Perspectives d’ouverture et de généralisation

Pour fertile qu’elle soit, cette articulation entre le singulier et le collectif n’a rien d’une panacée, et nous avons pu en mesurer les difficultés de mise en œuvre. Nous avons bien conscience du caractère lacunaire de notre travail sur ce plan, qui demeure pour nous un axe de recherche à approfondir. Dans la même logique que ce point de résistance épistémologique, notre étude nous a permis de relever des pistes de travail à poursuivre. D’une part, plusieurs ouvertures empiriques sont envisageables pour compléter nos investigations, et, d’autre part, certains de nos axes d’analyse peuvent motiver une démarche de "dé-contextualisation".

En ce qui concerne les ouvertures empiriques de notre étude, nous pensons en premier lieu à l’instituteur en poste dans une classe primaire, qui a constitué dans notre recherche une sorte de figure de l’Arlésienne de Bizet (dont tout le monde parle mais que l’on ne voit jamais). Bien des apports sur les instituteurs "mobiles" se réfèrent implicitement aux "immobiles", qui correspondent dans notre étude à une présence en creux et à une ombre portée (puisque, comme l’indiquait Gaston Bachelard, chaque nouvelle lumière projette son ombre). Notre travail appelle un complément d’enquête à ce sujet, et, à l’issue de ce "périple au pays des bifurcateurs", de nombreuses questions émergent sur les enseignants achevant leur carrière en "position standard" : pourquoi et dans quelles conditions sont-ils restés jusqu’au terme ? ont-ils ressenti le désir de partir à certaines périodes ? ont-ils eu l’opportunité de le faire à certaines occasions ?… Il nous semble y avoir là matière à étudier l’enseignement du premier degré dans une perspective peu explorée.

Dans le même ordre d’idée, mais de manière symétrique, il nous semble loisible de s’intéresser à présent aux parcours professionnels de ceux que l’on pourrait désigner comme les "bifurcateurs en amont", c'est-à-dire les professeurs d'école pour lesquels l’enseignement du premier degré constitue une seconde carrière. Certes, nous avions exclu au chapitre premier ce type de mobilité professionnelle de nos objectifs de recherche, en signalant son hétérogénéité. Mais, puisque nous disposons désormais d’un premier état du champ, il devient possible d’explorer cette piste sans doute complémentaire.

Au sein de notre population d’enquête, rares sont les personnes ayant exercé un autre métier avant leur recrutement dans l'institutorat, mais tout suggère que, dans ce cas, l’expérience professionnelle préalable et la première mobilité aient joué un rôle facilitant. De manière plus probante, nous avons constaté que la mobilité professionnelle se réduisait rarement à un unique changement, faisant passer de la classe à une destination professionnelle. Pour la grande majorité des répondants, la mobilité prend la forme d’un parcours de mobilité enchaînant plusieurs positions professionnelles. Ainsi, tout se passe comme si, une fois passé le premier Rubicon (c'est-à-dire lorsque l’on a quitté la classe), la mobilité professionnelle apparaissait d’autant plus envisageable qu’elle avait déjà été pratiquée. Un des répondants condense cela dans une formule : « après, les dents me sont poussées ».

Or, les accès à l’enseignement du premier degré durant la dernière décennie sont fortement marqués par l’expérience professionnelle préalable d’un nombre important de néo-entrants. Arrivent dans le métier, grâce aux nouvelles modalités de recrutement, des personnes ayant exercé des professions tout à fait différentes, qui veulent bien "être instit" et s’engagent sans ambiguïté dans une pratique professionnelle qu’elles assument, mais qui semblent fermement décidées, dès l’abord, à "ne pas faire ça toute leur vie". Pour elles, considérer l'institutorat comme “un métier parmi d’autres” ne relève pas d’une clause méthodologique, mais constitue tout simplement un élément concret de leur expérience sociale. Il serait donc instructif de vérifier si l’un des éléments "importés" dans l’enseignement du premier degré par les néo-entrants ne serait pas de nouvelles “manières d’être au métier” fort éloignées de l’image d’un "métier à vocation", car déjà constituées en rupture avec le modèle –en voie de disparition dans le marché du travail global– du métier unique exercé durant toute la vie active.

Par ailleurs, notre travail permet d’envisager des prolongements de certains axes d’analyse mobilisés sur un objet de recherche circonstancié. Un travail de généralisation devrait permettre de mesurer comment se traduisent dans d’autres champs professionnels les processus analysés pour les parcours professionnels issus de l'institutorat. Nous formons l’hypothèse que, même si certains traits de fonctionnement sont spécifiques du “micro-monde social” du premier degré, d’autres sont observables dans des contextes hétérogènes et peuvent être "dé-contextualisés" pour servir à élaborer des “théories à moyenne portée” (au sens de Robert Merton) de la mobilité professionnelle. Nous pensons en particulier aux processus, tant individuels que collectifs, qui tendent à complexifier l'institutorat, par l’émergence de “filières internes” ou de “débouchés de second rang”, et par la “segmentation interne” du groupe professionnel, c'est-à-dire l’autonomisation progressive de registres d’activité complémentaires de l’activité centrale (comme la formation interne, la spécialisation et la représentation).