Propositions du récit

Les unités classées dans la catégorie des propositions relèvent de la fonction argumentative du langage et correspondent à un travail réflexif du narrateur. À propos du récit de Daniel, on peut distinguer trois types de propositions apportant des commentaires sur les séquences du récit, sur les actants du récit et enfin sur le déroulement de l’entretien.

À travers le premier type de propositions, le narrateur analyse les épisodes de son histoire : il argumente sur les séquences du récit et élabore la présentation de sa trajectoire subjective. On trouve par exemple une série de propositions par lesquels le narrateur structure sa trajectoire et s’efforce de l’ordonner en pointant les épisodes les plus marquants, en définissant des moments de rupture ou de discontinuité. Il désigne ces moments clés par les termes de « déclics » et de « bascules de carrière ». On voit ainsi se dessiner une première articulation entre trajectoire objective et trajectoire subjective qui participe de la dialectique entre d’une part la description des épisodes de l’itinéraire professionnel et d’autre part la perception (ou l’interprétation) que peut en avoir l’acteur (ou l’observateur). Dans une autre série de propositions, on voit le narrateur passer en revue les éléments ayant infléchi sa trajectoire et leur attribuer du sens en cherchant à établir les déterminations de sa trajectoire. Parmi ces déterminations multiples, le narrateur construit les deux oppositions professionnelvs privé et fortvs futile qui renvoient à la manière dont il (s’)explique les inflexions de son itinéraire professionnel, ou, d’une façon plus générale, les explications construites ex post pour rendre compte de ses propres actions. Aussi, les oppositions professionnelvsprivé et fortvsfutile peuvent être reprises dans la catégorie de conjonction définissant la rationalité des actions individuelles.

Dans un deuxième type de propositions, le narrateur caractérise les personnes qu’il a rencontrées : il argumente sur les actants, il catégorise les intervenants. En portant des jugements sur les autres et sur lui-même, il (re)construit le sens de sa biographie et, comme dans la section précédente, il élabore la présentation de sa trajectoire subjective. Dans de nombreux extraits du récit, Daniel se caractérise lui-même et s’efforce de se mieux comprendre par un travail d’auto-analyse (ce qui semble être une attitude courante en situation d’entretien biographique de recherche). Le narrateur élabore ainsi en cours d’entretien des "explications" plausibles de son itinéraire, il cherche à reconstituer ses raisons d’agir et de réagir tout au long de son itinéraire. Mais dans le même mouvement, il tente également de se présenter sous son meilleur jour au destinataire du récit (au narrataire) car « quand une personne se présente aux autres, elle projette, en partie sciemment et en partie involontairement, une définition de la situation dont l’idée qu’elle se fait d’elle-même constitue un élément important. » ( 339 ).

En reprenant les assertions de Daniel sur lui-même, on peut reconstituer l’argumentaire qu’il met en place pour (se) persuader de la consistance de sa "personnalité" et (se) construire une « présentation de soi »convaincante. La fidélité à ses origines et à son premier groupe professionnel d’appartenance est l’aspect biographique que Daniel met le plus en avant dans son récit. Le deuxième moment de l’argumentaire du narrateur est constitué par son rejet de la résignation des instituteurs face à la domination symbolique. Pour le locuteur, c’est son rejet du mépris subi par l’institutorat qui a constitué le déclencheur de son itinéraire de mobilité professionnelle : si un instituteur veut préserver son estime de soi, il doit prouver sa valeur et il ne peut le faire qu’en quittant la classe, voire le métier d’instituteur. Le narrateur propose ainsi une justification de sa mobilité professionnelle : loin d’être un abandon de l’institutorat, elle a résulté d’une cause externe (le mépris) qui l’a obligé à réagir pour prouver sa valeur (la sienne propre et donc, indirectement, celle des instituteurs). On peut remarquer que sa « réaction épidermique » conduit le narrateur à se placer lui-même au pied du mur et à s’imposer un contrat dont la vigoureuse formulation rappelle le sens du devoir d’un héros racinien : « il me fallait, moi, réussir un concours ».

Dans un dernier type de propositions, nous avons regroupé les extraits se référant directement à la situation d’entretien et par lesquels le narrateur formule des remarques méta-linguistiques sur son propre récit en cours d’élaboration. Il commente la situation dialogique et sa façon de participer à l’entretien, il prend de la distance avec ce qui vient d’être dit, il cherche à définir le sens de l’interlocution et de la situation d’entretien, voire travaille à contrôler l’interaction sociale instaurée par l’entretien.

Notes
339.

GOFFMAN Erving, 1973, La mise en scène de la vie quotidienne t1 La présentation de soi, Les Editions de Minuit, page 229