linguistique regimbe quelque peu en nous devant cette proposition : l’homme est un processus. Mais cette énonciation aide peut-être à faire avancer notre capacité à imaginer. » ( 328 )’

Nous avons approché cette dynamique sociale à travers l’articulation de constructions biographiques avec des processus institutionnels ou sociaux. Pour cela, nous avons cherché à tirer parti de l’expérience individuelle des acteurs et de la “connaissance indigène”, tout en les mettant à distance par une démarche raisonnée et outillée. Nous avons orienté notre travail afin de prendre au sérieux le point de vue des acteurs, mais sans le prendre au pied de la lettre ni l’adopter aveuglément, afin de ne pas « chercher les principes explicatifs des réalités observées là où ils ne sont pas (pas tous en tout cas), c’est-à-dire au lieu même de l’observation », selon la formulation de Pierre Bourdieu ( 329 ).

Nous avons travaillé à l’articulation des itinéraires objectifs et des cheminements subjectifs par une approche longitudinale et rétrospective. L’approche longitudinale nous a permis de mettre à distance l’essentialisme, en restant attentif aux processus d’évolution individuelle et aux dynamiques sociales. L’approche rétrospective –imposée par les caractéristiques de notre objet empirique– expose à des limitations et à des biais de reconstruction liés à “l’illusion biographique”. Pourtant, nous pensons avoir illustré à de nombreuses reprises l’intérêt de cette démarche et la pertinence du regard rétrospectif, porté sur le groupe professionnel et le parcours professionnel, dans l’après-coup du départ.

L'enquête nous a permis de rencontrer des enseignants du premier degré ayant quitté le métier en cours de carrière –depuis longtemps pour certains– qui portent un regard extérieur sur l'institutorat, mais qui l'ont connu de l'intérieur, selon une expérience sensible. Cette posture réflexive profitant du recul –rendue possible par la vision distanciée d’une expérience marquante– a constitué un apport significatif pour notre recherche. Cela va à l’encontre d’une recherche de "l’authenticité" qui pousse à s’intéresser au point de vue des acteurs directement concernés, alors que ce type de témoins est souvent pris par l’urgence des situations et reste sous le coup des affects. Ainsi, par exemple, il nous semble pertinent de ne pas en rester à la façon dont les nouveaux enseignants ont vécu leur recrutement dans l’instant, en s’intéressant à l’analyse qu’en font ceux qui ont quitté le métier. À "l’authenticité" des témoins directs, nous avons préféré “l’émancipation” des bifurcateurs, suivant en cela Everett Hughes qui caractérisait ainsi l’attitude de certains de ses “étudiants avancés” issus de groupes ethniques minoritaires –qui, tout en restant fiers de leurs origines, avaient su s’en détacher pour les étudier de manière très judicieuse– : « L’émancipation est un mélange subtil entre le détachement et l’implication. » ( 330 ).

Notes
327.

Liste à compléter ad libitum avec à peu près tous les métiers connus, à l’exception –à notre connaissance– de tueur à gage et d’astronaute.

328.

ELIAS Norbert, 1993, Engagement et distanciation, Fayard, (p.73, souligné par l’auteur)

329.

Pour une discussion plus détaillée de notre démarche ainsi que la présentation des conditions d’élaboration du corpus et de son exploitation, on peut se reporter à l’annexe méthodologique “Enquête par entretiens. II. Tirer parti d’un récit biographique, sans en occulter les limites”.

330.

Hughes Everett C., 1996, Le regard sociologique, Editions de l'EHESS (1ère édition : “The Sociological Eye”, 1971) p.126