Éliane

[inaudible…] qui avait pris un congé de trois ans je crois, qui avait monté une petite affaire de transports parce qu’il voulait voir autre chose, vous savez les transports rapides, et puis qui a recommencé, qui est rentré au bercail.

Et vous, vous avez donné votre démission ou vous êtes encore en disponibilité ?

Non, non, j'ai donné ma démission, moi. Non pas dès le départ, j’avais pris… ma belle-mère à l'époque m'avait dit : « tu vas prendre une année de congé pour voir si ça va être bien ». Et puis au bout d'un an, j'ai pris ma décision. Ma belle-mère qui avait été dans le commerce toute sa vie avait quand même jugé bon que j'aie un temps de réflexion.

Donc vous n’avez pris qu'un an de réflexion ?

Oui, ce n’est pas beaucoup.

Non ! j'ai rencontré des gens qui sont restés plus de dix ans en disponibilité

Mais ça dépend aussi du moment auquel ça se passe. C'est vrai que quand j'ai arrêté… j'en avais ras le bol, de l'enseignement. Donc, je me suis trouvé bien sans cette responsabilité finalement. Moi je trouve que c'est un métier où il faut être très, très responsable, et à ce moment-là de ma vie, c'était lourd pour moi, ma classe plus mes trois enfants qui étaient également dans ma classe…

Et c'était au bout de combien de temps, vous avez enseigné combien de temps ?

<silence> treize ans, treize ans…

Et l'élément déterminant, c'était vos propres enfants dans votre classe ?

Tout à fait, et puis ce n’était pas des enfants très faciles… moi j'avais des classes maternelles, et peut-être qu'après les enfants, dans le primaire, font plus la différence entre l'enseignant et leur mère mais de jeunes enfants ne comprennent pas vraiment, et ça posait des problèmes, notamment ma fille me posait beaucoup de problèmes de discipline, des petites choses mais enfin vous savez… après je les ai eu tous les trois… Enfin j'étais avec des enfants 24 heures sur 24… <silence> vraiment, c'était lourd <silence>

Et le fait d'être devenue institutrice, c'était vraiment un choix pour vous ou c'était un peu par hasard ?

Ça a été plutôt le choix de mes parents ! Comme beaucoup de petites filles, je jouais à la maîtresse, je m'en sortais bien au niveau scolaire, et c'est vrai que mes parents étant d'un milieu ouvrier, pour eux à cette époque (c'était en 63-64, j'ai passé le concours en 64) devenir fonctionnaire, c'était, encore, à ce moment-là quelque chose d'important, et d'intéressant. Et c'est vrai que ma mère m'a dit : « tu vas passer, tu as toujours voulu ». Moi, à cette époque, j'avais 14 ans, alors vous savez à 14 ans dans les années 60, on n'était pas bien dégourdi quand même. Par contre j'avais fait un coup fumant, la première année j'avais oublié de m'inscrire ! On passait le concours en troisième, mais volontairement je ne m'étais pas inscrite. Je peux vous dire que quand ma mère m'a dit : « c'est pas encore le moment du concours ? » et que j'ai dit : « je ne me suis pas inscrite »… la deuxième année, j'étais inscrite hein !

Donc vous aviez déjà une petite réticence dès le départ ?

Je trouvais déjà dès le départ que c'était un peu un carcan, cet engagement de dix ans !

Parce que vous aviez déjà eu connaissance de ça ?

Oui, au collège, à Saint-Etienne on avait eu une réunion, dans laquelle, je m’en rappelle très bien, on nous avait expliqué à quoi on s'engageait.

C'est vrai que quand on n'a que quinze ans, dix ans ça parait une éternité !

Bien sûr ! Par contre après je n'ai jamais regretté, une fois que j'ai été lancée… <silence>

Et donc, vous avez suivi à l'Ecole normale les classes prébac comme on disait ?

Oui tout à fait, j'ai passé le concours en fin de troisième, par contre j'avais été acceptée sur la liste supplémentaire, et là aussi on m'avait conseillé de partir, c'était un concours, et je me suis retrouvée à Annecy, j'avais demandé Rennes, Annecy et Besançon, où il y avait de la place. Donc c'était en 64, et là mon grand-père qui était dans les chemins de fer m'avait dit « va donc à Annecy parce que c'est sur une ligne directe ». C’est vrai que… Quand on raconte ça aux enfants, par exemple ma fille a 24 ans, elle ne comprend pas, maintenant on va d'un bout à l'autre de la France, mais en 64 ça paraissait loin… A l'Ecole normale, on n'avait pas de sorties toutes les semaines pour commencer, et puis on revenait pour les vacances, et puis il n’y avait pas le téléphone, il n’y avait pas les portables ! Moi je vous dis : quand j'ai réussi j'avais 15 ans –puisqu'à 14 ans je ne l'ai pas passé– et je n'avais jamais quitté les jupes de ma mère.

Donc pour vous l'internat n'a pas été facile, je suppose ?

Moi je trouve que ça a été très facile, parce que j'ai eu la chance d'arriver en 64 à Annecy dans un établissement qui était en avance… sur la révolution de 68. Ils étaient très en avance… sauf des choses bizarres : on n’avait pas le droit de se mettre en pantalon –par exemple– mais on avait le droit de fumer dans la cour de récréation, en 64 c'était… révolutionnaire. On était en auto-surveillance que ce soit dans les dortoirs, que ce soit dans les salles d'étude… Vraiment, c'était un enseignement qui était très en avance, par rapport au collège d'où je venais où il y avait une surveillante à chaque bout de rang ou des choses comme ça, et ça n’a pas été… Enfin si, ça a été dur, parce que je n'avais pas l'habitude de quitter ma mère, mais comme en plus c'était sortie toutes les trois semaines pour les filles de Haute-Savoie elles pouvaient partir le samedi à cinq heures, et une fois toutes les trois semaines elles pouvaient partir le samedi à midi. Nous le week-end, on avait le droit de sortir, on avait le droit… Il y avait plein d'activités que je ne faisais pas chez ma mère, chez mes parents, plutôt : aller au théâtre, aller au cinéma toute seule, moi ça je connaissais pas quand j'avais 15 ans, non ce n’est pas l'internat qui était dur.

Et après vous avez fait une année, deux années de formation ? quels souvenirs vous en gardez ?

Deux années, et ça c'était, honnêtement,… non, ça ne nous a pas servi à grand chose… c’était 68-70 hein ! donc…

Donc vous avez eu l'impression que c'était inutile par rapport à ce qui vous attendait après ?

On est arrivé le jour de la rentrée en septembre, on n'était pas prévenu, nous on pensait qu'on arrivait pour une année de formation –et là aussi c'est des souvenirs qui marquent– la directrice, qui était une femme pas très sympathique, attendait chaque élève qui arrivait elle était très heureuse de dire « vous êtes là pour deux ans ». <rire> Ce n’était pas vraiment une punition, mais elle était contente de nous dire ça. En fait ces années-là c'était des années de transition où ils se sont trouvés… les profs se sont retrouvés avec deux années de formation et il a bien fallu expérimenter. Voilà. Et c'est vrai que quand on a 19 ans on est un peu contestataire, on venait d'avoir 68, on contestait un petit peu ce qu’ils disaient. Mais au point de vue formation… je n’ai jamais trouvé que… Je trouve que la meilleure formation, c'est les collègues qui me l'ont donnée, quand j'ai démarré je veux dire, après… Mais j'ai eu la chance pendant les deux ou trois premières années de tomber avec des collègues sympathiques qui m'ont beaucoup aidé à commencer.

L’Ecole normale –vous commenciez à parler de la directrice– c'était encore le système un peu autoritaire ?

C'était, oui… C'était quelqu’un qui voulait que ses élèves réussissent, qui avait une image de marque, c'était… On était autre chose que des lycéennes normales pour elle… L’Education nationale, pour elle, c'était… illuminée, hein, elle était… Alors, d'une part elle nous laissait beaucoup de libertés, on allait au spectacle, on n'avait pas de surveillance… mais d'autre part, on avait un rang à tenir, c'était les normaliennes, c'était comme ça, !

Certains m’ont parlé d’une opposition entre certains profs de l’Ecole normale et les directions qui étaient encore sur une image encore un peu stricte : l'instituteur, ses devoirs…

Voilà ! Je ne pense pas que… Elle n’était pas bornée cette dame, mais elle avait une très-très haute idée de ce qu'était un instituteur effectivement. Mais ce n'était peut-être pas forcément un mal non plus, hein !

C'était en terme d'exigences ?

Je vois, par exemple, nous on a vécu 68 de façon très bizarre, parce que je n'avais aucune conscience politique à ce moment là : tout baignait, tout allait bien. On s'est retrouvé… En plus de ça, je redoublais puisque la première année il fallait avoir 200 pour avoir le bac, j'ai eu 197,5 et j'ai été recalée. Comme le disait mon professeur d'histoire sur le bulletin que j'ai apporté le jour du bac : « a très mal accepté son redoublement ». L'année 68, moi, je l'ai passée à ne rien faire, je l'ai raté de peu, j’avais un niveau moyen mais je n’ai pas eu besoin de beaucoup travailler. Alors 68, on l'a vécu un peu, nous, en tant que redoublantes, comme des vacances avant l'heure, hein ! Mais pour en revenir à la directrice, elle était très impliquée, elle avait fait venir des intervenants pour parler du racisme. Nous, on avait à ce moment-là une bande de copains martiniquais, sénégalais. Il y avait une de mes amies qui était mariée avec un monsieur, là aussi en 68, dans une petite ville comme Annecy ce n’était pas forcément bien vécu. Mais la directrice elle était plutôt avec nous, notamment cette amie dont je vous parle s'est retrouvée enceinte et a été obligée de se marier, ça avait fait tout un pataquès avec ses parents qui l'avaient complètement rejetée, qui lui ont envoyé toutes ses affaires : la directrice l'a soutenue. Vous voyez, elle n’était pas bornée, simplement quand même, les instituteurs c'était les instituteurs !

Quand vous étiez à l’Ecole normale d'Annecy, vous vous êtes implantée dans le département ou vous aviez l'idée de revenir ?

Ah non, moi je serais volontiers restée là-bas ! D'ailleurs les deux premières années, j'ai enseigné en Haute-Savoie… et puis je suis rentrée en 72, l'année où je me suis mariée pour me rapprocher de mon mari qui lui était d'ici. Moi aussi d'ailleurs, entre temps mes parents avaient déménagé depuis Saint-Etienne pour venir définitivement là. Et mes parents pensaient vraiment que je ferais ma vie là-bas, il s'est trouvé que j’ai… que je me suis rapatriée. Et là aussi ça n’a pas été facile ! d'arriver sans rien connaître, du moins sans connaître personne… parce qu'on a quand même un réseau de connaissances qu’on fait au cours de ses études, après ses collègues, voilà on connaît, les institutrices qui vous accueillaient dans les classes… Là, quand je suis arrivée en 72, j’ai été nommée pas très loin de B. [village proche de l’auberge], mais je ne connaissais aucun enseignant, mise à part la directrice de l'école de B., parce que dans un petit village tout le monde se connaît, je ne connaissais personne. <silence> et ça, ça n'a pas été très…

Vous n'aviez plus vos repères ?

plus aucun repère !

Et au niveau des postes que vous avez occupés, Annecy, c'est la Haute-Savoie, vous étiez en primaire, en maternelle ?

J’étais… oh ! j'avais choisi une voie pas très facile, quatrième et troisième pratique à l'époque.

Donc ça n'avait rien à voir avec la maternelle, ces classes. Vous aviez demandé ?

J'avais demandé parce que c'était réputé comme étant assez difficile et que je voulais voir ce que c'était. En parallèle, parce qu'on n'avait aucune formation pour ça –et c’était une erreur de mettre des jeunes de 20 ans face à des jeunes de 16 ans qui étaient démotivés– en parallèle j'avais demandé aussi à suivre des stages de formation.

Vous avez suivi des stages…

On faisait une semaine de stage et –autant que je me rappelle parce qu'il y a trente ans– quinze jours ou trois semaines d'école, et on avait toujours la même remplaçante qui venait pendant les deux ans. On était trois collègues, ça se passait dans un CEG… oui c'était une semaine sur trois parce qu'on avait, on était trois en poste et la remplaçante tournait. J'ai fait mes deux ans puisqu'après en Haute-Loire je n’ai pas pu avoir… Etant jeune mariée, je voulais quand même… je voulais rester près de…

Vous avez demandé une zone plutôt qu’un type de poste ?

Voilà ! et là, je suis tombée en classe unique. Alors ça a été… là aussi ! Non mais, quand on réfléchit, j'ai toujours été… j’ai toujours eu des choses où il a fallu se remettre en question, dès le départ. Parce que là aussi, la classe unique c'est quand même un enseignement un peu particulier, et c'est là que je vous dis j'ai eu la chance de tomber… –j'étais dans un minuscule petit hameau pas très loin de B. à 20 kilomètres– j'ai eu la chance de tomber sur un couple d'enseignants qui eux occupaient les deux classes du chef-lieu de la commune, qui ont vraiment été… des gens très-très ouverts, ils m'ont beaucoup aidée.

Oui, parce qu'en arrivant sans préparation, une classe unique, c'est un peu spécial !

Je l'ai su au mouvement de septembre et je commençais tout de suite. Ce n’était pas une classe chargée, il devait y avoir 13 ou 14 élèves, mais il y avait absolument toutes les sections, donc il faut bien se…

Oui, c'est toute une organisation spéciale. Et là vous être restée…

Je suis restée trois ans, et puis après j'ai été nommée sur B. dans une autre classe unique, de B., où je suis restée un an.

En fait il n’y avait pas vraiment le choix dans la zone ?

Quand on arrivait à avoir l'école du bourg on avait son bâton de maréchal ! <rire>

Vous avez continué encore, et votre carrière d'instituteur…

Et après, la petite école a fermé parce qu’ils ont regroupé, il restait encore trois écoles dans le hameau, ils ont regroupé au bourg et ils ont créé une classe maternelle, et là ! j'ai croisé les doigts… parce que moi, parallèlement, ma meilleure amie qui l'est restée depuis l’Ecole normale, elle travaillait en Isère en CP, et déjà à ce moment-là elle était en classe maternelle et quand j'allais la voir je rêvais devant tout ce qu'on pouvait faire en maternelle. Et quand cette classe… Il y avait deux classes au bourg et quand ils ont dit, on va créer une classe pour les moins de six ans, j'ai prié le ciel pour que mes deux collègues ne la demandent pas, c'était ce que je voulais faire

Vous l'avez fait longtemps ?

Cinq ans, six ans même, j’ai été nommée en 76. Ça correspondait bien à ce que je voulais, à l'état d'esprit que je voulais. Les collègues me l'avaient laissé, c'était deux dames qui n'avaient pas du tout pas envie. La première année, là aussi, je n'avais jamais fait, elles étaient… elles avaient eu mon frère en classe, elles étaient près de la retraite, elles se sont dit : celle-ci, on va la manager ! Et on n'avait vraiment pas du tout les mêmes conceptions. Quand je suis arrivée, la dame qui faisait le CP m'a dit : « ben voilà, faut qu'à la fin de l'année… faut qu'ils sachent lire, je t’amène des livres… » –je ne me souviens plus, une méthode ancienne– Je dis « non mais attendez, moi ce n’est pas tout à fait comme ça que je vois les choses ! »

Il fallait apprendre à lire en grande section avec une méthode…

Je me suis bien battue, mais ça a marché, ça a bien marché, hein !

Donc vous avez fait votre trou en classe maternelle comme on dit ?

Mais finalement, c'est ce que je préférais. C'est toujours ce que je préfère !

Et le grain de sable, l'élément qui a fait que vous êtes partie, entre autres, c'était la présence de vos enfants ?

Oui, nerveusement, j'étais fatiguée. Et puis… à ce moment on avait aussi des classes surchargées –quand j’entends à la rentrée, pas plus de 25 enfants– là, il faut bien comprendre que même en 77 78 –je ne sais pas maintenant, je ne m’occupe plus de ce genre de problème– mais il y avait une concurrence acharnée entre l'école publique et l'école privée à B. comme dans beaucoup d'endroits de Haute-Loire, mais à B., ça atteignait des sommets ! Donc il était hors de question de laisser s'échapper un enfant, donc il y a une année où j'en avais quand même 41 inscrits, et entre Pâques et –mais ça avait été le pompon ça !– entre Pâques et puis Juin j’en avais quand même 37 qui allaient de deux ans au CP, on les prenait à deux ans. Alors, c'était quand même lourd…

Donc ça fait des conditions de travail pas faciles, ça

Non, et on n'avait pas les locaux pour non plus. L'école maternelle, ils l'ont construite après mon départ… Et j'ai été longtemps, longtemps sans vouloir aller la visiter cette école maternelle. Parce qu'on travaillait dans une des classes de la primaire, mal adaptée. Moi ça me faisait mal au cœur, quelque fois j'étais obligée de dire à tous ces bambins de s'asseoir, alors que dans mon for intérieur je savais bien qu'il ne fallait pas qu'ils soient assis, et puis que les enfants… mais on ne pouvait pas faire autrement.

Ça faisait une contrainte extérieure ?

Mais au point de vue esprit, c'est ce que je préférais dans l'enseignement !

Est-ce que vous pouvez me raconter le moment du déclic, comment vous avez été amenée à prendre la décision de partir ? Est-ce que ça a été graduel, ou ça s’est fait brutalement ?

Ça a été graduel, parce que mon mari travaillait avec ses parents, qui avaient une boulangerie pâtisserie, mes beaux-parents voulaient prendre leur retraite, mon mari voulait prendre la suite, et c'est vrai que c'était une activité qui se faisait en couple. Mais en fait on avait déjà eu avant –j'ai oublié de vous dire ça– on avait déjà eu des velléités de partir, on aurait bien aimé monter une autre affaire toujours dans la boulangerie, on avait eu une opportunité dans les Alpes, là mes enfants étaient vraiment très petits, mais là j'aurais carrément arrêté… dans une station de ski, donc on avait visité un fonds de commerce. Malheureusement, il fallait une caution familiale et mes beaux-parents ont refusé de la donner parce que eux, voulaient que leur fils reprenne l'affaire derrière eux.

C'était au début de votre carrière, cet essai d'ouvrir une boulangerie ?

Ah oui quand même, ce devait être dans les années… 74, oui 74

Peu de temps après votre sortie de l'EN vous aviez envisagé de…

Voilà ! mais c’est parce que j'ai toujours eu avec mon mari, ce côté… On essaye des choses, c'est comme on a "essayé" un restaurant, alors que rien ne nous destinait à…

Donc c'était un peu le goût du défi, se lancer dans quelque chose ?

Tout à fait. Bon, ben là ça a été simple on a été barré, on a été barré. Bon et puis après, je vous dis, l'histoire… On savait que mes beaux-parents voulaient arrêter… J'ai une sœur de mon mari qui avait dit « si tu reprends derrière papa et maman, moi je veux bien… ». Elle, elle travaillait à l'hôpital. Elle était d'accord pour arrêter et travailler avec son frère… Mais c'est vrai que ce genre d'activité, surtout à la campagne, c'était une famille, quoi. Donc on savait. Et c'est pour ça que ma belle-mère m'avait dit : « prends quand même un an de congé, il vaut mieux ». Parce que, quand même, j'allais l’aider, c’était une grosse affaire. Il y a huit enfants chez mes beaux-parents, donc le week-end, des belles filles, les filles, tout le monde allait participer. Donc, si vous voulez, je savais déjà un petit peu comment ça se passait.

Vous dites que vous aviez envisagé de reprendre le commerce familial. Mais ça s'est pas fait finalement, puisque vous êtes dans un restaurant ?

Si ça s'est fait : quand j’ai arrêté en 83, nous avons repris le commerce de mes beaux-parents. Voilà. Et puis après ça vient plutôt de mon mari : il disait toujours « quand j'aurai 40 ans, je vendrai la boulangerie et je monterai un restaurant » Parce lui, c'était ce qui l'intéressait. Non quand j'aurai 50 ans, voilà, je dis des sottises. Et fort heureusement ce n’est pas comme ça que les choses se sont passées ! On était à quatre kilomètres, et un beau jour, –c'est pour ça je vous dis, on a toujours eu un petit goût du défi– un beau jour on a appris que cet endroit là –qui était fermé pour cause de faillite depuis très longtemps– était à vendre. Mon mari est venu me voir dans le magasin et il me dit : « ça se vend dans quinze jours, qu'est-ce qu'on fait ? » j'ai dit « ben écoute, tu te renseignes ». Et puis il s'est renseigné, et en quinze jours on a acheté ça ! C'est pour ça que c'était vraiment un départ à l'aventure, on n'avait jamais, jamais ni tenu de restaurant, ni mon mari travaillé en cuisine dans un restaurant… mais c'était aussi autre chose !

C'était la décision de votre mari. Mais vous, à l'époque, par rapport à la classe, vous aviez déjà envie de partir, c'était clair ou…

C'était clair, c'était clair ! C'est pour ça… souvent, on m'a demandé « est-ce que vous avez eu des regrets ? » Je disais non, parce que des regrets on ne peut pas en avoir. Parce que moi, je ne regarde pas en arrière. On prend le temps de réfléchir avant, mais quand les choses sont claires… <silence> Du moins des regrets à ce moment là, parce que maintenant des regrets, je peux en avoir pour d'autres raisons, ce n’est pas…

Vous dites les choses étaient claires, donc vous aviez déjà fait le bilan, par rapport à la classe ?

Oui. <silence>

Est-ce qu'il y a des choses particulières qui vous pesaient, vous avez déjà parlé de…

Ce qui me pesait, bon y a le problème de mes enfants mais ce n’est pas ce qui m'a fait partir parce que les enfants, à la limite, il m'en restait deux dont un allait passer dans le cours supérieur, je n'avais plus que le petit.

C’était une question de patience !

Il fallait attendre, bon je le savais. Mais… la chose qui me pesait le plus, c'est que je n'étais jamais sûre de moi. Et j'étais incapable de reprendre quelque chose que j'avais déjà fait, de me dire le mardi « tiens, on a déjà fait ça l'année dernière, on recommence… » C’était toujours tout à zéro et c'était très, très lourd à vivre ! Et je n'étais jamais sûre de moi, et j’étais toujours… « est-ce que ça va marcher ? est-ce que j'ai bien fait ? » J'étais une perpétuelle élève ! <silence>

Vous étiez en situation d'apprentissage.

Permanent ! Même au bout de treize ans.

Vous n’avez pas ressenti une sorte de maîtrise professionnelle qui s'installait ? Il y a des gens qui me parlent de routine…

ben pas moi !

vous étiez en situation d'inconfort ?

Voilà, moi ce n’était pas vraiment de la routine, parce que je recommençais à zéro sans arrêt.

Et par rapport à vos collègues, par rapport à l'inspecteur ? Quels rapports vous aviez avec les inspecteurs ?

Je n’avais rien… Les inspecteurs on ne les voyait pas très-très souvent mais je n'ai jamais vraiment eu de problème, je travaillais… Je n’étais pas super douée, j'étais quelqu’un de tout à fait comme tout le monde mais je travaillais quand même bien dans l'esprit de ces classes maternelles. Quand l'inspectrice venait je n'ai jamais eu de réflexion qui puisse me faire penser que je n’étais pas apte à faire ça. Je pense que ça doit être de caractère, parce que je me fais toujours autant de souci pour d'autres choses maintenant. Mais c'était lourd à vivre parce que… Bon, on rate un client au restaurant, c'est bien dommage on le reverra pas –mais on ne va pas en mourir, hein !– Mais ce souci permanent de se dire : j’ai ces jeunes enfants, il faut qu'ils démarrent correctement et… C'était l'angoisse permanente !

Donc, il y avait une sorte de poids, de responsabilité, et c'est quelque chose qui s'est accentué ou le fait d'avoir un peu d'ancienneté, vous vous êtes dit finalement c'est…

Ce n’était pas mieux, c'était pire ! Il y avait toujours cette angoisse de rater un gamin. Et c'est pour ça que… l'année où j'ai arrêté, j'ai rencontré le médecin par hasard dans la rue et il m'a dit : « ou, là, là madame E., vous avez l'air d'être en pleine forme ! » C'est vrai que quand j'ai arrêté, notamment la première année, j'ai eu l'impression de… De ne plus avoir de soucis ! d'être libérée. Alors que j'aimais ce que je faisais : partir à l'école, je n'ai jamais eu l'impression de faire un travail, vraiment. Les gens me disent « je vais travailler, j’y ai passé toute ma vie ». Moi, je n’avais pas l'impression de travailler : je partais à l'école contente, j’aimais beaucoup mes enfants, mais j’avais cette… ah ! Et c'est vrai que quand j'ai arrêté, je me suis sentie toute légère ! <silence>

Le souvenir que vous gardez c’est ce poids, que d’ailleurs vous avez découvert quand vous êtes partie ?

Oui, voilà, c’est après. Et c’est pour ça que je me souviens de la réflexion de ce médecin. Parce que… on ne se rend pas compte –comme vous dites– mais… c’était là, c’était là ! Ce souci, ce souci ! Je n'avais pas l'impression de travailler avec les enfants, mais, finalement, on travaillait perpétuellement. Parce que j’allais faire des courses en ville, tiens je voyais un truc, je pensais aux élèves, je cherchais. Ce n’était pas… Le travail, ce n’était pas huit heures et demi onze heures et demi, c’était permanent. J’avais toujours une recherche dans la tête, toujours quelque chose…

Et dans les éléments qui ont facilité… si vous n'aviez pas eu ces opportunités, vous pensez que vous auriez fait quelque chose pour vous en aller ou que vous vous seriez adaptée ?

non, je pense que je me serais adaptée.

Donc c'est un peu un hasard extérieur en fait ?

Voilà, voilà. Je ne suis pas partie parce que je me suis réveillée un matin en me disant « j'en ai marre je veux arrêter », ça n’a pas été un ras le bol, ça a été une opportunité.

Vous avez accepté quelque chose…

Voilà, parce que j'aurais pu résister en disant « moi je veux rester, j'ai ma place ». Ça représentait quand même beaucoup d'avantages pour une mère de famille.

La sécurité ?

Oui, et les vacances avec les enfants. D'ailleurs, ça, mes enfants ne l'ont pas très bien vécu.

Oui, c'est très pratique, une maman institutrice !

Pour eux qui avaient l'habitude… On a une maison à la sortie de B. avec une pelouse, bon c'est fermé, les enfants l’avaient bien organisé : on sortait ils étaient dehors… Eux, par contre ils se sont retrouvés enfermés en plein centre-bourg, comme ça, ils n’ont pas vraiment compris. Ils pensaient que c'était du temporaire, mon fils me disait, il avait six ans à l'époque, il me disait : « Dis maman, c'est quand que tu redeviens maîtresse ? » parce que là les enfants n’ont pas vraiment suivi.

Passer d'enfant d'institutrice à enfant de commerçant, ce n’est pas très positif comme évolution…

<rire>

Et vos collègues, vous aviez commencé à m'en parler…

Oui, quand je vous avais dit qu'ils m'avaient beaucoup aidée.

Vous m’avez parlé de gens qui vous ont beaucoup aidée à vos tout débuts puis de gens avec qui vous avez eu des rapports un peu plus difficiles.

Entre temps, j'avais quand même eu mes deux autres collègues de l’école. Une dame est partie en retraite et a été remplacée par une collègue que j'avais rencontrée déjà en stage, et puis après il y a eu une autre création de classe on s'est retrouvées avec un monsieur qui a amené un esprit nouveau. C'est bien de travailler avec des hommes, parce qu'on n’était que des femmes, alors… Mes collègues que je vois toujours d'ailleurs, qui sont restés des amis. Donc, les collègues ça c'est quand même résumé, pour moi, aux collègues proches, parce que les autres collègues on les voyait une ou deux fois par an pour les conférences ou à l'occasion de stages, mais pas, là c'est vrai que je n’ai pas… je ne me suis pas vraiment intégrée à la profession.

Votre formation initiale, c’était dans un autre département

là, ça a été une coupure quand même !

Vous n’étiez pas très impliquée dans le milieu professionnel

Non, et puis, là aussi, il y a quinze ans ou vingt ans, il y avait moins de rencontres à ce moment-là : comme je vous dis les conférences et puis point. Et puis c'était un milieu… –est-ce typique de la Haute-Loire, je ne sais pas– c'était quand même un milieu fermé, ce n’était pas facile de rentrer. Bon, par exemple, une année –la première année je crois ou la deuxième année– quand je suis arrivée en classe maternelle, j’ai voulu participer au congrès de l’AJEM, qui avait lieu à Poitiers. Et bien, on avait reçu un papier, je me suis donc inscrite et puis vogue la galère ! quand on a 25 ans, hein ! on peut quand même bien partir en congrès. On partait en train, l’inspectrice m'avait dit « rendez-vous à la gare du Puy » Je suis arrivée –on devait être dix ou douze je ne sais plus– évidemment, je ne connaissais personne, toutes les dames se connaissaient, c’était toutes des instits de classe maternelle du Puy, moi je ne connaissais personne. Alors déjà je me suis retrouvée un peu isolée, puis après bon, pendant le voyage on a sympathisé. Et il y a quelqu’un qui m’a dit : « je me demande comment vous avez fait pour venir alors que vous ne connaissez personne. ». <silence> C'est quand même un peu bizarre ça !

Vous étiez arrivée un peu par hasard dans un cercle fermé qui se réservait le…

Oui, mais enfin si les gens ne se bougent pas aussi ! Mais c'est pour vous illustrer à quel point c'était fermé. <silence>

Et vous avez eu des échos, des réactions de vos collègues ? Comment les gens ont réagi à votre départ ?

Les seuls échos que j'ai eu, c’est que… il y a une dame qui a décidé de faire la même chose que moi. Un an ou deux après, ça avait du lui donner des idées ! <rire>

Vous avez fait des émules !

J’ai fait des émules ! et elle avait trouvé ça très bien ! Bon, elle a été obligée de recommencer : comme moi, elle avait fait valoir ses droits à la retraite proportionnelle et puis son mari ayant de gros problèmes de santé, peu de temps après, elle a réussi à le faire valoir et ils sont revenus sur la décision de mise à la retraite. Mais sinon, non. Mes amis, ils avaient été prévenus… Non, vraiment, je n’ai pas eu beaucoup de…

Ni de réactions de rejet comme certains me l’ont dit, ni de

Non ! Pas tellement de rejet parce, finalement, comme je n’étais pas très proche du milieu enseignant, ça n’a pas été quelque chose de…

Et dans les gens qui vous étaient proches, vous n’avez pas eu de réactions ?

Ah, ma meilleure amie ! Non, elle, elle a toujours… Elle a cinquante ans, elle commence à déchanter maintenant. Elle m’avait toujours dit que je n’étais pas faite pour l’enseignement.

Donc, elle n’a pas été vraiment surprise ?

Elle n’a pas été vraiment surprise.

Et puis, elle a été prévenue… graduellement, si on peut dire.

Les réactions que j’ai eu, ça a été plutôt avec mes clients de maintenant. Peut-être pas de maintenant, parce que depuis le temps qu’on est là… Mais quand on a commencé… pas à la boulangerie, parce que les gens me connaissaient : à la boulangerie, je quittais l’école, j’étais la belle-fille des E. qui tenaient depuis quarante ans, tout le monde savait, donc j’avais peu de… Mais quand on a commencé ici, et que les gens me disent « vous étiez où ? » et que je dis que j’étais enseignante, encore maintenant… Souvent, il y a des gens qui regardent les décorations qui sont à l’étage et qui trouvent ça joli. D’ailleurs il faudrait que je les refasse parce qu’ils ont au moins dix ans, mais je n’ai pas le temps. Et mon mari dit : « Ma femme était enseignante et elle aime bien les travaux manuels » Alors là, par contre ! Les clients, je n’ai jamais entendu quelqu’un qui apprend que j’ai été enseignante et qui ne me dit pas « mais vous ne regrettez pas ? ». Tous les gens disent : « ah, vous étiez enseignante, et vous ne regrettez pas ? » Alors ça ! Mais c’est incroyable !

Tout le monde a dans la tête, l’image de…

Ah oui ! « C’est une sinécure, donc on ne peut pas s’en aller »

Donc, les gens sont surpris

Oui, vraiment, vraiment ! Je n’ai jamais entendu quelqu’un me dire « vous avez bien fait, c’est plus intéressant » : ah ! vous ne regrettez pas ?

Même parmi les enseignants ?

Si, ou alors les gens vous font des réflexions bizarres. J’avais un client qui venait depuis longtemps. Un jour, je tapais une note à la machine – parce que, quand il y a dix personnes autour de moi… bon, je veux quand même être sûre– il me dit : « et ben dites, en tant qu’enseignante, vous pouvez pas compter de tête ? » <rire> Quelques fois les gens sont bizarres !

C’est l’image de l’instit qui…

Mais quand les gens vous disent « vous ne regrettez pas ? » ce n’est pas… Moi, si je regrette –je regrette très peu de choses– mais pour eux, c’est le temps libre, sous entendu « vous ne regrettez pas le temps libre » Ça, c’est clair comme de l’eau de roche, hein !

Les fameuses vacances, qui font fantasmer tout le monde !

Alors, c’est certain que… Maintenant, j’ai cinquante ans… Quand arrive le mois de juin, on est en plein travail, on a des horaires absolument pas possibles parce que les 35 heures, on ne connaît pas… Là, c’est certain, je commence à regretter et à me dire « si j’étais restée enseignante, dans cinq ans je serais… gnagnagna… et là je partirais pour deux mois de vacances ». Bon, mais là c’est de l’auto-dérision, moi je trouve que c’est drôle, ce n’est pas pour ça que l’on regrette ou que l’on ne regrette pas. Disons que… si je réfléchis, quand je dis que je regrette l’enseignement ce n’est pas pour ces raisons là. Ce n’est pas parce qu’on a deux mois de vacances que…

Oui, malheureusement, on ne peut pas prendre les vacances et laisser le reste !

Oui, parce que sur l’autre côté de la balance, il y a, justement, ce poids des responsabilités qui était vraiment un gros poids, et c’est autre chose quoi ! Par contre, qu’on regrette pour… d’autres raisons… c’est sûr, c’est sûr. Parce que, bon, il y avait ce contact avec les enfants, que je continue à rechercher. Il y avait aussi, si vous voulez, dans ce métier une recherche intellectuelle très importante : je passais mon temps à chercher : ça vous maintenait. Plus que là, bon, on… ça n’a rien à voir.

Oui, il y a une part de création pour concevoir la classe, surtout si vous étiez une insatisfaite comme vous le disiez tout à l’heure.

Voilà ! C’est ce genre de chose que je rechercherais, que je ne regretterais pas mais que je rechercherais.

Oui, au-delà de l’image d’Epinal que les clients peuvent avoir ! Et sur la décision, vous pouvez… ça été facile, difficile ?

Ça a été facile. Oui mais, on navigue –je dis on, j’inclue mon mari, c’est peut-être pas comme ça– je navigue de façon de façon un peu cyclique, moi. Quand j’ai fait le tour d’un problème, enfin quand j’estime que j’ai fait le tour d’un problème, que j’estime qu’il n’y a plus rien de nouveau à apprendre ou à apporter, il faut que je change.

Donc, au bout d’une année, vous étiez au clair sur la décision ? Parce que rien ne vous obligeait à démissionner au bout d’un an

C’est une façon de couper les ponts, ne pas pouvoir revenir en arrière.

Donc, de vous mettre devant le fait accompli ?

Oui, voilà.

Et l’administration, vous avez eu des réactions, des contacts avec l’inspection ?

Pas du tout, pas du tout ! J’ai rempli mes papiers de façon purement administrative et… aucun retour ! Ça s’est passé très anonymement. Je n’étais pas du tout connue dans le département, j’étais… quelqu’un qui passe. Malgré les treize ans finalement, non onze ans en Haute-Loire. Mais au bout de onze ans, on pourrait quand même se dire que…

Qu’on existe, tout simplement !

Alors, si vous voulez, j’existais au niveau de B. et ça s’arrêtait là. Maintenant, je ne suis plus beaucoup les affaires de l’Education nationale –quoique mon mari m’a fait le reproche de trop m’en occuper pendant un certain temps– Parce que vous savez, quand je suis partie, la dame qui m’a remplacé… bon, ben elle ne travaillait pas du tout comme moi, et moi, ça me mettais en rogne. Alors je disais à mon mari… –mes enfants continuaient à aller à l’école– je disais à mon mari… et lui me disait : « tu n’y es plus, tu n’en fais plus partie, coupe donc le cordon ! » Mais ça me faisait de la peine, je me suis sentie impliquée pendant très longtemps. Mais pour en revenir à ce que je vous disais, ils m’ont laissée partir sans… sans rien, parce que, à ce moment là, les inspecteurs du secteur ne restaient pas très longtemps en poste non plus, c’était des gens qui défilaient, défilaient. Sur ce poste d’inspection à Y. –maintenant il y en a un à M., à l’époque c’était sur Y.– les inspecteurs restaient un an, deux ans. Donc, ils avaient à peine le temps de connaître les enseignants et ils étaient nommés ou ils demandaient à être nommés ailleurs. Donc, c’est peut-être aussi pour ça que…