Enquête par entretiens

I. L’analyse d’un récit d’itinéraire professionnel

Transcriptions : reproduire, produire, ou transposer ?

Le lecteur pouvant légitimement s’interroger sur les modes de correspondance entre la production orale du narrateur et le texte utilisé dans les analyses, nous allons décrire les procédures utilisées pour passer de l’enregistrement sonore d’un entretien à un texte qui en soit "une transcription". En pratique, la communication des transpositions écrites d’entretiens dans un compte rendu de recherche se trouve confrontée à deux séries de contraintes antagonistes : la première met en balance l’exhaustivité des matériaux avec l’anonymat de l’informateur, la seconde oppose "l’authenticité" du matériau fourni à la lisibilité du texte reproduit dans le compte rendu de recherche. D’aucuns, voyant dans ces contraintes un « double lien » irréductible, tranchent d’une manière radicale en livrant la transcription "intégrale" –sensée respecter "l’authenticité" des témoignages– ou, à l’opposé, en produisant un texte probant –sensé respecter les critères de lisibilité et reprendre les éléments "pertinents"– (à l’aune des choix du chercheur). Un premier arbitrage doit donc être fait entre, d’une part, l’impératif méthodologique de fournir au lecteur les matériaux utilisés par l’analyse pour lui permettre de la reprendre et d’en mesurer la validité ; et, d’autre part, l’obligation déontologique de respecter l’anonymat des personnes qui ont participé à l’enquête en évitant de livrer des éléments permettant l’identification.

Pour prendre en compte la première contrainte d’ordre méthodologique, nous avons choisi de fournir au lecteur les transcriptions intégrales des entretiens en annexes. Il est ainsi possible de s’y reporter pour retrouver la cohérence interne de la production narrative, en lisant le récit du narrateur avant de prendre connaissance des éléments d’analyse qui y correspondent, ou pour suivre le détail de l’argumentation du récit correspondant à un point de l’analyse. Le récit oral du narrateur est produit au cours d’un entretien, qui reste, quoi qu’on fasse, une situation d’interaction sociale et qui constitue un moment d’explicitation commune, fondé sur un travail de co-production de sens. Les transcriptions reprennent donc le contenu de l’entretien, y compris les questions ou relances du chercheur (données sous une forme parfois condensée). Mais nous avons tranché en faveur de la seconde contrainte d’ordre déontologique en opérant une décontextualisation des récits afin de préserver l’anonymat de nos informateurs. Dans les transcriptions reproduites en annexes et les extraits cités en cours d’analyse, nous avons occulté les noms de personnes, d’institutions ou de villes, et nous avons omis quelques passages portant sur des éléments très circonstanciés.

Un second arbitrage dans la transcription des entretiens de recherche doit être fait entre, d’une part, l’impératif méthodologique de livrer le matériau d’origine pour rendre compte, au plus près, du témoignage du narrateur que mobilise l’analyse du chercheur ; et, d’autre part, la nécessité expressive de donner à lire un véritable texte, en respectant les critères de lisibilité de la langue écrite. Pour prendre en compte la seconde contrainte de lisibilité, nous avons remanié les transcriptions directes, dans lesquelles le style oral a été "lissé" pour faciliter la lecture. Le respect du témoignage recueilli ne nous semble pas pouvoir justifier la reproduction de transcriptions brutes, truffées d’annotations comme « euh », « y’a », « j’veux dir’ », « ben »... Ce type de transcriptions est présenté comme "fidèle" –ce qui peut se discuter– mais est surtout, dans la pratique, parfaitement illisible et rend ainsi problématique l’accès du lecteur au sens du récit oral. La transcription écrite extensive du contenu sonore intégral d’un enregistrement d’entretien est sans aucun doute un matériau de recherche irremplaçable, surtout pour qui veut en faire une analyse à visée linguistique. Sans même envisager dans le détail les problèmes de la transcription écrite d’une production orale, nous pensons que cette rigueur dans la transcription ne nous concerne pas intégralement, puisque notre objectif est d’analyser, de comprendre et de restituer le sens d’expériences sociales. L’analyse des récits recueillis n’est pas le but mais un des moyens de notre recherche.

Nous avons donc fait le choix d’alléger les transcriptions de toutes les "scories" qui font partie de la communication orale mais entravent gravement la lecture, quand elles sont reproduites telles quelles à l’écrit : répétitions et formulations incomplètes dues à l’élaboration improvisée d’une argumentation orale, formes de mise en relief spécifiques à l’expression orale, formules correspondant à la fonction phatique du langage, etc. Ce "lissage des formes orales" n’est pas une omission systématique des incorrections ou une retraduction complète pour produire un texte respectant une certaine norme linguistique. Il s’agit, par un travail de réaménagement de la transcription brute, de produire un texte qui respecte les conventions essentielles de l’écrit. Sans traduire totalement, on cherche à transposer pour fournir au lecteur un équivalent écrit du récit tel qu’il a été produit par le narrateur lors de l’entretien. Malgré cela, nous nous sommes efforcé de limiter nos interventions afin de respecter le plus possible la cohérence propre des récits produits, sans chercher à gommer artificiellement les spécificités du langage oral. De plus, nous avons conservé les formulations orales qui nous semblaient être la marque significative soit du style propre d’un narrateur, soit de moments d’hésitation, de trouble, etc.

Ainsi, la transcription écrite d’entretiens de recherche est pour nous une forme de traduction, et l’on peut rappeler la boutade selon laquelle les traductions les plus belles ne sont pas forcément les plus fidèles. Cette fidélité à l’esprit plus qu’à la lettre n’est pas qu’un problème technique puisqu’elle engage une posture face à "la parole des gens" comme l’indique Pierre Bourdieu : « Ainsi, transcrire, c’est nécessairement écrire, au sens de ré-écrire : comme le passage de l’écrit à l’oral qu’opère le théâtre, le passage de l’oral à l’écrit impose, avec le changement de support, des infidélités qui sont sans doute la condition d’une vraie fidélité. Les antinomies bien connues de la littérature populaire sont là pour rappeler que ce n’est pas donner réellement la parole à ceux qui ne l’ont pas habituellement que livrer telle quelle leur parole. » ( 336 )

Notes
336.

Bourdieu Pierre (dir.), 1992, La Misère du monde, Seuil, « Comprendre » p. 921