Didier

Qu’est-ce qui a été déterminant pour vous, comment vous êtes devenu instit, ce n’est pas systématique, mais beaucoup de gens font le lien…

Oui, on va faire ça dans le sens historique, c'est plus simple, on va mettre les choses dans l'ordre, on va essayer, un peu de chronologie dans tout ça. Disons que moi, si vous voulez, dans l’adolescence, je pense qu’il y avait déjà deux choses que l’on retrouve aujourd’hui : j'étais quelqu’un qui aimait bien travailler de ses mains, donc il y avait l'aspect travail de la matière, et puis il y avait aussi parallèlement le goût pour la musique (j’avais une pratique musicale amateur) et le goût pour la fabrication des instruments. Donc, ça, ça date vraiment de l'adolescence, c’est-à-dire que ado j'ai fabriqué pas mal de petits instruments bricolés, avec des lames de scie à métaux, vous voyez ce que je veux dire, quelque chose qui faisait du bruit, bien sûr, ça n’a pas été LE projet central de l'adolescence mais c’était présent. C’est allé jusqu'à fabriquer des guitares électriques dans le garage, avec une scie, une râpe, bobiner les micros, vous voyez ce que je veux dire, donc vraiment de la démerde. Voilà. Bon, au moment de la sortie du bac, il a été envisagé que j'aille à Mirecourt dans une école de lutherie, et puis bon évidemment le projet de mes parents était tout autre, parce que j'avais un bac E donc je suis entré en classes prépa pour aller directement… j'allais devenir ingénieur arts et métiers…

Ce n’est pas vraiment vous qui avez choisi ?

Voilà. Non mais je le comprends. Moi à ce moment là, je ne suis pas allé dans cette branche là et je ne le regrette pas d'ailleurs aujourd'hui, parce que je pense que c'était une branche qui à l'époque… à dix-huit ans, c’est difficile de s'orienter parce qu’on n’a pas la certitude d’avoir un vrai projet. Donc ça ne s'est pas fait. Parallèlement à ça, j'ai continué à avoir une pratique musicale forte à ce moment là autour de 18 à 22-23 ans. Et je suis devenu instit. Alors je ne suis pas devenu instit par dépit, parce que j'ai renoncé très vite aux classes prépa et tout, parce que là il était évident que ce n’était pas mon monde : très mauvaise orientation pour moi parce que ça ne me passionne pas, c'est clair. Donc voilà, et c'est vrai qu'à ce moment là, moi je vivais dans une mouvance… vous voyez ce que je veux dire, on était en soixante quinze-seize…

C'est l'époque de…

C'est l'époque, oui. J'étais dans une mouvance effectivement, tout ce qui était socio-cu, enfin vous voyez… On allait changer le monde en changeant les gens etc. Enfin tout ce que ça voulait dire : le militantisme associatif… enfin vous avez connu ça, voilà, on a fait tout ce qu’il y avait à faire <rire> : le Larzac, Malville, je vous en passe et des meilleures. Et puis voilà. Donc dans cette mouvance-là, j'ai pris deux orientations, j’ai passé un concours pour devenir éducateur spécialisé à Clermont-Ferrand (je suis de la Haute-Loire) que j'ai eu, et j'ai passé un concours de l'Ecole normale à Grenoble que j'ai eu.

Pourquoi Grenoble ?

Au Puy en Velay à cette époque-là, il y avait trois places pour trente candidats, et puis parce que peut-être aussi j'étais attiré par la ville, je voulais rompre un petit peu avec le milieu familial, et puis il y avait aussi le désir d'aller ailleurs, et Grenoble était un secteur où je connaissais déjà du monde, le concours était plus ouvert, il y avait plus de monde

Entre le Puy et Grenoble il y a Lyon, Saint-Etienne…

Mais Grenoble, parce que je crois que le concours était… il y avait plus de places, donc ça fait partie des motivations quand même, et puis la montagne, le ski, voilà à vingt ans c’est une vie qui attire plus que…

Saint-Etienne ?

J'avais passé dix mois à Etienne Mimard <lycée de Saint-Etienne>, j'avais compris, ça m'avait calmé. <rire> Voilà. Donc je suis devenu instit par rapport à tout ce projet. En tant qu’instit je

Pardon, je vous coupe mais donc vous aviez le choix entre éducateur spécialisé et instit et vous avez tranché pour

Oui, j'ai tranché pour deux raisons : d'abord parce que instit, je crois que je le sentais mieux parce… ben parce que j'avais le sentiment, quand même, politiquement <rire>, mais un peu, je pense que si on a la volonté… bon vous le prenez pour ce que ça vaut, mais si on a la volonté, le désir quelque part d'intervenir, vous voyez ce que je veux dire, de…

Changer un certain nombre de choses ?

Oui, changer un certain nombre de choses, l'instit est un facteur social qui à mon avis a plus de choses, vous voyez ce que je veux dire, il sera plus vecteur de changement que l'éducateur spécialisé. La deuxième raison est simple, nette et précise, c'est que j’étais payé !

Les études payées…

études payées ! Et ça hein… peut-être même que c'était la raison numéro un. <silence> C’est-à-dire autonomie par rapport à la famille, ça c'est important. J'avais à peine vingt ans, hein.

Beaucoup de gens me disent qu'ils se sont décidés d'abord sur les études qui réglaient leurs problèmes.

Mais c'est vrai ! c'est une vérité. A vingt ans vous êtes autonome, je pense qu'aujourd'hui c'est rare, à l'époque c’était encore possible. <rire> Voilà

C'était le concours bac que vous avez passé ?

Oui, au niveau bac.

Après, la FP c'était deux ans ?

Deux ans, alors pour moi ça a été plus de deux ans parce que j'ai réussi le paradoxe suivant, c'est que je suis rentré je ne sais pas 12e ou 13e à l'EN sur 250 candidats et 80 qui étaient pris, c’était énorme, c'était dingue. Il y avait un candidat sur trois qui était pris…

Ça fait rêver, aujourd’hui !

Ça fait rêver, il y avait 80 places et 240 candidats ou un truc comme ça. Et je suis rentré dans les vingt premiers, bon, peu importe. Et par contre je suis sorti dernier <silence> Je suis sorti avant-dernier, c'est un peu anecdotique mais je suis sorti avant-dernier parce que j'ai eu zéro en musique. <rire> Bon, disons que je n'étais pas un élève particulièrement docile, pour résumer un petit peu mes problèmes de scolarité sur la fin à partir de la première, j'avais un peu tendance à faire partie des grandes gueules, oui, il y avait un peu un prix à payer. Mais c’est vrai qu’en musique j'ai eu zéro alors que j'avais six ans de conservatoire, et que… c'était un peu amusant, quoi. Et donc je n’ai pas eu mon CFEN, certificat de fin d'Ecole normale, que j’ai du repasser quand j’ai eu un poste. Bon, vous savez comment ça se passe, j’ai eu un poste à titre spécial, j'étais censé retourner à l'EN tous les mois pour… mais les gens de l'Ecole normale de Grenoble m'ont gentiment fait comprendre qu’ils n’allaient pas organiser des cours pour la musique, y compris que tout ça était une vaste fumisterie… Bon bref, j'ai attendu que mon année se passe, et j'ai repassé la musique brillamment avec un prof que je ne connaissais pas, qui m'a regardé… en me disant : « attendez, pouvez m'expliquer comment vous avez pu avoir zéro en musique… par rapport au normalien moyen ? ». Bon, bref, Voilà

C'était une position anti institutionnelle

Une position anti institutionnelle, c'est vrai qu'il y avait, vous allez voir dans la suite, parce qu’après, ça a un petit peu perduré, c’est ce qui explique un peu ma sortie. Non, oui… c’est-à-dire dans le sens… c'est vrai que j'ai mal supporté, mais comme… bon voilà, je vais reprendre les choses autrement. Je pense que je fais partie d'une génération d'instits qui ont été recrutés à une période, on va dire dans les années 76 77 –je sais pas comment ça s'est passé avant– beaucoup sur l’entretien. Et on a recruté des gens qui avaient un certain bagout, vous voyez… des positions sur le monde…

une conscience politique ?

Sans doute, je pense. Ils se sont retrouvés, pour résumer, avec un paquet de chevelus (vous voyez ce que je veux dire) dont ils ne savaient absolument pas quoi faire. C’est-à-dire que ces gens qui avaient une espèce de maturité, entre guillemets, (vous comprenez ce que je veux dire). Moi, c’était mon problème quand j'étais en math sup : je me retrouvais avec des gens… Le paradoxe c’est que beaucoup de ces gens-là étaient totalement immatures sur le plan… C’est-à-dire qu'on avait beaucoup de jeunes gens, de grands ados bien habillés, avec un attaché case et puis quand on ouvrait l’attaché case, on trouvait le goûter que la mère avait mis dedans, c'était vraiment surréaliste, vous voyez ce que je veux dire. Et à l'EN c'était l'inverse, il y avait une population de gens…

Ça a attiré une population…

Ça a attiré une population, je ne dirais pas de marginaux, de gens vous voyez ce que je veux dire, de gens qui… Il y a eu un déchet dans ma promo, il y a eu un déchet énorme, durant les années d'EN et les premières années d'enseignement. Beaucoup, beaucoup de gens avec qui je vivais à l'EN sont partis, beaucoup, en pourcentage à mon avis c'est représentatif, je dirais… <silence> Vous êtes d'accord avec ça ?

Oui, j'ai pu pointer…

Oui, voilà. C'est vrai, je pense, que tous ces gens-là sont devenus… des trucs un peu particuliers, mais sont devenus… comme moi, responsable d'une petite entreprise, ont monté leur propre truc…

dans le domaine associatif

Oui, il y a plein de choses comme ça, oui il y a des gens qui… Voilà, moi j'ai fait partie de cette mouvance. Et donc c’est vrai que le paradoxe par rapport à cette histoire de musique c'est qu’on recrutait des gens sur leur autonomie de pensée, et quand ils étaient dans le système on voulait absolument en faire des enfants, des élèves quoi… or, ça ne fonctionnait pas du tout. Pourquoi j'ai eu zéro en musique ? Parce qu’un jour quand j'ai eu chanté 25 fois "la petite hirondelle", j'ai dit : « Bon, maintenant ça suffit ! je ne chanterai plus jamais "la petite hirondelle" ! » Comme la personne en face de moi n’était pas très sûre d'elle… et que… vous comprenez ce que je veux dire, bon les sanctions sont tombées… tout ça était un peu débile quand même. C’est vrai que moi, j'ai vécu à l'Ecole normale… la première année on a refusé nos cours, on a occupé le bâtiment pendant un mois en demi…

c'était les années 70…

77 <rire> c’était vachement sympa ! ça me fait beaucoup rire aujourd’hui ! je trouve ça très bien !

Quand on va visiter les IUFM, c'est encore plus drôle parce que l'ambiance a un tout petit peu changé, aujourd’hui c’est beaucoup moins loin des classes prépas

Oui, j'imagine assez bien. Mais honnêtement, je me reconnais beaucoup plus dans ce que j'ai vécu à ce moment là que dans ce qui s'y passe aujourd'hui, je pense. Ce qui s'y passe aujourd'hui, huit jours et je serais parti, je pense qu'au bout de dix jours je serais parti. Donc voilà. Alors par contre, ce qui a été génial c'est que, paradoxalement, je n'ai rien appris à l'EN sur la pédagogie, mais j'ai tout appris sur la pédagogie après… Pourquoi ? ben parce qu’à l'EN, à l'Ecole normale les cours étaient très scolaires, ça ne correspondait pas du tout à ce qu'on voulait… à l’époque, on était très loin de l’université, ça volait pas très haut, ce n’était pas passionnant, bon pour moi… En plus, il n’y avait pas de pratique de terrain, on était très, très loin du terrain, notamment évidemment des secteurs en difficulté à fort échec scolaire, on naviguait, moi je trouvais qu'on faisait… je dirai pas… bon je dirais pas le fond de ma pensée, mais c’est de l'enculage de mouche. C'est-à-dire qu’on parlait de choses dont on n'avait rien à foutre, vous voyez ce que je veux dire, quand vous faites dix heures de cours de techno sur la causalité, excusez moi, le rapport entre l'interrupteur et allumer la lampe. Bon, ça sert à rien bon, on s'en fout, faut être très clair, on s'en fout. Et moi, j’étais venu effectivement pour parler de… de… bon oui… de l’enfant en tant qu'acteur social et qu'est-ce que ça veut dire l'école et qu'est-ce qui va se passer à l'école pour que les enfants… pour que l’école joue son rôle : c’est l’Ecole de la République ! Alors on l'a joué à transmettre du savoir, et elle ne peut pas se permettre de laisser sur le bord du chemin 20% de la population, enfin ! Et donc on allait faire des trucs de fous, des séances types dans des classes en face de l'Ecole normale des classes d'application, enfin vous connaissez tout ça, ça n'a aucun intérêt. On faisait des stages avec des gens qui nous sortaient leur cahier journal –je pense que vous l'avez entendu cinquante fois– leur cahier journal : « alors, voilà tu vois mon petit, tu fais bien tes prép’ aujourd'hui et elles vont te servir pendant dix ans » et c'est vrai qu'à vingt ans pour des gens comme nous, ce n’était pas possible, ça ne voulait absolument rien dire

Vous ne vous êtes pas emparé, comme certains l'ont dit, des cours de philo, de psychopéda, enfin il y a pas eu de…

Mais c'est vrai que moi par contre… ça a provoqué chez moi avant tout un rejet total du… mais je ne le revendique pas hein, mais je n’ai pas à tricher non plus par rapport à ça : je me suis mis à peu fréquenter les cours, vous voyez ce que je veux dire, à part ceux qui m'intéressaient, il y en avait quelques uns, mais bon certains cours j'ai commencé à les fréquenter de moins en moins… <silence> voilà. Et alors après c'est là où ça devient intéressant, ça rejoint ce que je disais tout à l’heure. Pourquoi je dis que j'ai tout appris à l'extérieur ? Ce que j’ai appris à l'Ecole normale c'est… j'ai compris que je m’étais un peu trompé.

Sur ce qu’était le système dans lequel..

Oui, le système réel était un peu comme ça, je voyais ça comme un milieu plus ouvert le milieu des enseignants, pour moi c'était un milieu… vous voyez ce que je veux dire… de gauche modérée, qui avait une tradition laïque, tout ça était vrai, hein, je pense que ça l'est resté, ça l'est encore, il y a encore des vraies valeurs. Je ne crache pas du tout dans la soupe… mais par contre –et je pense aussi la même chose aussi aujourd'hui– malheureusement, c'est un système qui souffre du corporatisme à tout crin, et ça c'est très mauvais… je pense que c'est très mauvais de partout, hein. Je pense que malheureusement le système de l'Education nationale est… Il y a deux paradoxes : d’une part les instits qui se plaignent constamment que les choses ne fonctionnent pas et d'autre part qui sont les premiers… qui ne souhaitent qu'une chose, c'est qu'on ne change rien. Et ça, ça ne peut pas aller ! On ne peut pas dire à la fois ça ne va pas et on ne change rien ! Si ça ne va pas, on change, et si on change forcément… vous comprenez ce que je veux dire. A mon avis, c'est le paradoxe n°1. Nous, on en parle… –vous savez que ma femme est instit, instit à mi temps– on en parle tout le temps. On en a parlé pour la pré-rentrée, autour de nous, les gens, cette année il y a eu deux jours et demi de pré-rentrée. Ah c'est incroyable : « mais ça ne sert à rien, qu'est-ce que c'est que cette histoire ? ». Mais il faut savoir ! je veux dire, faut savoir ! On dit aux gens mais… ils ont pas fait plus d'heures de cours ! on a enlevé une journée aux enfants pour que… c'est génial ! On leur donne du temps pour préparer leur classe, pour s'organiser en équipe, pour finir leurs projets : ah ben non c'est pas possible ! putain, deux jours de pré-rentrée…

commencer au mois d'août !

Ah là, là ! qu'est-ce qu'on va foutre ? y’en a pas pour deux jours… C’est le paradoxe total. Moi je pense que ça c'est le paradoxe de l'enseignement, qui est assez important. <rire> Je suis désolé, mais quand vous êtes sorti du système, vous regardez ça… c'est quand même hallucinant, et je ne dis pas que ce qu'on fait nous c'est mieux… Mais comment voulez-vous, quand vous êtes dans un système autre que ça, raisonner à deux jours par an, c’est totalement aberrant, quoi, vos objectifs sont ailleurs, vous essayez de ménager la chèvre et le chou toute l'année et ça ne vous pose pas de problème en plus, vous n’allez pas compter vos heures quoi ! Qu’est-ce que ça veut dire ?

Ce n’est pas la fin du monde

non, la fin du monde elle est quand ça fonctionne pas, quand on est dans les soucis… <silence> Enfin bref, on s'égare un peu…

Non, je ne crois pas que ce soit hors sujet : les gens qui sont sortis ont un regard tout à fait pertinent sur ce qu’ils ont quitté. C’est pour moi une hypothèse de travail. Alors, c'est vrai que ça peut être une reconstruction après coup, mais…

Certainement, certainement, mais quand j'étais dedans, je n'avais pas ce regard, je n’avais pas cette pertinence non plus. Moi je souffrais de… –si vous voulez, c'est simple– j'avais le sentiment, j'avais un double sentiment : je souffrais… j'étais bien, j'aimais bien ce boulot <silence> et aujourd'hui je m'occupe vaguement, enfin pas vaguement, je m'occupe d’une association de parents d'élève, et je ne le fais pas contre l'école, je le fais avec, et on essaye d'être des partenaires… Honnêtement je n'ai pas changé là-dessus, je pense que l’école, c'est un truc génial, on a un système, il ne faut pas cracher dans la soupe, on a un système français qui à mon avis a de la valeur, et il y a plein de choses à dire, je ne renie pas ce que… je suis souvent déçu (vous voyez ce que je veux dire) mais bon, attendez, l’école elle est laïque, obligatoire, elle est accessible à tout le monde, il y a quand même une infrastructure, il y a un équipement, ça progresse, on voit baisser les effectifs, à mon avis le niveau de formation des maîtres monte. Non, non, il ne faut pas dire n'importe quoi, moi je supporte pas ça. Au début, quand j'étais jeune instit, j'ai croisé des gens, alors là ! je ne supportais pas ! « c'est une dégénérescence de la race, les gamins y’a plus rien à en tirer, c’est de pire en pire… », alors ça, ça me dégoutte, je trouve ça aberrant et faux !

des gens qui sont aigris

Et faux ! faux ! On le sait, le niveau monte, on le sait très bien, de plus en plus de gens accèdent à un niveau… statistiquement, c'est béton, on ne peut pas aller contre, alors bon voilà.

Si on revient en arrière, comment ça s’enchaîne avec le début de carrière ?

Donc, je suis sorti de l'Ecole normale, j'ai donc fini par obtenir mon CFEN brillamment en musique et donc j'ai atterri à l’école A.. Avant, j'ai fait un an, la première année, donc dans le Vercors, bon etc. pendant cette année où j'avais à repasser ce CFEN.

Vous étiez remplaçant ?

Ça ne changeait pas grand chose, hein, ça aurait été pareil, je n’ai pas été mis dans un truc spécial. J'attendais, j'étais sur un poste de remplacement (un poste de B.I.D. je crois que ça s’appelait : brigade d’intervention départementale). J'ai fait des remplacements, ça c'est très bien passé d'ailleurs, j'étais inspecté, parce que j'étais en attente d'avoir mon truc, vraiment il y a rien à dire là-dessus. Et donc à la rentrée d'après je suis arrivé à la Villeneuve, parce que je l'ai voulu.

Vous l'avez demandé ?

Oui, je l'ai demandée parce que j'avais des copains de ma promo qui étaient là-bas. C'est intéressant quand même : on s'est retrouvé quatre de la même classe de l'Ecole normale sur une école de dix instits, plus encore un instit qui était aussi un copain, qui était de la promotion d'avant, alors je pense que ça vaut le coup, alors ça fait quatre et un cinq. Sur les cinq, alors moi aujourd'hui je suis artisan commerçant, aujourd’hui je suis gérant de société, <rire> vous avez visité la société ? On va visiter les entrepôts… gérant de société, bref. Sur les cinq, j'ai un autre copain qui est commerçant, dans la musique, un autre , H., qui lui aussi a abandonné, qui a une boîte qui fait de l'informatique musicale, il reste F. qui est redevenu instit, il a fait de l'élagage et moniteur de voile et d'escalade, et le dernier est instit à La Réunion. Mais instit à La Réunion ce n’est pas instit, il y a un truc, je suis instit à La Réunion, ça veut dire que bon j'attends la vague, je fais un peu autre chose de ma peau, donc voilà. On s'est retrouvé… Comment je suis arrivé à la Villeneuve ? parce que je n'avais pas de poste, c’était en septembre, et à l'époque quand on n'avait pas de poste on attendait un peu chez soi, pour attendre un ordre de… une affectation. Et donc C. et F. qui étaient des copains –on se voyait très régulièrement– étaient depuis l'année d'avant à l'école A. et ils m'ont appelé un jour en disant « bon alors écoute, il y a un problème sur une classe » c'est-à-dire que la Villeneuve n'attirait pas forcément beaucoup de monde, parce qu'il y avait un statut d'école expérimentale… vous connaissez un petit peu ? On avait un statut d'école expérimentale, il y avait des gens à qui ça faisait peur, le quartier avait la réputation d’être un quartier un petit peu difficile, bon. Par contre, ça attirait un peu des gens comme nous. Donc, ils m'ont dit oui, il y a une classe, un cycle deux, c’est-à-dire grande section CP CE1, c’est-à-dire multi-âge, où il y a déjà eu trois instits en quinze jours, bon qui sont venus une journée et qui ne sont pas revenus, si ça t'intéresse on demande. J’ai dit bien sûr, bien sûr, voilà. J'y suis allé vraiment ravi. Ravi, pour deux raisons –parce qu'il faut être très honnête– d'abord parce que c'était… j’avais une image de ces écoles qui vraiment m'attirait, parce que c’était un microcosme avec des fonctionnements un peu différents dans le système, et deuxièmement parce que c'était sur Grenoble c'était un poste inespéré quand on a 22 ans. <silence> Donc je suis allé là-bas, et… vraiment je peux dire que ça tout de suite… j'ai tout de suite senti que c'était ça, quoi.

C'était l'image opposée de l'Ecole normale ?

A l'Ecole normale on disait : « mais on ne comprend pas, on va à Ferdinand Buisson, l’école d’application, on va ci, on va là, on ne comprend pas, il y a un secteur expérimental à Grenoble, un secteur officiel, l'INRP et tout le bazar, les chercheurs qui étaient sur place, qui étaient là souvent ». « Oh mais non, non la Villeneuve c'est trop compliqué »… Imaginez que sur le campus vous avez une université et puis vous avez un labo, il ne faut surtout pas aller au labo, donc on sentait ça, il y avait un petit peu une espèce d'interdit, comme on aimait beaucoup ça, on était persuadé que c'était là-bas qu'il fallait être ! <rire> Mais c'était vrai, moi je veux dire je suis arrivé là-bas, tout était différent, quoi, tout était différent, bon les gens étaient différents, on ne fonctionnait pas de la même façon, il n’y avait pas de… Alors bon, je ne dis pas que c'était un paradis, et qu’il n’y avait pas des petits… à mon avis, il s’y est fait des erreurs. Mais bon ! on travaillait dans une équipe de gens qui avaient envie de travailler sur un projet, bon le projet correspondait quand même je pense d'une part à ce qu'on était au niveau de nos choix de société à l'époque, et d'autre part, et l'histoire l'a montré, il y a des choses qui sont devenues… je pense aux BCD, je pense au multi-âge.

C'est devenu officiel

Exactement ! C'est un terrain qui a déblayé un certain nombre de choses, ce n’est pas le seul, à mon avis en France il y avait quatre cinq terrains comme ça, qui faisaient avancer des trucs : « qu'est-ce que ça veut dire "erreur" ? ». Mais là j'ai vraiment tout appris : tout ce que je n'ai pas appris à l'EN je l'ai appris là. C’est-à-dire qu'est-ce que c'est qu'une pédagogie de cycle, une méthode de lecture… tout le contenu, je dirais… Enfin, en tous cas beaucoup de choses, beaucoup de choses. Et puis j'ai appris aussi sur le plan personnel, c’est-à-dire qu'à 22 ans –chose que je n'avais jamais fait– je me suis retrouvé à avoir à mener des réunions de parents, à avoir des prises de parole au sein du quartier. Parce que ça tapait assez haut quand même, pour des gens comme nous on se retrouvait à travailler avec Foucambert, avec des gens qui débarquaient de l'INRP, qui arrivaient et qui avaient un discours de chercheur. Ce n’était pas facile hein, je veux dire, il fallait aller au charbon pour dire ce qu'on avait à dire et… Vous voyez ce que je veux dire, c'était quand même assez écrasant quelque part, même si c'était des gens très sympas, très ouverts, mais il y avait un décalage d'âge, plus cette compétence et ce jargon, et tout ça qui faisait qu'on était quand même un peu terrorisé. Et là j'ai appris énormément de choses !

donc c'était formateur

hyper formateur…

Vous avez appris un tas de choses, plus que dans une petite classe tranquille…

Bien sûr, bien sûr <silence> Et c'est dans ce sens-là que sortir du système a été… Je reconnais aujourd'hui que… j'ai appris là des choses qui me servent aujourd'hui, ailleurs. C’est clair ! C’est-à-dire que ça a été formateur pour ma personne, j'ai appris beaucoup de choses.

Ça vous a mis en confiance. Quand on a vécu autre chose, on peut se dire « dans le fond je capable de mener une réunion, de gérer certaines choses »…

Bien sûr, bien sûr, tout de suite, ça a été très clair. La première année ça a été difficile, vraiment difficile parce que le problème de ces systèmes là, ils ne sont pas structurés, et c'est à chacun de… –en tout cas moi c’est le sentiment que j'ai eu– On n'a pas été formé pour, on a n’a pas été préparé, et donc chacun a plus ou moins de difficultés à… D'ailleurs, moi je l'ai reproché aux équipes, souvent au départ, et je crois que ça les gens le reconnaissaient, mais ils étaient un petit peu coincés là-dedans, c’est-à-dire qu’ils ne voulaient pas non plus imposer une ligne politique, je dirais. Alors qu’elle était réelle, il faut le savoir quand même : si vous n’étiez pas politiquement dans la ligne, vous ne pouviez pas rester, parce qu’on vous le faisait comprendre.

Il y avait besoin d’une cohérence…

Ben oui, ce n’était pas possible autrement. Par exemple, les gens qui n’avaient pas de temps à passer… Le temps qu’on a passé ! C'était colossal, c'était de la folie totale ! Bon, on rentrait à l’école le matin, moi très tard parce que je suis un lève tard, donc je n'arrivais pas une heure à l'avance, on démarrait l'école à neuf heures, bon j'arrivais à moins le quart ou à moins dix, mais on sortait le soir entre sept heures et demi huit heures et dix heures et demi onze heures, pratiquement tous les jours. C’était du militantisme, avec ce que ça avait de prosélytisme aussi. Donc les gens qui arrivaient là, par hasard souvent, et qui voyaient ça, et qui ne pouvaient pas s'intégrer dans l'équipe, c’était… je vais être clair, à partir du mois de mars ou avril c'était la pression : « tu fais le mouvement, tu t’en vas, tu ne restes pas ». On peut avoir des points de vue là-dessus ! Moi mon point de vue là dessus, il a évolué. C'est vrai que, je pense, il y a eu des excès de… il y avait un côté un peu stalinien quand même, et qui est propre aussi à ces années-là : là on est encore en 80, 81

Oui, il faut se replacer dans le contexte

Oui, ne pas oublier. Moi aujourd'hui je dis ça, je pense que j'aurais eu quarante ans à l'époque, je pense que j'aurais dit ce qu'on disait, c'est-à-dire… <geste de couperet avec la main> Bon, c'est comme ça. En même temps le système était lié à ça, si ça avait été totalement disparate, on ne pouvait pas faire avancer les choses. On ne pouvait pas se permettre de travailler avec des gens qui ne cautionnaient pas les projets, et puis qui n’avaient pas de temps à passer, qui bloquaient la machine, tout simplement

Parce que des gens m'ont parlé au contraire de problèmes pour faire venir les gens en dehors du mouvement. Le gros problème de la Villeneuve c'est que le SNI n'acceptant pas les nominations hors mouvement, il y avait un problème, ce qui se comprend bien. Mais personne ne m’avait parlé de pressions pour faire partir les gens.

Officiellement ça n’existe pas mais ça c'est déroulé ah mais oui. C'est logique d'ailleurs…

il y avait des gens qui arrivaient uniquement pour être sur Grenoble, on m'a parlé de ça

voilà mais c’est la même chose, alors bien sûr que c'était politiquement incorrect de dire ça, mais je suis désolé, c’est une vérité ! Attendez, il y a eu des trucs de fous, il y a eu des recrutements avec la caution de l’inspecteur. C'est-à-dire que l’instit avait un entretien quand il arrivait à la Villeneuve, à la demande du système : l'inspecteur, un jury : « quelles sont tes motivations pour venir à la Villeneuve ? » Est-ce qu'on peut cautionner ça ? Ce n’est pas simple ! Parce qu'on laisse le pouvoir de décision à des personnes qui sont quoi ? Est-ce qu'elles ont prouvé et à qui, vous comprenez ce que je veux dire, quelles sont leurs… enfin, bref

C'est un problème épineux

Ça rejoint ce que je vous dis : pression pour que les gens partent, c'est la même chose que sélection à l'entrée, par des gens qui ne sont pas forcément à même de la faire, cette sélection, bon bref. Moi je suis arrivé là-dedans, je crois que la première année j'ai eu du mal, parce que je n'étais jamais sûr d'être là où il fallait. J’étais noyé complètement dans le discours, dans des choses que je ne maîtrisais pas… pff ! En gros, je sentais ce qu'il ne fallait pas faire, ce qu'on ne faisait pas, la façon dont on ne travaillait pas, je le sentais et ça me correspondait. Ça correspondait à ma façon de concevoir le système éducatif. Je savais ce qu'on ne faisait pas. Il n’y avait pas de hiérarchie dans le contrôle des connaissances, il n’y avait pas le premier de la classe, le dernier, il n’y avait pas tout ces trucs-là. Il y avait beaucoup d’autonomie pour les enfants et il n’y avait pas de rapport hiérarchique entre les adultes et les enfants, ou très peu. Enfin, il y avait le rôle de l’adulte. Le rôle de l’adulte, il y était… je veux dire. Je ne dis pas que c'était le foutoir, hein. Ce que je veux dire c’est que les enfants tutoyaient les adultes, tout le monde était… Le système était très différent, ça je le sentais bien. Par contre, ce qu’il fallait faire, quels étaient vraiment les projets, qu’est-ce qu’on mettait derrière, comment on organisait sa classe etc. c’était le flou total. Et ça, ça a pris quelques mois quand même, et puis au fur et à mesure les choses se sont mises en place. Très vite je me suis rendu compte que oui, c'était formateur. Parce le niveau de débat, très sincèrement par contre, c'était mille fois au dessus de ce qu'on peut entendre dans n’importe quelle l'école, ça c'est garanti. C'est garanti. On parlait quand même des vrais problèmes, le niveau de discussion dans une cour de récréation, excusez-moi, des fois…

Ça dépend des écoles…

Ça dépend des écoles, oui on va le dire comme ça. Mais il y a aussi des gens avec qui ça fonctionne. Mais on n'était pas là pour parler que de ça, parce nous, on se marrait. Il y avait deux niveaux de discussion, le niveau pouvait être assez fort, parce les gens prenaient le temps, je veux dire, on avait des concertations d’équipe avec des ordres de jour, il y avait des réunions de quartier, il y avait… je ne sais plus comment ça s'appelait, un truc qui centralisait le projet des écoles… il y avait des festivals de créations enfantines… Tout ça, il faut le faire, c'est du temps etc. Mais en même temps on a fait, entre adultes… on a passé des moments… on a fait beaucoup de conneries, on a beaucoup rigolé. Ah je ne sais pas, ce n’était pas un milieu de potaches, au contraire, ah non, non, ce n’était pas le militantisme gris… qui existait au sein de la Villeneuve, il y avait du militantisme… moi je dirais… curaillon, alors là moi j'avais beaucoup de mal : nous, on était un peu de militantisme…

festif ?

festif, quand je disais qu'on sortait à onze heures du soir, il y a eu des périodes où, peut-être pas la totalité de l’équipe mais une bonne partie… où on vivait ensemble, quoi.

Avec une implication pareille, pour que ça fonctionne…

Oui, parce que du coup tout se mélange hein. Ce qui était difficile, c'est qu'il y avait… il n’y avait plus de frontières. Il y avait de l'affectif, donc il y avait des coups de gueules monstrueux, c'est difficile à vivre, hein.

Ça ressemble plus à l'extérieur qu'à une école traditionnelle

Ça ressemblait à l'extérieur, on vivait les uns avec les autres, on mangeait, on partait parfois en vacances ensemble, on se retrouvait dans des soirées, on faisait des fêtes, on fêtait l'avènement de Mitterrand en 81, je me rappelle très bien, on a planté un drapeau rouge de 10 m2 sur le toit de l'école, enfin je veux dire, c'était dans ce style, ça me fait beaucoup rire ! <rire> c’est totalement surréaliste ! Non voilà, il y avait tout ce côté festif, déconnant même carrément

Ça ressemble plus à d'autres univers de travail qu’à l'école stéréotypée.

Voilà exactement, c'est pour ça que nous on se retrouvait, nous on était bien dans ce milieu, voyez, les rapports…

Donc pour vous, ce n'est pas un hasard si beaucoup en sont partis

Non mais je suis absolument d'accord avec ça, je pense que les gens en sont partis, ni écœurés ni quoi que ce soit, mais parce qu’ils ont eu un autre projet de vie, ils ont eu un autre projet à un moment, et ils y étaient déjà préparés en ce sens où ils étaient déjà pas dans un système scolaire, ils avaient déjà de l'autonomie dans leur travail, une habitude de réflexion sur leur travail…

Donc des compétences qui se construisent

Absolument, et donc je crois que ça a été pour beaucoup de gens un tremplin… Ah par contre, non pas de l'ordre de l'échec, mais il y a quand même des choses aussi… Bon, moi j'ai une raison très personnelle… Nous on s’est rencontré dans ce système, donc on y travaillait ensemble, on vivait ensemble etc. Donc il y a eu un moment… très rapidement je pense qu'il a été clair que ça ne pouvait pas durer vingt ans, quoi. On pouvait pas, je veux dire ce n’était pas notre truc, ça devenait totalement fusionnel, et du coup au niveau du couple… Vous comprenez ce que je veux dire : vous vivez ensemble, vous êtes un couple, vous travaillez ensemble, donc vous gérez ensemble les conflits de l'école, donc il y a un moment on s'est un peu dit –je pense que c'est un des aspects du problème– à terme il faudra bien en finir avec ça. Mais ça a duré quelques années… Deuxièmement, par rapport à l'école elle-même, c'est vrai que… bon je pense sincèrement et j'en connais, j’ai des copains qui sont à la Villeneuve depuis vingt ans… <silence> Autant je suis enthousiaste sur les années que j'y ai passées, autant je pense que maintenant c'est différent, et autant je pense que dans la durée… il y a un lézard aussi, quoi. Ça peut être un autre système sclérosant, vous voyez ce que je veux dire… <sifflement>

officiellement ça continue ?

Officiellement ça continue moyennement, disons qu’il y a l’école du lac qui continue –je vais aller vite la-dessus– ils ont été reconnus totalement par l'institution, ils sont devenus centre de lecture. C'est quand même super parce qu’il faut dire que les premières années, ce qu’on faisait à la Villeneuve en matière de lecture, c'était décrié de partout et aujourd’hui, ils sont centre de lecture, ce qui veut dire que les classes du département vont au lac faire une formation lecture, comme ils iraient en classe verte, ils sont au centre du système, c’est l'école phare en matière de lecture. Ensuite, il y a l’école des charmes qui a gardé son équipe d'instits. Les autres non, les autres sont pratiquement normalisées, mais Charmes, c'est vrai qu'on a là-bas une équipe un peu baba cool fort sympathique d'ailleurs. Je me demande un peu comment ils marchent, je touche du bois.

Au centre de la réserve un peu…

Oui, eux c'était un peu le côté curaillon.

Oui, les purs et durs. Et vous, cette impression que ça ne pouvait pas durer

Oui, ça, il y avait… <silence>

Vous parliez de musique au tout début…

Justement pendant tout ce temps là il y avait une activité musicale amateur… Donc quand A. et moi avons commencé à vivre ensemble, il se trouve que sa sœur était avec un prof de math défroqué, qui a aussi fait quelques mois comme instit, mais lui il avait eu un parcours très bref dans ce système, lui ça a duré, deux ans trois ans C. à peu près. Hein, c’est ça ? <sa femme de la pièce voisine : « oui à peu près, ça a pas duré beaucoup>

Une étoile filante ?

Oui c'est ça, c'est la comète de Halley du système. Oui, bon, C., mon beau-frère, fabriquait des instruments de musique… A l'époque, il faisait du clavecin, maintenant il fait des contrebasses, et il avait démarré, c'est un prof, un prof et instit qui était passionné par ça… Voilà vous avez compris, ce qui s'est passé ! Très vite, un jour A. m'a dit : « tu sais, il faut qu'on aille chez ma sœur, tu verras mon beauf, il fait ci il fait ça et tout ». On s'est pointé là-bas… et c'est vrai que sont remontés des… Voilà ! Je me suis dit ouah ! lui il l'a fait et pas moi ! (vous voyez ce que je veux dire) Bon, et vraiment j'ai eu le sentiment… J'ai eu très envie de faire ça, quoi. Bon, la discussion s'est installée, il me parlait, je lui ai dit « tu sais moi aussi, la musique c’est mon truc » et voilà… Et puis bon, ça a traîné, parce que moi… à cette époque-là… ma formation en musique… Quand j'étais gosse c’était la clarinette, je n'y touche plus, et à ce moment-là, je jouais de la guitare, je faisais pas mal de blues, de rock, etc. des groupes… Et puis le projet, à un moment, ça a été de faire de la guitare. Moi mon truc, ça a été de faire de la guitare, mais en France c’est difficile de faire de la guitare, parce qu’il y a beaucoup de luthiers, il y a aussi les japonais qui ne sont pas chers… Donc fabriquer de la guitare, ce n’était pas viable et puis c’était un projet… Mais avec cette rencontre, ça y est, c'était reparti !

Concrètement, quelqu'un qui était…

Oui, oui, il y avait la Villeneuve, j’étais dans mes années Villeneuve et tout, mais je voyais C. et on parlait de ça, j'aimais bien fouiner dans l'atelier, j'étais un peu fasciné par ça, ça me plaisait, c’est tout. Et puis les années passaient, pendant ce temps-là la Villeneuve se faisait… ça a duré cinq ou six ans, quoi. <silence> Mais c'est vrai que ça avait réveillé un petit peu ce projet de… comment dire, de jeune adulte, quoi. Et voilà. Et un jour, au fur et à mesure que, bon, voilà, la Villeneuve… non pas j'en avais fait le tour, comme je viens de vous dire, bon, un couple, on travaillait là-bas tout le temps…

Un envahissement, un peu ?

Il y avait un envahissement, et puis il y avait aussi peut-être une usure déjà, je commençais à me dire… Je voyais quelques copains qui étaient partis, qui avaient monté des magasins, qui avaient fait ci, qui avaient fait ça. Et puis c'est vrai qu'on voyait quand même l'INRP, non pas se désengager, mais la Villeneuve a démarré avec un vrai budget de recherche, et au fil des années, son budget de recherche s’est étiolé, le ministère, pour des raisons qui lui sont propres, je ne suis pas le mieux placé pour vous les donner, s'est désengagé de ce projet-là, s'est désengagé d'une partie des projets de recherche, et puis on est rentré dans les années quatre vingt où vraiment ce qu'il fallait faire… vous le savez très bien, on s’est beaucoup intéressé, paradoxalement… à l’entreprise, à la bourse, à ci à ça, à l’informatique, et on voyait, nous, nos chercheurs, nous dire : « écoutez les gars, on n'a plus de fric, on ne peut rien faire », et puis la Villeneuve se retrouvait un peu lâchée dans la nature, et du coup ça devenait difficile, on faisait tout tout seuls

De plus en plus du militantisme, quoi

Voilà, c'est ça, et du coup on voyait franchement ce que c'est, que ça a commencé à descendre. Je pense de l'histoire des écoles de la Villeneuve… la première a ouvert en 73, si mes souvenirs sont exacts, et moi je dirais que la vraie époque, militante, avec un soutien logistique, de recherche, machin, et tout… c’est 73 à 82, 83, peut-être 84, mais enfin après… pff ! Donc là, on se situait en 87, et puis il y avait des tensions d'équipe, enfin, bon, il y avait des choses, il y avait plusieurs raisons diffuses… <silence> Voilà. Et donc en 87, donc parallèlement à tout ça, un jour C. m'appelle et me dit écoute… –moi je commençais à me dire qu’est-ce que je fais, est-ce que je participe au mouvement en temps qu'instit…– un jour il m'appelle, et il me dit : « écoute, voilà, il y a un truc, j'ai besoin d'acheter un xylophone –sa gamine avait commencé à jouer des percussions– je voulais l'acheter chez un fabricant… ben écoute, j'ai l'impression qu'il n'y a pas grand monde. –vous voyez ce que je veux dire, c'est suite à toutes nos discussions : faire de la guitare, c'est impossible– J'ai l'impression qu'il n'y a pas grand monde, ça paraît pas très compliqué, du xylo, tu devrais peut-être passer un coup de fil ». On était au mois de juin. Mais moi, c'est vrai que… pff ! j'appelle un copain, un des cinq instits de la promo avec qui j’avais bossé à la Villeneuve, qui avait monté un magasin de musique, qui existe toujours, qui faisait de la batterie et de la percu, je lui en parle, il me dit : « ouais, je suis assez d'accord, effectivement j'ai essayé de me procurer du matériel, bon je ne suis pas arrivé à avoir ce que je voulais… il y a une demande ». Donc on était début juin, je tourne le problème pendant quinze jours, et puis je me dis : « ben c'est maintenant, il y a une opportunité, il faut la prendre ». Donc ça s'est décidé en quinze jours. Je me suis mis en disponibilité. J'ai pris une dispo pour convenance personnelle… et il y avait à ce moment-là autour de moi, l'opportunité quand même… il y avait trois choses. Il y avait donc effectivement… ce beau-frère qui lui m'a apporté… qui m’a déblayé le terrain, au niveau de la fabrication d'instrument, techniquement il avait des réponses, quand même, un soutien technique par rapport à la problématique de la fabrication elle-même, je n'étais pas lâché dans la nature. La deuxième chose, c'est que le père de A. était prof de charpente et donc dans le sous sol de leur maison, il y avait des machines, ce qui fait que je démarrais, je n'avais pas à louer un atelier, investir de l'argent, c'est-à-dire que j'ai eu la sagesse de démarrer tout petit. Ce que je dis souvent maintenant aux gens qui me disent « comment tu as fait ? » la sagesse c'est de démarrer tout petit, ne pas se prendre pour ce qu’on est pas. Et la troisième chose, c'est que j'avais aussi le magasin d'un copain, qui lui très vite m'a mis en relation avec le milieu de la percussion, rencontrer des profs, des enseignants du conservatoire, et m’a gentiment prêté son magasin entre guillemets, pour que je lui dépose du matériel, enfin voilà. Je me suis dis : « si tu n’y vas pas maintenant, tu n’iras jamais ». Dernière chose, j'étais le seul artisan de l'Isère qui avait la sécurité de l'emploi, c'est-à-dire que si au bout d’un an je m'étais ramassé, je retournais à l'école. Le tout cumulé, je n'ai pas fait preuve d'un courage colossal !

Contrairement à ce que disent les instits qui sont restés…

Toujours, c'est toujours comme ça.

La disponibilité, c'est un cadeau fantastique.

Bien sûr, bien sûr ! Et c’est vrai que j’ai parfois du mal à faire comprendre aux instits qu’il ne faut vraiment pas avoir peur… « Mais comment t’as fait ? » Mais, attendez ! faut arrêter quoi ! On est les seuls à pouvoir arrêter et revenir.

Donc ça, ça fait partie du déclic

C’est fondamental ! il ne faut pas se leurrer. Donc la décision s'est prise comme ça : j’ai posé une dispo, j'ai attaqué au mois de septembre, je ne savais pas faire, je ne connaissais rien au matériel, j'étais un bon bricoleur, j’ai une oreille qui vaut ce qu'elle vaut mais je n’étais pas sourd non plus. Et voilà. <silence>

Et le regard que vous vous portez sur le métier d'instit ? Vous avez du recul, et de l’expérience. Qu'est-ce que vous avez découvert en sortant ?

<changement de face de la K7>

une chose qui était déjà assez claire à l'époque qui s'est un petit peu affirmée, c’est la notion de… Je ne veux pas employer le terme de gâchis parce qu’il est bien trop fort, mais ce que je veux dire c'est que... Je suis à la fois convaincu et très attaché à l'école, dans le sens républicain, c'est un organe fondamental, dont doit se doter n'importe quelle société évoluée pour transmettre le savoir et éduquer les enfants, je dirais ça au sens politique et donc je pense qu’on a la chance d’être dans un système où cet outil existe. Et quand je parlais de gâchis c'est parce que –j'avais déjà ce sentiment quand j'étais à l'école et aujourd'hui je pense que c'est encore plus fort– je déplore l'immobilisme, l'inertie qui est inhérente au système parce que l'Education nationale c'est un système qui.. –je ne veux pas dire dinosaure pour ne pas faire comme le ministre- parce que c’est très, très difficile, il ne s'agit pas de.... Le paradoxe, c’est que les individus, enseignants, on leur balance des trucs dont ils ne savent pas quoi faire : les réformes sans moyens… C'est aberrant, ça me fait hurler ça. Y compris en formation, on leur dit : « A partir d'aujourd'hui, les gars, il ne faut plus faire ça, ça ne vaut rien du tout, il faut faire autrement » Ils ont à peine les locaux, ils n’ont pas le matériel. Mais ce que j'ai découvert en sortant c'est… pff ! –et ça c'est vrai que ce n’est pas un compliment pour le corps enseignant– c'est cette espèce de complaisance et <silence> cette façon de se poser en victime, quoi. C'est-à-dire que tout le monde peut être acteur de changement. Et en tout cas on ne peut pas simplement dire… on ne peut pas que les instits subissent tel qu'ils le disent. Ce n’est pas aussi simple. Ils subissent des choses, ils subissent leur administration, qui, effectivement, c’est totalement hallucinant. Alors là-dessus je suis très sévère. Vraiment, l'administration c'est totalement hallucinant. C'est-à-dire qu’on est à l'époque du mail, du fax, du machin, ils sont en plein délire. Chaque année on vous réclame votre barème, sur n'importe quelle feuille, votre barème, il se calcule à 14,85 ou à 14,82, vous voyez ce que je veux dire ! Comment voulez-vous le calculer ? on vous le réclame, vous envoyez votre barème, et après on vous rappelle, on vous envoie un courrier pour vous dire ce n’est pas le bon barème. Il faut arrêter, quoi, il faut arrêter avec ça, vraiment, c'est très grave… La deuxième chose qui est très grave, effectivement, ça c'est une vérité, il y a peu de soutien en matière de formation en matière de… Bon je trouve que le système conseiller pédagogique, inspection, c'est totalement bidon. Je parle au niveau soutien et de la formation, on est bien d'accord. Un instit ne peut pas compter sur quoique que ce soit, alors on ne parlera même pas des journées pédagogiques, qui sont… à mourir de honte quoi. Alors là franchement, ma femme m'a raconté la journée pédagogique cette année en art plastique, je n’y croyais pas quoi. Déjà, ils ont mélangé avec ceux qui ont pris danse parce qu’il n’y avait pas assez de candidats. A huit heures du matin, on avait trente adultes qui font de l'expression corporelle, qui ne se sont jamais vus, et puis à cinq heures… N'importe quoi ! N'importe quoi ! Et ça, c’est vrai que quand on passe de l'autre coté…

C’est plus visible ?

Ah oui, parce qu'on se rend compte à quelle vitesse et avec quel souci d'efficacité on travaille. Alors on s'est bien compris, hein ! Je ne suis pas… Je suis sensible à la valeur du service public, je ne suis pas là pour… Je ne suis pas un libéral, vous voyez ce que je veux dire, loin de là, loin de là. Mais il faut reconnaître qu'il y a un problème. L'extérieur ne peut pas se permettre toute cette perte de temps, d'énergie et d'argent. Ça n'existe pas. Dans une entreprise, quelqu'un qui ne sert à rien… s’il y a un conseiller pédagogique dans l'entreprise, au bout de six mois, tu vois le chiffre d'affaire, quand tu es entré il était de tant, aujourd’hui il est de tant et bien au revoir. Et puis je pense que ce n’est pas forcément mal vécu. Vous êtes là pour servir à quelque chose. Voilà. Et je pense que la grosse découverte, c'est ça. Il y a beaucoup de choses à l'Education nationale, dans les rapports humains, dans la hiérarchie, etc. dans la façon de concevoir qui ne servent à rien, qui sont obsolètes. Alors excusez-moi, je suis très catégorique. Moi je travaille avec des gens, avec des PME où il y a trente bonshommes, on ne voit pas tout ça. Alors peut-être que, je ne sais pas, le pouvoir décisionnel il existe, il y a une hiérarchie dans le travail et tout, mais j’ai l’impression que les gens…

C'est un manque de réalisme ?

Oui, oui. Je crois que c'est dur parce que c'est un système qui, aussi, surprotège les individus. Je pense qu'il y a un problème dans le sens… avec des gens qui ne sont jamais sortis de l'école. Alors on parle de généralités, mais c'est un peu grave, parce qu’il y a plein d'instits qui sont conscients de ça, qui ne se plaignent pas, qui savent qu’ils sont dans un milieu protégeant et qui font des trucs extraordinaires, et puis c'est vrai qu'ils sont pris entre le marteau et l'enclume, moi je reconnais que là il faut avoir envie, pour répondre à tout ce qu’on vous balance quand vous êtes directeur d'école, pour faire quoi, excusez-moi, franchement, faut arrêter, quoi… Ça ne sert à rien tous ces trucs, il n'y a pas de souci d'efficacité. <silence>

Une autre façon d'aborder la question, c'est quelles réactions votre départ a provoquées, auprès de vos clients de vos fournisseurs…

Il y a deux choses. Il y a des gens comme ça… le directeur du conservatoire… à qui un jour je disais, je ne sais pas… c'est quelqu'un que je connais peu et à qui je dis ça, je ne sais plus pour quelle raison, et qui effectivement n’a pas compris. Parce que lui, il s'agit d'un fonctionnaire, en plus… « vous étiez instit, vous êtes parti, mais pour faire ça, il faut être complètement fou » Oui, il y a beaucoup de gens… Il y a ce type de réaction, moi je dirais que c’est représentatif. Il y a les gens de la famille, ça génère de l'angoisse.

La prise de risque ?

Oui, la prise de risque. Alors au niveau des instits, par contre, il y a souvent ce mélange ambigu de, de… <silence> pas de jalousie mais de… –je ne trouve plus le mot– enfin, ils sont impressionnés par ça,… « t’as eu le courage de » –comment on va dire ça ?– pas de jalousie, pas d’émerv…

d'admiration ?

Il y a un mélange d'admiration entre « t’as… ouais, pff ! » et puis… j’ai perdu le fil ! Chez les instits… qu'est-ce qu'on disait ?

Vous disiez un mélange ambigu… d’un côté quelque chose de plutôt positif, l'admiration… et donc j'attends quelque chose de plutôt négatif.

Oui, je ne me souviens plus de ce que je voulais dire… <silence> Oui, c'est souvent de l'admiration. Mais c'est compliqué parce que c'est de l’admiration si ça marche. <silence> Pour moi, les choses se sont bien passées. Alors bien sûr, c'est vrai qu'aujourd'hui l'image que je balance aux instits, j'imagine, c'est l'image de celui qui a réussi à sortir du système. Mais ce qui est étonnant, c'est qu'on a le sentiment que chez tous il y a quelque part, enfoui au fond d'eux, il y a ce désir de…

au moins une interrogation ?

Il y a une insatisfaction chez les instits, et ça c'est un truc… Je pense, qu’il y a une insatisfaction. A quoi elle est dûe, je ne sais pas. On rencontre, j'ai le sentiment, plus d’instits –et c’est ce qui m’agace– on rencontre plus d’instits gémissants, mal dans leur truc que d’instits disant « moi, j’ai fait une carrière d’instit, je suis content… ». <silence>

J’ai l’impression que beaucoup de gens ont peur de devenir mauvais, de ne plus supporter les élèves, qui se disent « si jamais ça m’arrivait, qu’est-ce que je pourrais faire, je ne sais rien faire ». Et j’ai l’impression que des gens comme vous réactivent cette sorte de fantasme. Et vous ne retrouvez pas l’autre terme, vous disiez un mélange ambigu entre l’admiration et…

Je disais un mélange ambigu entre l’admiration et…

presque l’envie

oui, oui, c’est un peu ça. Et puis après, il y a une troisième catégorie. Donc, il y a ceux qui effectivement, ne comprennent pas comment on peut quitter un boulot comme ça, pour devenir artisan en plus, enfin ça les fascine quoi. Il y a souvent chez les instits cette réaction d’admiration. Alors ce qui est vraiment drôle, c’est d’aller dans le secteur de vos fournisseurs… De voir la vision que les gens ont de l’école, quand vous, vous avez été dedans et de voir… c’est carrément grave quoi ! On entend des choses incroyables quoi ! Qui sont parfois justes, dans le sens de ce que je viens de dire : « faut arrêter de pleurer, quoi ».

Et puis le vase clos, les enseignants sont dans leur bulle ?

Voilà, voilà. Moi, souvent, ce qui est marrant, c’est que je laisse parler les gens, pas trop parce que je ne veux pas les mettre top mal, <rire> parfois je ne le fais pas parce ça va trop loin, il y a des gens qui disent des trucs ! Mais je suis souvent partagé parce que je reconnais… –je ne peux pas aller contre mon propre système de pensée, ma propre opinion– c’est vrai que chez les instis, il y a quand même beaucoup de gens qui abusent de ce truc de… d’attitude un peu… Mais en même temps, je continue à penser que c’est un super métier, que c’est un très beau boulot, qu’il y a plein de gens qui se donnent du mal, que c’est difficile. C’est difficile parce que je pense qu’il y a effectivement chez les instits cette espèce de panique à ne pas savoir si ce qu’ils font c’est bien ou pas bien, ils ne sont pas reconnus par le groupe social, je pense qu’aujourd’hui la société n’a pas une image très valorisante des profs et des instits. Ils ne sont pas reconnus par leur administration qui ne fait que les emmerder, pour être poli, c’est clair. En dehors de ça, elle ne leur apporte rien du tout. Je suis désolé ! Aujourd’hui, l’administration ne leur apporte rien, enfin, je peux me tromper hein, mais c’est mon sentiment.

Ce n’est pas ce qui vous a fait hésiter à rester, quoi !

Ah, ça c’est clair ! Ça fait partie de ce qui m’a fait fuir ! Et puis en plus, je pense que c’est… Il y a quelque chose qui est difficile dans le métier d’instit que les autres ne connaissent pas, c’est la régularité : un instit, il faut que tous les jours, tous les jours il faut qu’il envoie quelque chose, il faut qu’il y ait quelque chose qui parte de lui. Il s’adresse à un groupe –je ne suis pas un spécialiste de ça mais j’imagine que– dans tous les groupes c’est comme ça, quand vous avez à manier à un groupe, vous êtes le leader… il faut payer de votre personne ! Il faut envoyer des vibrations, il faut… pff ! il faut l’avoir vécu ! Il faut y aller ! Moi je l’ai vécu, un groupe de gamins… Quand vous arrivez le matin et que vous avez la patate : bon aujourd’hui c’est ça, ça et ça, il y a tel groupe qui fait ci, il y a tel groupe qui fait ça, on se retrouve à telle heure –enfin nous on fonctionnait comme ça– Si vous allez au charbon, ça marche tout seul. Mais si vous n’êtes pas capable d’aller au charbon… je crois qu’il y a quelques instits pour qui c’est une souffrance perpétuelle. Il vaut mieux qu’ils partent, il y en a quelques uns pour qui c’est une horreur. Et le problème de la régularité, c’est ça, c’est que tous les matins, le groupe de gamins il est là… et un groupe de gamins… pff ! Ce n’est pas intentionnel, mais un groupe de gamins, ils vous avalent si vous n’êtes pas là !

On ne peut jamais se désimpliquer, comme dans d’autres métiers.

C’est clair ! Moi aujourd’hui je fais le double d’heures de ce que je faisais –pas quand j’étais à la Villeneuve parce que c’est particulier– je fais 45 heures par semaine, je prends trois semaines de vacances par an, donc on est très, très loin des réalités de l’instit, j’ai d’autres soucis, j’ai d’autres emmerdes etc. mais par contre, je reconnais <téléphone> Je constate souvent qu’à l’extérieur, les gens ne sont pas conscients de ça. Il faut rendre ça aux instits, les gens n’ont aucune conscience de ça. Vous mettez n’importe quel père ou mère de famille avec 25 gamins, il va comprendre en deux heures !

C’est les effets bénéfiques de certaines occupations d’école !

Attendez, c’est un métier ! Et il faut rendre ça à l’école ! c’est un métier ! Et ça demande de la technique, ça demande de l’implication de la personne, vous n’êtes pas disponible dans une classe, vous êtes totalement indisponible. Et ça, il faut pouvoir ! six heures de suite ! Et ça, je n’ai pas oublié moi, je ne fais pas partie de ceux qui disent, attends, c’était carrément cool ! <téléphone> Vous voyez ce que je veux dire : moi, je n’ai pas oublié ! Je suis parti ce matin chez un fournisseur, et quand on est sorti, j’ai dit « et si on buvait un café ? » Et à neuf heures et quart, j’étais encore en train de boire le café <il est arrivé à neuf heures et demi à notre rendez-vous de neuf heures> Et en revenant dans ma voiture… Oui ! j’ai mes soucis de boulot, mes problèmes sont autres, mais être instit, ce n’est pas zéro problème ! Attention hein ! A mon avis, il y a deux aspects, le groupe d’enfants, qu’il faut… ce qu’on vient de dire, et il y a l’aspect… je crois qu’un instit malgré tout c’est quelqu’un qui est lâché, qui n’est pas soutenu, ni par son administration, il n’est pas soutenu. Et je pense que j’enfonce une porte ouverte, en disant ça, hein.

Je ne suis pas sûr. Il y a des gens qui disent qu’ils sont partis sur un sentiment de responsabilité étouffant : seul face à un groupe de gamins…

Bien sûr, bien sûr. Je pense que ça ne va pas en s’arrangeant. L’administration charge de plus en plus la barque… attendez, ils sont fous quoi ! Deuxièmement, elle est prête à lâcher son personnel dès qu’il y a le moindre problème, parce qu’il y a une dérive là-dessus aussi en ce moment, qui est insupportable ! Les procès de parents… maintenant, les parents arrivent… Moi, vous savez, je m’occupe d’une association de parents, il m’est arrivé de ne pas les épargner les instits. Mais j’essaye… mais par contre mon rôle, notre rôle c’est souvent de soutenir les projets, d’être un interlocuteur autre auprès des mairies etc. Et je pense que les instits, souvent, maintenant ça devient dur, ils ont vraiment une pression des familles. Il y a des secteurs où c’est le délire : ils exigent tout et n’importe quoi. Le délire sur la sécurité ! A F., il y a eu un audit sur la sécurité des jeux de cours, qui a coûté soixante mille francs à la ville je crois, le rapport est épais comme ça. Je vous le fais lire, mais c’est à mourir de honte quoi ! Faire des trucs comme ça et les facturer soixante mille francs, mais attendez ! Pour les balançoires, il y a un diamètre standard pour les trous : si le diamètre est de plus de douze millimètres, l’enfant peut entrer son doigt, donc se casser le doigt… <sifflement> Résultat de l’opération : les jeux ont été démontés et il y a deux cent trente mille francs d’investissement sur trois ans, donc ça aura coûté trois cents mille pour faire quoi ? Vous voyez ce que je veux dire, quoi. Et on va faire quoi dans dix ans ? On va habiller les cours avec de la mousse ? Moi, mon gamin qui a sept ans est tombé dans la cours au mois de juin. Un gamin l’a poussé, il est tombé, traumatisme crânien, une nuit à l’hôpital, on a passé un sale moment <silence> Mais qu’est-ce que vous voulez faire ? Comment vous voulez vivre ça autrement ? Mais vivre, c’est prendre des risques ! Et puis ça va au delà ! Je suis d’accord par contre avec cette partie du discours des instits sur le désengagement des familles en matière d’éducation, je suis assez d’accord par exemple. Je ne suis pas d’accord sur « les gamins vont de plus en plus mal », mais je suis d’accord sur le fait qu’on laisse croire souvent –je ne sais pas l’expliquer– mais je pense que souvent dans certains milieux, dans certains réseaux, il y a une difficulté pour les parents d’assurer leur rôle de parents en matière d’éducation. Je ne leur en veux pas, parce que je pense qu’ils sont pris entre des discours, qu’ils assimilent mal, sur l’ouverture éducative, sur la non directivité. C’est avalé n’importe comment ! A la Villeneuve, j’ai vu de ces trucs ! Dans les milieux intello hein, une catastrophe totale ! Vous allez manger chez des gens, :les gamins ! vous ne pouvez pas en placer une !

C’est ce que disent les sociologues : la demande sociale faite à l’école, toutes les demandes et surtout une demande brouillée.

Et là je pense que pour l’instit, c’est très difficile, son rôle n’est pas clair, quoi. Je pense qu’il y a trente ou quarante ans, son rôle était plus clair, on lui reconnaissait une autorité, personne ne la contestait. Ça avait des effets pervers, j’y suis passé ! à genou sur une règle… Je ne vais pas renier ce que j’ai dit au début de la discussion : je suis né d’une révolte contre ce truc là, je ne vais pas revenir là dessus mais…

On est bien dans les réactions des gens quand ils apprennent que quelqu’un a été instit. Dire « mais c’est impossible », ça dit plein de choses sur le métier d’instit, qui n’est reconnu ou compris.

Alors que, sincèrement –c’est de la philo mais– c’est un des métiers clé, c’est vraiment un des métiers clé du système social, de la démocratie, l’Ecole c’est vraiment l’outil… c’est à préserver à tout prix. On le sait bien, les démocraties, plus elles sont avancées et plus elles ont des systèmes éducatifs performants. Il n’y a pas d’autre issue que l’éducation, je n’ai pas bougé, j’en suis persuadé moi.

Et pour changer de registre, qu’est-ce que vous avez gardé, en termes d’expérience professionnelle, qu’est-ce que vous avez réinvesti ? Parce que j’ai entendu des choses qui m’ont beaucoup étonné de la part de gens qui sont très loin de l’enseignement et de l’école.

Je ne peux pas dire que ce soit un truc que je revendique au sens où ça peut me servir professionnellement mais je suis absolument persuadé –je vous le disais tout à l’heure– que ça a été très formateur. C'est-à-dire que l’expérience est particulière, j’ai appris sur un secteur d’école expérimentale, avec des gens… je ne vais pas revenir là dessus, d’ailleurs à la fois des enseignants et à la fois les parents de l’école qui étaient un milieu particulier… des gens avec qui effectivement on n’était pas uniquement dans le rapport parents-enseignants. Il y avait, je pense, une vraie connivence culturelle…

Ma question est plus précise : est-ce que vous pouvez pointer des choses que vous réinvestissez, concrètement ?

Concrètement, par exemple, je pense que… j’y ai appris peut-être des choses qui aujourd’hui me servent à gérer des personnes par exemple. Alors, c’est des liens indirects, mais quand on parle de prise de parole, d’autonomie décisionnelle, de choses comme ça, je pense que c’est des choses qui m’ont servi dans mon boulot.

Mais ce n’est pas l’exercice standard du métier d’instit.

Par contre, sur le reste… Ça ne répond pas du tout à la question, mais c’est vrai que je reçois des groupes de gamins ici (MJC, écoles…) et <rire> les instits me disent à chaque fois : « t’es bien un ancien instit toi ! »

du style « tu ne peux pas te retenir ! »

Oui ! les vieux réflexes ressortent. Vous me mettez vingt gamins dans l’atelier, je peux les tenir une heure, il n’y a pas de problème, je n’ai pas besoin de l’instit quoi, je sais faire : en prendre un, lui dire toi, tu vas… enfin vous voyez ce que je veux dire. Alors, est-ce que dans mon boulot ?… ça doit y être hein, je suis persuadé de ça y est, je ne sais pas vous dire à quel… mais ça y est, c’est évident. Par exemple, j’explique souvent comment je travaille, quand je suis en relation avec des clients musicien, je pense que là ça me sert. A la limite, je suis dans une situation de pédagogue quoi… On peut la vivre ensemble, on peut aller dans l’atelier et je vous explique comment je travaille… J’imagine, j’imagine… je sais prendre les choses par un bout et aller à un autre bout, alors ça me sert aujourd’hui à clarifier… mon discours. L’explicitation de ma démarche professionnelle… est-ce que c’est clair ? Il y a une pédagogie…

Une chose qui m’a étonné dans ce que j’ai entendu c’est « je suis capable de me vendre, parce que je suis capable d’expliquer simplement mon métier »

Voilà, voilà ! là on est d’accord. Si vous voulez, à la limite, ça fait de vous un bon commercial, je serais assez d’accord avec ça. Pourquoi ? Et oui, c’est vrai que c’est très surprenant, on ne s’attend pas à ça et oui ! Sauf que l’instit, il a passé des années à faire de quelque chose, qui au début est une technique de travail, à en faire quelque chose qui est intuitif, c'est-à-dire un instit qui s’adresse à un groupe de personnes –on rejoint une partie de la discussion de tout à l’heure– il va mieux y arriver, à transmettre son truc, que n’importe quel péquin qui ne l’a jamais fait. Parce que, intuitivement, tout à coup… Enfin, c’est un pédago ! c’est ce qu’on appelle un pédago…

C’est intégré ?

c’est intégré ! voilà, exactement ! c’est dans son disque dur, ça fait partie de son système : dans son système à lui il y a un interface –l’interface c’est un mot qui convient bien– et l’interface, il reste vrai. Et moi, dans mes relations avec mes clients, et ben il y est l’interface du pédagogue. C'est-à-dire que… pof, pof, pof je vais pouvoir, d’une certaine façon, bien faire comprendre ce que je veux faire comprendre.

Pour moi, c’est une vraie découverte, parce qu’un discours que j’entends souvent chez les instits, c’est « je suis obligé de rester parce que je ne sais rien faire. Je sais faire la classe, point à la ligne, donc je ne vaux rien sur le marché du travail »

Non ! Il y a une compétence réelle, oui, et qui est applicable ailleurs. C’est un peu confus ce que je disais tout à l’heure, parce que je ne me suis pas posé la question, mais j’en suis sûr, il y a une vraie compétence qui peut se réinvestir.

<demande de coordonnées d’autres personnes, puis interrogations sur la recherche, le statut du chercheur>

Artisan, ça marche souvent avec famille quand même

Pour Christian D. c’est le cas, ses parents étaient commerçants eux aussi.

Pour comprendre la dynamique d’une personne qui a quitté, très souvent il faut revenir sur la manière de devenir instituteur. Parfois les gens sont intrigués par cette question, ils la vivent mal, mais…

C’est vrai que moi, je suis assez clair là dessus, parce que j’ai déjà souvent raconté ça à des clients, à des gens, à des amis… comment on fait, pourquoi, pourquoi ? Parce qu’en plus, moi je suis sur un secteur, la percussion classique, c’est… on est deux en France, donc il y a les opportunités, il y a tout ça. Mais c’est vrai que c’est important de raccrocher ça à un projet antérieur à… C’est vrai aussi qu’il y a une partie de la décision qui… Villeneuve, c’était un milieu… on vivait beaucoup les uns avec les autres, il y avait une grosse présence en heures, et du coup… partir c’était aussi redevenir indépendant. C'est-à-dire échapper au fait que toute décision était collégiale etc. quelque part ça me plaisait bien, mais en même temps c’est vrai que les premières années j’ai énormément apprécié d’être tout seul. Etre totalement autonome, avoir tout pouvoir de décision, c’est valable par rapport à l’équipe, à la pesanteur de l’équipe, mais c’est valable aussi et ça rejoint mon discours sur l’administration. Mon truc là, c’était « je suis tout seul » et… ça m’a bien plu ! La deuxième chose que je n’ai pas dit aussi c’est que je ne viens pas du tout d’un milieu d’artisan par contre, mes parents étaient salariés, mon père était ouvrier d’usine, ma mère employée de bureau. Et c’est vrai qu’il y a eu une vraie rupture à ce niveau là, il y avait, je pense, chez mon père… mon père n’avait pas franchi le pas, c'est-à-dire que plusieurs fois dans sa vie de salarié, il a eu envie de s’installer comme indépendant, notamment pour faire de l’artisanat, de la ferronnerie parce que c’était son truc. Et je pense qu’il n’a jamais eu les tripes de le faire. Et moi, je rompais avec ça. <téléphone> Donc là aussi il y avait… il y avait une espèce de…

vous avez repris son projet ? Des gens me disent qu’un de leur parent avait échoué

Oui, je pense qu’il y a un peu de ça, et puis il y avait une volonté… non il faut enlever volonté, mais c’est vrai que… je pense que… <silence> comment dire ? Devenir instit, dans le milieu dans lequel je vivais, socialement, c’était bien, ce n’était pas mal. Le projet de mes parents, c’était que je devienne ingénieur, bien sûr. Bon quand j’étais à Etienne Mimard [en classe préparatoire] je pense qu’ils y ont cru pendant un moment –je crois, hein, avec le recul– tout en sachant en même temps ça leur plaisait, parce que c’était, socialement…, une reconnaissance etc. en même temps, culturellement, pour mon père… c’était à moitié satisfaisant parce qu’il avait aussi une image… –que je partage d’ailleurs, hein ! <rire>– L’ingénieur, c’est un peu le patron, et puis c’est aussi des côtés… c’est un milieu très sclérosant <téléphone> Chez mon père il y avait à la fois ça et… Je l’ai rencontré, ça, il n’y a pas longtemps chez un sous traitant avec qui j’ai de très, très bons rapports : il a un fils, et ce fils est en train de faire des études d’ingénieur, cinq demi, enfin les classes prépa. Et son père en parle très bien de ça : lui, il a des problèmes avec les ingénieurs de la boîte, parce que, souvent, ils les font chier avec des trucs, vous voyez ce que je veux dire. A la fois il souhaite ça pour son fils et à la fois, il dit : « quand je pense que mon fils, il va devenir comme lui ! » Chez mon père il y avait ça aussi.

Une réussite, un peu ambiguë, quand même…

il y avait cette ambiguïté. Et c’est vrai que moi, j’avais déjà…

instit, c’est plus acceptable ?

Oui, voilà. Instit, il y avait le côté… ça reste un milieu de gauche, et socialement… Je viens de cette culture aussi. Dans mon milieu familial, il y avait des militants CGT, des… Et devenir instit, c’était bien, et après devenir artisan, c’était encore une autre transgression du milieu, c'est-à-dire que là, on avait… on en finissait avec cette peur de… on rompait avec le salariat, il y a un peu de ça quoi.

une dernière question : vos projets actuels ?

Quels sont mes projets ? J’ai un super projet, c’est le capital. Avoir une entreprise de cinquante personnes, rouler en Porsche <rire> ça se voit, je n’ai qu’un but dans la vie, c’est l’argent <rire>. Mon projet ? Je vais vous dire : je suis passionné par ce que je fais, totalement, à deux niveaux : j’aime bien, déjà, par l’objet de ma fabrication. C’est-à-dire que je fais des instruments de musique. Chaque jour, je bénis le ciel <rire> Non mais franchement, je fais partie de… je suis vraiment… S’il y a un destin quelque part, j’ai eu une chance énorme : je fais ce que je voulais faire. C’est quand même colossal, on ne peut pas quand même pas se plaindre tout le temps. J’ai fait ce que je voulais faire. Par rapport à ça, quand je dis que je suis passionné, c’est qu’il y a énormément de choses que je veux faire, par rapport à cet instrument. Je suis bourré de projets là dessus. D’ailleurs, on se dispute souvent à ce propos, parce que dès que j’ai fini un truc, au lieu de bien le vendre, je suis déjà sur autre chose et je n’en suis pas satisfait, il y a une course perpétuelle par rapport à ça.

Certains me disent qu’ils sont en train de préparer l’étape suivante. Vous, vous avez…

Ah c’est clair ! Et puis au niveau de l’entreprise elle-même –j’ai découvert ça– je suis obligé d’admettre que… il n’y a pas beaucoup de désintérêt quoi… J’aimerais… Alors, soyons bien clair, il ne s’agit pas de dire… –c’est pour ça que j’ai commencé par ça tout à l’heure– « moi, je veux un grand bureau, avec l’heure New York, l’heure à… » ce n’est pas vrai du tout, du tout. Mais j’aimerais aussi que cette entreprise se développe ! Pourquoi ? parce que je me suis donné du mal –je peux dire ça– pendant dix ans je crois que ça veut dire quelque chose, et maintenant ça commence à vouloir dire quelque chose. Il y a une quête de reconnaissance quand même un petit peu, dans le sens où… comment expliquer ça ? C’est un milieu particulier, la percussion. Quand vous arrivez et que vous mettez « instruments de percussion », ce n’est pas plombier.