Gabriel

Je voudrais savoir ce qui vous a amené à quitter la classe. Est-ce qu’il y a eu des moments importants, des rencontres déterminantes ? Finalement, qu’est ce qui vous a amené là où vous êtes, à faire ce que vous faites ?

Est-ce qu’il faut que j’explique comment se sont passés les changements ? Je ne vais pas retourner à l’origine, mais je suis quand même un enfant d’enseignant, je pense que ça imprègne les perspectives professionnelles. Mon père était prof d’histoire... J’ai fait des études de droit et quand je me suis marié, on a passé tous les deux le concours de l’Ecole normale, c’est moi qui l’ai réussi, c’est moi qui ai été instit. J’aurais aussi bien pu ne pas l’être, pour vous dire que ce n’était pas inscrit comme pour beaucoup d’instits à cette époque où on rentrait à l’Ecole normale en seconde. Je ne suis pas rentré à l’Ecole normale comme les cursus classiques d’une certaine époque –bon maintenant il faut la licence c’est différent, mais moi il ne la fallait pas– je ne suis pas rentré non plus au niveau bac comme cela se faisait plus généralement. Je suis allé jusqu'à la licence en droit et c’est après que j’ai passé le concours d’entrée. J’avais déjà un statut –je me rappelle par rapport à ceux qui ont passé le concours en même temps que moi– j’avais un statut d’étudiant que les autres n’avaient pas. Donc il n’y avait pas la même approche de la fonction, ou même de l’examen, parce que nous, on avait une approche beaucoup moins scolaire que les autres qui n’étaient jamais sortis du système scolaire (si tant est que l’on puisse dire qu’à la fac on en sort, mais un peu plus quand même). Donc voilà. Après, je n’ai pas fait non plus beaucoup d’années d’enseignement. J’ai fait l’Ecole normale deux ans, après j’ai été… un an dans une classe unique à la campagne et j’ai tout de suite souhaité venir dans les écoles expérimentales de la Villeneuve qui était une expérience pédagogique assez phare à cette époque là et qui commençait. Donc je me suis placé tout de suite dans ma carrière d’enseignant dans l’aspect de l’innovation et de l’expérience. Et cela a beaucoup de sens par rapport à la suite. Mais –de la même façon– c’est lié à mes origines : mon père, mes parents, étaient aussi dans l’expérimentation des choses. Quand je suis allé à la Villeneuve... j’ai fait un an de grande section, mais tout de suite après, j’ai mis en place les classes multi-âges. C’est-à-dire qu’on mettait trois âges en même temps, grande section, CP, CE1 : c’était un peu l’origine des cycles. Dix ans après, a été mise en place la notion de cycle, de non redoublement dans le cycle et d’instit pouvant suivre les élèves. Nous, à cette époque, on avait déjà mis les trois classes ensemble et on les suivait trois ans. C’est pour vous dire que c’était déjà un peu à côté, un profil à côté dès le départ... Cela dit, après avoir fait quatre ans de Villeneuve, il s’est présenté l’opportunité d’un poste de coordination pédagogique sur la Villeneuve. Donc de coordination des cinq écoles primaires, des cinq écoles maternelles, du collège et de la petite enfance encadrant l’école maternelle, l’insertion des jeunes, la santé, enfin tout ce qu’il pouvait y avoir comme pôles dans le quartier –le quartier était expérimental aussi– il y avait des postes de coordination, c’était très bien car il y avait beaucoup de liens. Pour moi, le moment le plus dur a été celui où je suis passé à la coordination, parce que c’est celui où j’ai lâché la classe d’enfants. J’ai quitté la classe : ça a été le plus gros changement, plus que de quitter le métier après, beaucoup plus. Après, d’une certaine façon, c’est un peu la même chose vue d’une façon différente, mais ce n’est plus avec des enfants, même si je m’en occupais indirectement. Je me rappelle de cette décision là, ça été la plus dure à prendre pour moi, professionnellement, comme changement. Et j’avais aussi le désir, je ne sais pas depuis quand, de m’occuper d’adultes. C'est-à-dire qu’après être passé par l’éducation des enfants, j’avais envie de passer par l’éducation des adultes. Donc, en fait, ce projet de coordination allait avec ça. J’y suis resté trois ans en coordination. Déjà, j’avais de la distance, dans mon travail, déjà, j’étais le plus souvent avec des adultes, avec les autres professionnels, les parents, les associations de parents... Et pour des raisons qui sont complètement personnelles –parce que je me suis séparé– j’ai souhaité prendre une année sabbatique et voyager durant cette année sabbatique. Je suis parti voyager... cela dit j’ai toujours voyagé, avant j’ai fait les quatre coins du monde en tant qu’enseignant durant l’été. J’étais dans l’optique du voyage, c’est quelque chose qui m’a toujours plu. Je suis parti en année sabbatique. Je n’ai pas voyagé toute l’année mais seulement quatre mois, ça me coûtait d’être loin de France et je n’ai pas le tempérament de ne faire que passer dans les pays. Je suis revenu et comme mon ex femme et mes enfants habitaient à Paris, je suis revenu à Paris. Et là, j’ai été contacté très vite par l’Association Peuple et Culture, au niveau national. Comme il se trouvait qu’au bureau de cette association, j’avais des parents d’élèves de la Villeneuve, ils avaient su que j’étais revenu. Ils cherchaient un instit pour un poste de mis à disposition qu’ils avaient mais qui n’était pas pourvu, pour faire des missions au niveau national de l’association. Ils m’ont contacté, je les ai vus le soir, le lendemain matin j’étais embauché ! Cela s’est passé tout seul... Cela dit, j'étais toujours dans l’Education nationale, mais sur une mission, sur un métier déjà complètement différent. Mais la grande différence, je vous l’ai dit, c’est la coordination. Après, c’est une autre façon de voir les choses, mais c’est toujours le même type de travail. Là, je faisais la coordination entre tout le travail sur l’éducation, le rapport à l’école au niveau de la France, je gérais une revue, les voyages éducatifs à l’étranger...

Cette embauche, c’était directement sur votre profil de la Villeneuve ?

Voilà, c’est à cause du profil de coordonnateur de la Villeneuve où j’avais un profil ouvert. En fait, ils cherchaient un enseignant, mais ils ne voulaient pas un enseignant qui n’a fait que les enfants... Et là, ils avaient un enseignant qui avait géré un peu la dynamique éducative d’un quartier, donc cela les intéressait, ça ressemblait au profil, sauf que c’était au niveau national au lieu du niveau local. C’était très bien, moi ça m’a beaucoup intéressé. J’ai fait ça à Peuple et Culture, trois ans. Et puis après, d’être à Paris, ça ne me convenait pas trop, en fait, car je vivais en province pas comme à Paris, dans un quartier. Donc je me suis dit : « la qualité de la vie est bien meilleure à Grenoble ». Donc, à l’intérieur de Peuple et Culture, je suis venu au Peuple et Culture de Grenoble... toujours sur le même statut de mis à disposition. Et là, je me suis essentiellement occupé d’une école de projet. C’était une initiative simple : une formation sur un an de gens qui étaient au chômage et qui voulaient créer une activité à caractère social ou culturel. On appelait ça l’Ecole des Projets, qui a essaimé beaucoup de projets de toutes sortes, mais dans le domaine éducatif ou culturel : une librairie pour enfants, un café machin, une troupe de théâtre, toutes sortes de choses... J’ai fait ça pendant trois ans et après il y a eu une... scission à l’intérieur de Peuple et Culture, un conflit interne qui a fait qu’on a arrêté. En fait, on est tous parti de Peuple et Culture. Et à ce moment là, moi c’est la première fois où je me suis mis sur le marché de l’emploi, en fait, parce que sinon j’étais dans l’Education nationale. Donc, j’aurais pu ou réintégrer ou chercher du boulot, et j’ai cherché. Il y a eu une annonce qui paraissait dans Le Monde et Télérama, de la direction de cette boîte là. J’ai postulé et j’ai été pris, je n’ai pas eu à chercher beaucoup non plus : j’ai postulé, je suis passé devant un jury et ils m’ont pris.

Ça s’est enchaîné tout de suite ?

Ah oui, ça s’est enchaîné tout de suite ! Je n’ai jamais vraiment vécu de problème d’emploi... Mais pour moi, il y a une cohérence du début à la fin : là où je m’y retrouve, c’est autour de la notion d’éducation populaire. C’est-à-dire que moi j’ai toujours été dans cette dynamique là : éducation, formation continue, éducation populaire, éducation d’adultes... Même déjà à la Villeneuve, des fois on remplaçait l’école des enfants par l’école... On faisait venir les parents analphabètes pour leur faire classe à la place des gamins, enfin on était déjà dans cette logique là. Et Peuple et Culture, c’est clair que c’est un mouvement d’éducation populaire, mais ici, s’occuper des immigrés, pour moi c’est de la même veine. Dans la mesure où je considère que dans les quartiers populaires actuellement, une bonne partie des classes populaires, c’est les gens issus de l’immigration. Donc c’est du même ordre, avec une autre façon de le prendre mais, pour moi, c’est la même chose. Donc je suis toujours dans la même veine éthique ou idéologique de l’éducation, je me sens toujours de l’éducation moi, je ne me sens pas en dehors de l’éducation, je suis en dehors de l’Education nationale classique mais je me sens complètement toujours dans l’éducation. Et là, j’ai un statut de disponibilité.

Vous êtes encore en disponibilité ?

Tout ce que je peux vous dire, c’est que je ne comprends pas, mais les secrétaires de l’Inspection académique gèrent ma situation sans que je m’y penche <rire> et après ils m’ont mis en formation, ça fait huit ans que je suis là et je suis toujours en disponibilité !

Avant, il y avait une limitation mais apparemment il n’y a plus de limite.

Moi, je leur ai téléphoné l’année dernière, ils m’ont dit qu’il y en avait. Normalement c’est six ans, mais ils m’ont mis comme si j’étais en formation continue donc j’ai encore droit à deux ou trois ans, et puis après je ne sais pas ce qu’ils vont faire, mais ils ont dû légitimer, ils ont dû écrire quelque chose.

Oui parce qu’il y a disponibilité pour convenance personnelle, pour études, pour rapprochement de conjoint, pour enfant malade donc il y a des gens qui jonglent, qui utilisent toutes les possibilités, même les services administratifs, parfois…

Moi, c’est le service qui me gère tout seul, c’est même super ! J’ai démarché –toujours par rapport à ces statuts là– pensant que les six ans arrivaient à leur terme. Je me suis dit : « il faut que je prépare quelque chose ». Et j’ai mis en place une possibilité de détachement ici, dans l’association, pour moi. J’ai fait voté dans les statuts le principe d’un détachement possible, d’accueil de fonctionnaire. Donc c’est passé, après j’ai fait une demande de détachement au ministère et ça a été tellement compliqué car ça dépendait de quatre ministères : l’Education nationale, les affaires sociales, le budget qui devait le voter et puis je ne sais plus lequel. Alors les navettes et les changements de régimes, les changements de présidentielles, les changements de techniciens... Je les ai attendus quatre ans et encore je suivais mon dossier, si je ne l’avais pas suivi, il était enterré à jamais !

Le dossier de détachement ?

Le dossier de détachement, c’était simple à demander, on ne demandait rien de plus, on ne demandait pas d’argent à l’Etat car le détachement c’est payé par l’association, comme maintenant en fait. Mais donc en fait, je ne suis pas encore arrivé au bout de ce dossier là.

Parce qu’ici c’est une association loi 1901 qui est autonome ?

Qui est départementale et qui a des liens... On fait partie d’une coordination nationale d’associations à Paris.... on fait partie d’une association européenne, enfin on a des liens un peu mais c’est surtout départemental, comme association.

donc toutes les actions, tous les budgets que vous avez c’est plutôt départemental, municipal ?

Oui, sauf le FAS qui est traité au niveau régional ou national. Donc c’est des crédits d’Etat mais gérés régionalement ou à l’essentiel... Voilà un peu le parcours et les étapes, je vous ai dit ça succinctement.

Ce que j’essaie de comprendre, c’est comment les gens ont quitté, soit petit à petit soit avec des ruptures. Si je comprends bien ce que vous m’avez dit vous avez senti une rupture en quittant les élèves et après le reste, finalement, c’est un peu du même ordre, des changements de décors, si je résume.

C’est essentiellement ça, mais j’en vois une autre. C’est quand j’ai quitté la coordination, que je suis allé à Peuple et Culture. Je ne sais pas si c’est là, mais enfin je vais vous expliquer. L’autre chose, c’est le peu de liens qu’ont les enseignants par rapport à l’économique. Alors ça, je l’ai découvert parce qu’on est vraiment dans un vase clos au niveau de ce qu’on coûte, on ne sait pas ce qu’on coûte parce qu’on a une paye, la paye on ne s’en soucie pas car il y a des grilles et des accords, c’est l’Etat qui paye, on n’a même pas à la gagner. Or, depuis que je suis ici, on a tout à gagner : moi, il faut que j’aille à la pêche aux subventions, je dois faire vivre soixante personnes... Ici c’est tout nous qui... C’est comme une entreprise privée, on est une P.M.E. C’est une façon complètement différente de voir les choses, et ça c’est un gros changement, la façon de fonctionner… L'appréhension qu’ont les enseignants du monde est dénuée de toute économie, c’est-à-dire qu’ils ne savent pas ce que coûtent les choses et comme de plus en plus ils se mettent à sortir, il y a un gros problème par rapport à ça. J’ai fait un gros apprentissage par rapport à ça.

Et donc en arrivant ici, puisque Peuple et Culture, c’était encore...

Oui j’ai eu des transitions, parce qu’à Peuple et Culture, mon salaire était encore payé par l’Etat donc je n’avais pas ce souci. Cela dit, les autres ne l’étaient pas, donc il fallait bien... Et puis j’avais un rapport à l’argent : c’était des dossiers, des gros dossiers que je montais. Donc, j’avais ce rapport à l’argent, c’est entre la coordination et Peuple et Culture, ça. Déjà un peu à la coordination, on touchait à des projets qui demandaient des petits budgets, ça a été un gros changement aussi.

Qui vous a coûté ou qui vous a surpris ?

Non, non, qui m’a surpris. J’ai mesuré la distance qu’il y avait sur ce domaine là entre les fonctionnaires en gros et le reste de la société. Je trouve ça aberrant. Il y a quelque chose qui ne va pas. En plus ils sont dans l’éducation des enfants, donc cette dimension n’est quasiment pas présente dans l’éducation des enfants. Or en dehors de l’école elle doit être super présente, entre les enfants avec leur argent de poche ou acheter des «Nike»… tout cela doit être vachement présent dans les familles et à l’école, ça disparaît.

Donc quelque chose d’un peu illusoire ? Le fait de vivre en vase clos, c’est un peu illusoire par rapport à la mission éducative.

Pour cette partie-là, hein, pas globalement. Pour la partie de ce qu’on coûte, oui. Ce qui est de l’économie des choses, c’est en dehors. Je ne sais pas si c’est illusoire, mais c’est en dehors de la réalité.

Vous disiez qu’il y avait un enchaînement entre votre poste de coordination et les postes de mise à disposition. Mais quand on est coordonnateur, on est encore dans le vase clos, on est toujours dans la maison, même si on n’a plus d’élèves.

On commence à toucher un peu à ces dimensions là, parce que les autres y sont, les autres coordonnateurs.

Les travailleurs sociaux par exemple ?

Les travailleurs sociaux le sont plus ou moins, ça dépend desquels, mais eux le sont quand même plus. Là oui, ça a été important, mais ça c’était plus un constat d’apprentissage à faire pour moi, alors que vraiment, non vraiment comme je vous disais, ce qui a été le plus douloureux dans le choix, le plus bouleversant, c’était ça : c’était de quitter les enfants et je crois que ça, c’est très fort. Chez les instits peut être encore plus que chez les profs, je ne sais pas. Chez un instit il y a une certaine sécurité dans une classe... Un prof aussi, mais les profs sont beaucoup plus malmenés dans les collèges que les instits à l’école. Et on a sa classe, on l’a toute une année, c’est quand même des enfants, il y a un rapport d’adulte à enfants : on est relativement protégé.

Il y a une sécurité, des rapports de stabilité...

Oui et puis une certaine... là vous jouez le rôle de l’adulte par rapport à un enfant, donc il y a l’autorité qui est donnée toute seule, quoi ! Et ça, c’est très sécurisant.

Vous avez enseigné combien de temps au total dans une classe ? Cinq six ans non ?

Dans une classe ? Oh oui, pas beaucoup : cinq ans. Après j’ai été... –d’ailleurs, je ne vous l’ai pas dit, mais c’est peut être pas utile dans la transition avec...– c’était quand, ça ? J’ai été prof à l’IUFM aussi. Pour la première IUFM expérimentale de Grenoble. Je crois que c’était par Peuple et Culture.

Pour des interventions ponctuelles, ou...

Oui, des interventions ponctuelles, non, ce n’était pas un métier.

Oui mais c’était passer de l’autre côté de la barrière, par rapport aux enseignants.

Oui mais j’y revenais : je faisais « connaissance du système éducatif », un cours là-dessus. La connaissance du système éducatif, c’était le début d’une notion de projet, projet d’établissement, des choses comme ça. Donc j’ai toujours été pas loin de l’éducation. Même dans mon conseil d’administration, il y a l’inspecteur d’académie adjoint par exemple, donc j’ai toujours des contacts.

Et au niveau du travail ici, c’est quoi le noyau de l’association en termes d’intervention, de travail ?

On a beaucoup de choses différentes, mais l’essentiel des activités d’un animateur de l’association, c’est de faire de l’information sur l’accès aux droits parce que la plupart des travailleurs, des étrangers, des immigrés ou des français d’origine étrangère connaissent mal leurs droits ou n’ont pas confiance dans ce qu’on leur expose. Alors ça, c’est un gros boulot. Il y a toute la partie du lien avec l’école, ça c’est un gros chantier. Il en va pour moi de l’éducation de toutes les familles immigrées… permettre le rapprochement entre les enseignants et les familles étrangères. Soit par l’interprétariat, soit par la formation de parents d’élèves, soit par la formation d’enseignants parce qu’on les forme à la connaissance des cultures ou de l’appréhension de l’école de telle ou telle culture. On fait aussi des permanences de médiation scolaire dans des collèges et des lycées, donc on est là et on reçoit aussi bien les parents que les enfants que les enseignants : on fait de la médiation, on met les gens en lien dans tout le domaine scolaire.

Du lien social ?

Oui, mais dans l’Education nationale, on nous paye pour ça, d’ailleurs. Et le troisième champ, c’est tout ce qu’on appelle l’expression collective, c’est les associations, les événements locaux... c’est les trois grands champs de l’intervention locale, après on fait de la formation, on publie une revue, on a un service d’interprétariat de traduction en dix huit langues...

Il y a quand même beaucoup de choses qui sont connectées avec l’éducatif au sens large, au champ de l’éducation ?

Au sens large, très fort : après l’école, même… c’est un grand champ de travail. C’est pourquoi ça a du sens que l’on puisse détacher un enseignant à faire ça.

Si l’on peut revenir un peu en arrière, au tout début, vous avez commencé à me parler un petit peu du choix de l’Ecole normale vous m’avez dit que vous l’avez passé tous les deux et puis finalement il y en avait un. Est-ce que ça veut dire qu’il y en avait un qui se sacrifiait pour faire bouillir la marmite pendant que l’autre continuait ses études ?

Oui, c’était à la fois ça et pas ça. C’est-à-dire qu’on l’a passé tous les deux pour qu’effectivement il y en ait un qui ait un métier pour gagner notre vie. Mais c’est tant mieux que ce soit moi, car c’était moi qui était le plus près de la chose, ce n’est pas un hasard si c’est moi qui ai réussi. Elle, elle a continué la psychologie qui était très bien pour elle. <téléphone> C’est tant mieux si c’est moi qui ai réussi, c’est moi qui avait le désir de l’être.

Parce que, pour poser la question autrement, on ne voit pas de liens entre une licence de droit et le fait de devenir instituteur.

Il n’y a pas de lien, sauf que c’était par erreur que j’étais en droit, par erreur d’orientation ou parce que...

Sous la pression des parents ?

Oui, voilà, oui. Mes parents pensaient que... je sortais d’un bac de lettres, que je n’avais pas beaucoup d’autres... –non, bac d’économie– je n’avais pas beaucoup de possibilités : ou faire sciences éco., ou faire droit. Et puis bon, apparemment sciences éco ça aurait été trop difficile. Donc j’ai fait droit, mais ça ne me plaisait pas.

Sans idées préconçues non plus ?

Non... Si ! il y avait toujours derrière, l’idée d’être juge pour enfants ou des choses comme ça. J’avais ce lien quand même à l’éducation, à l’enfant. J’avais cette idée là d’être juge pour enfants. <téléphone> Et côté études, j’ai repris des études, après, à Peuple et Culture et j’ai passé une maîtrise de Sciences de l’éducation et un DESS de concepteur de formation en 1989.

Et la formation initiale, quels souvenirs vous en avez ? Comment vous avez perçu l’Ecole normale ?

J’ai eu d’abord une grande distance, qui a nui à l’adaptation. Avec le profil d’un normalien qui avait vécu la fac, qui avait pris des distances et qui ne voulait pas passer par le scolaire.

Vous vous sentiez en décalage ?

Oui je me sentais vraiment en décalage, je sentais des profs inadaptés.

Par rapport à l’institution, par rapport à vos collègues, les enseignants ?

Par rapport aux enseignants un grand décalage, et... vraiment quelque chose de très classique, de très scolaire quoi.

Vous le sentiez comme quelque chose de scolaire ou de pas utile ? comment vous diriez ?

Moi je trouve qu’on ne nous a pas appris la pédagogie... mais parce que je pense qu’ils ne savaient pas faire. Parce qu’il y a peut être un prof de psychopédagogie… Même si on abordait les sciences de l’éducation –d’une certaine façon c’était intéressant– mais ce n’était pas de la pédagogie. A part aller dans les classes, effectivement on y est confronté. Mais on apprend en y étant par l’expérience, tant mieux, mais là il n’y avait pas..... Entre faire la classe à un enfant en maternelle ou aux âges du primaire voire sixième cinquième si on était PEGC à cette époque, on ne nous a jamais appris de différence. C’était la même chose : on apprenait des maths, on apprenait du français, on ne nous a pas appris à être en situation en classe. Et aussi les trucs très pratiques : comment préparer ses cours… enfin tout ce qu’il y a de fonctionnement d’un instit. Le fonctionnel on ne nous l’a pas appris. Comme si les profs n’avaient jamais été instit, ce qui était le cas d’ailleurs, il y avait cette coupure là. On se débrouille bien sûr, mais ça faisait assez abstrait, ça continuait à être scolaire on faisait des matières, quoi, après on devait apprendre à enseigner la matière. On a peu appris, ça a peut être changé, mais moi à cette époque là....

Et par rapport aux autres normaliens ? vous étiez en contact plutôt avec des normaliens qui avaient été recrutés sur l’ancien système à quinze ans ou des gens qui avaient qui venaient juste de passer le bac ?

Il y avait ceux là plus les étudiants, il y avait les trois catégories.

Et comment ça cohabitait tout ça ?

<silence> Le souvenir que j’en ai, il est tellement caricatural que je ne sais pas s’il est réel, c’est ça le problème. Moi, j’ai le souvenir que c’était un peu... qu’on n’était pas sur le même registre entre ces catégories-là. Il y avait les gens qui devenaient instits, et leur seul aboutissement c’était d’être instit, et puis il y avait ceux qui auraient pu être autre chose et qui faisaient ça ou par choix ou parce qu’ils ne pouvaient pas faire autre chose parce qu’ils avaient raté les études, je ne sais pas. Mais qui n’avaient pas du tout la même approche du métier, ça ne les empêchait pas d’être motivés aussi mais c’était... pas le même projet. Après il y avait un autre type de distinction qui était celui autour... de ce qu’il fallait apprendre : remettre en cause l’école ou pas. Là, il y avait beaucoup de différences. Il avait ceux qui remettaient les choses en cause et puis les autres pas du tout. Pour ça, il y avait des différences... ce n’était pas très loin de 68, c’était pour ça.

Dans les années 70 au moment des grandes turbulences dans les Ecoles normales ?

Et moi, j’ai été toujours un peu plus pour les expériences, faire bouger l’école. A l’Ecole normale ça ne passait pas, ça.

L’Ecole normale de Grenoble n’était pas à la pointe de l’innovation comme certaines Ecoles normales ?

Nous il fallait aller voir ailleurs pour ça, on allait à l’extérieur, il y avait déjà, ce devait être le début de la Villeneuve. La Villeneuve était interdite aux normaliens ! C’était aberrant : c’était une expérience pédagogique nationale et c’était interdit d’y aller.

Vous étiez interdits de séjour ?

On n’avait pas le droit d’y aller, c’était trop dur, ce n’était pas... on allait se casser la gueule...

Il fallait d’abord faire les gammes et après faire les expériences ?

Et les profs c’était pareil... pas d’expériences. Et puis la Villeneuve a toujours eu un lien très fort avec l’INRP par le biais de Foucambert. Et Foucambert était interdit d’Ecole normale. Moi, après, quand j’ai travaillé à la Villeneuve, j’ai travaillé avec Foucambert et il était toujours interdit, et interdit officiellement, hein !

C’était un peu le fruit défendu, arriver à la Villeneuve c’était faire ce qui était interdit à l’Ecole normale deux ans avant !

Oui, quand j’y étais, c’était complètement déconseillé, et après ça a continué à être déconseillé. Quand j’étais à la coordination, on faisait des pieds et des mains pour pouvoir recevoir des normaliens en stage, ce n’était pas facile... il y avait un directeur d’Ecole normale assez rétrograde, à cette époque là. <silence>

Et au niveau des professeurs, c’était des gens qui venaient plutôt du secondaire ? Il n’y avait pas d’anciens instits, ou des professeurs qui militaient pour changer l’école avec les associations ?

Des gens qui militaient, non il n’y en avait pas, enfin pas à cette époque. Changer l’école, non très peu, pas du tout même. Un ancien instit, oui je crois qu’il y en avait un.

Ce n’est pas forcément une garantie

Non pas du tout ! Il y en avait un, ce n’était pas... <silence> Voilà, c’était assez... <silence> C’est la même coupure qu’en 68 à l’intérieur de l’Ecole normale : une administration un peu archaïque, des profs pas dans le coup et puis des élèves qui voulaient bouger : ça ne collait pas, quoi.

Dans les années 70, le problème c’était la définition du métier : est-ce qu’on continuait sur les rails ou est-ce qu’on faisait bouger un peu.

On était encore très sur les trucs classiques de l’époque, c’était entre démarche d’apprentissage et apprendre quoi. Nous disant « c’est l’enfant qui apprend, c’est à lui de se mettre face à des échecs à des écueils » et puis le système officiel disant « c’est l’enseignant qui apprend, c’est lui qui doit avoir la chose juste » comme par exemple on n’écrit jamais un mot avec une faute au tableau parce que voilà… Il n’y avait pas du tout de démarche de l’échec, de l’erreur, la mise en situation et encore moins sur la vie extra école, tout se passe à l’école, c’est encore le lieu privilégié, protégé où l’enfant peut se bâtir. Les choses ont évolué après, ça a vite éclaté, et on admet que le quartier peut avoir aussi un rôle...

Et pour aller à la Villeneuve il suffisait de postuler c’était facile, il y avait une sorte de sélection, de cooptation ?

Non c’était très difficile parce que... on avait le syndicat SNI qui était opposé à la Villeneuve. Donc il faisait tout ce qu’il pouvait, au moment des affectations, pour faire passer les gens uniquement au barème. Donc il nous envoyait des vieux –comme on disait– des vieux instits parce que c’était la fin de carrière que d’arriver à Grenoble, pour eux, et nous ce n’était pas ce qu’il nous fallait. Donc, il fallait toujours qu’on négocie... directement avec le ministère parce que c’était bloqué au niveau local. L’inspecteur ayant toujours été contre nous et l’inspection académique aussi et le syndicat. En fait, on passait par l’INRP pour aller directement voir la direction des écoles et on avait en général des gens plus progressistes à la direction des écoles que dans les administrations de l’Education nationale locale et on arrivait à faire passer des choses malgré tout. D’ailleurs le SNI nous disait : « vous nous faites des coups d’épée dans le dos », parce qu’on passait au-dessus les évolutions de carrière.

Pour le mouvement classique.

Pour le mouvement classique, on est arrivé à ce qu’il y ait en quelque sorte un mouvement particulier qu’il y ait une demande spécifique Villeneuve

Une sorte de poste à profil ?

Oui, poste à profil dans lequel on avait notre avis à donner, on est arrivé à cela à un moment, c’était bien.

Oui, ça hérisse les syndicats !

Oui, ça blesse, ce n’est pas le système normal de l’évolution d’une carrière. Le barème, on ne peut pas en sortir, on ne peut pas en sortir, hein !

Parce qu’il y avait une base de travail en équipe, une sorte de cooptation ?

Oui, il fallait absolument travailler en équipe, les gens, les instits n’avaient pas l’habitude de travailler en équipe à cette époque, ça n’existait pas l’équipe : chacun sa classe, un directeur. La notion d’équipe n’était vraiment pas du tout dans l’air du temps à cette époque. Maintenant, c’est différent, on parle d’une équipe d’enseignants, ils ont des réunions, ça se fait. A l’époque, ça ne se faisait pas du tout.

C’était un peu à contre-courant de ce point de vue là ?

Pas à contre-courant, c’était... Oui, c’était à contre-courant mais dans l’innovation parce que dix ans après, on a repris beaucoup de choses que j’ai vécues à la Villeneuve. On les retrouve, c’est très bien.

Je veux dire que ça allait à contre-courant des traditions, de la culture du métier : on a un déroulement de carrière, tout le monde est placé normalement sur un pied d’égalité. Donc les postes à profil c’est quelque chose qui a toujours eu mauvaise presse...

On était toujours en lutte contre les inspecteurs, parce que l’inspecteur n’était jamais comme on voulait qu’il soit. <rire> Et comme nous on avait une coordination de nous-même, contrairement aux autres enseignants qui étaient peut être dans une équipe au niveau de l’école mais pas entre équipes d’école. Mais nous, à la coordination on avait cinq primaires, cinq maternelles et un collège. On pouvait donc prendre les décisions nous, si l’inspecteur n’était pas d’accord on s’en foutait on les faisait, c’était une époque... Mais être le coordinateur –moi qui ai joué ce rôle là– c’était l’inspecteur du coin, dans le pouvoir réel attribué par les gens.

Dans le fonctionnement ?

Dans le titre, on était conseiller pédagogique. Sinon, dans le fonctionnement, le vrai leader c’était... On sortait du lot, c’était quasiment élu. Ça ne se passait pas comme ça, mais on était désigné par consentement, enfin accepté par l’équipe.

C’est une sacré formation, en fait !

Ah oui, là j’étais en plein dans l’éducation populaire ! <rire>

Tout à l’heure, vous disiez qu’une des choses qui vous tentaient, c’était la formation d’adultes. Est-ce que vous pouvez revenir sur cette envie de quitter pour intervenir avec des adultes ?

<silence> C’était plus dans l’éducation… L’éducation, c’est souvent de la formation avec les adultes, mais c’était toujours cette démarche d’éducation.

Mais pas forcément organiser des formations, être formateur ?

Non, non, c’était plus large, d’ailleurs je n’ai jamais été vraiment formateur. Enfin je l’ai fait beaucoup, mais je ne faisais pas des formations classiques. J’ai toujours été dans l’éducation de la globalité, je ne sais pas si c’est une déformation professionnelle, en tous cas c’est une spécificité, moi je ne peux pas faire qu’une matière, il faut que j’en joigne plusieurs. Quand je faisais ma formation à l’année de création d’activités... On commençait par une semaine d’étude du développement local d’une commune. Donc on partait dans une commune de la région, on y restait une semaine, on rencontrait tous les acteurs. Après on allait à l’étranger, systématiquement faire le même travail mais dans un pays étranger. On faisait du travail de développement personnel, on faisait tout ce genre de travail annexe de la création de l’activité sur lequel on travaillait aussi. Moi, j’ai toujours été dans cette logique là, il fallait cette pluralité, cette polyvalence là. Même avec les enfants au niveau de la Villeneuve, c’était travail sur projet, et projet utile pour le quartier. Donc on entrait toujours dans des situations extra-scolaires. Et j’ai eu envie de faire pareil avec les adultes, en fait. D’avoir cette approche éducative autour d’une démarche d’apprentissage, parce que les gens qui apprennent, on les met dans des situations différentes et on avance ensemble dans cette situation là. Moi, j’ai beaucoup appris sur l'éducation à la Villeneuve, ça m’a orienté... sur beaucoup de choses.

A la Villeneuve, il y a deux moments, avec une grosse rupture entre les deux : travailler autrement avec des élèves et puis le poste de coordination. Et comment ça s’est passé le passage de l’un à l’autre ?

On a commencé par une année de transition, où on était à deux. Comme ça, en fait, il y a eu une année où j’ai gardé une classe à mi-temps et je faisais un mi-temps à la coordination. Et puis après la personne qui était avec moi a voulu arrêter ce système, et moi ça m’intéressait de passer de l’autre côté complètement. C’est à ce moment là que quand j’ai dit : « je veux être coordinateur », ça voulait dire que j’arrêtais définitivement les gamins.

Et définitivement ?

Dans ma tête ça voulait dire ça, oui.

C’était une décision que vous aviez prise ?

Ce n’était pas l’objectif, mais c’était pour moi évident que si je devenais coordonnateur, je ne retournerais plus dans une classe. Je ne sais pas pourquoi hein, parce qu’on aurait très bien pu imaginer que je reste deux ou trois ans et que je retourne. Mais j’étais persuadé que je ne retournerai pas. Donc, c’est pour ça que cette décision là a été dure.

Vous aviez l’intuition, que c’était une rupture définitive ?

Oui, que c’était définitif. <silence>

Vous dites que ce qui est important ce n’est pas de quitter le métier, c’est de quitter la classe. Et cette rupture, elle s’est passée comment pour vous ? Est-ce qu’avant vous avez ressenti une évolution, est-ce que vous vous êtes mis en situation de devenir coordonnateur ?

Ce n’était pas conscient, en tout cas par rapport à "me préparer à ce genre de poste", pas consciemment. Je me suis beaucoup impliqué dans les démarches de recherche, la pédagogie, avec l’INRP... J’accrochais beaucoup au travail de recherche pédagogique, penser l’innovation... pour les enfants mais pas forcément avec. J’avais beaucoup d’activités, j’allais souvent à Chartres –c’était là qu’on faisait nos réunions de l’INRP– Donc j’étais déjà dans une posture professionnelle qui prenait de la distance avec l’intervention directe avec les enfants et qui pensait la pédagogie. Déjà là, j’étais dans la rupture, en pensant la pédagogie globale, pas que pour ma classe.

Et vous avez ressenti que vous vous démarquiez des collègues, que vous aviez d’autres aspirations ?

En tout cas, moi j’étais parmi les quelques-uns qui étions dans cette démarche-là de conception, de conceptualisation. On n’était pas nombreux, parce que tout le monde n’accrochait pas à ça. Encore fallait-il pouvoir intellectuellement le faire, et puis en avoir le désir, peut-être en avoir le temps. Et puis... c’est vrai, vous avez raison, c’était déjà une manière de se distancier de l’enfant. Il devait y avoir des gens qui se disaient : « moi c’est les enfants mon truc, pas besoin d’aller chercher tout ça ». Alors que nous, on était déjà dans un travail entre adultes pour penser la pédagogie. C’est bien pour les enfants, mais ce n’est plus avec. J’avais déjà la distance là, donc après, dans la logique des choses, comme on était peu à faire ce type d’approche, c’est nous qui faisions des propositions pour les enseignants et nous avions déjà un rôle de coordonnateur, quoi. Nous étions déjà un peu leader de la pédagogie, en prenant cette position là.

Donc, on a institutionnalisé un fonctionnement qui existait déjà ?

Non, il y avait des gens qui étaient coordonnateurs, les gens comme <patronyme>, ceux qui ont créé la pédagogie de la Villeneuve, ceux qui l’ont inventée. Quand ils sont partis, il y a eu un trou parce qu’on n’imaginait pas qu’ils partiraient, on bossait avec eux, c’était un peu nos pères fondateurs. Il a fallu remplacer les pères fondateurs et c’est là que s’est posée la question qu’on n’avait pas prévue : « qui les remplace ? ». Les deux personnes qui étaient les plus à même, les plus acceptées par les écoles et les plus impliquées dans la recherche et la création pédagogiques, c’était le directeur de l’école de <> et moi.

Il y avait une sorte d’évidence pour tout le monde ?

Oui, oui, c’était une évidence.

On ne vous a ni poussés, ni...

Non, ça s’est fait tout seul. Il n’y a pas eu de concurrence. Il n’y a pas eu de concurrence, parce qu’il n’y a pas eu d’appel d’offre non plus, et que l’évidence, c’était comme ça. Alors, peut-être qu’il y a en eu qui ont eu le désir et qui ne l’ont pas manifesté parce qu’on avait besoin de...

Dans le fonctionnement, c’était fait ?

Oui, c’était fait. C’était nous deux.

Et ça vous paraissait évident. Et le choix ? Parce que vous avez quand même postulé ?

Oui, on a fait une demande officielle. Alors je ne sais pas comment –administrativement– ça a pu se faire, puisque c’était des postes de conseillers pédagogiques et qu’on ne l’était pas. Donc, je ne sais pas, mais on a été pris quoi ! A l’inspection académique ils n’osaient pas… <rire> Ils disaient oui à des choses qui ne leur posaient pas trop de problèmes... On était un peu les troublions, quoi ! <rire> Si on pouvait être un peu tranquilles... En fait, je ne sais pas comment ça s’est fait, administrativement.

Et vous, comment vous l’avez ressenti ? Tout à l’heure vous disiez que quitter la classe avait été un choix difficile à faire. Le poste de coordonnateur, ça a été une continuation, ou est-ce que vous

<coupure, changement de face>

Il y avait une forme de challenge d’une certaine façon, même ici, je n’avais pas l’habitude de gérer une grosse boîte comme ça... Il y a toujours un palier, une distance par rapport aux compétences : celles que j’ai et celles pour lesquelles je peux postuler, avec le risque que j’ai pris plusieurs fois. Et là, je l’ai pris de la même façon, c’est-à-dire que –dans l’éducation, dans la coordination d’adultes– je ne savais pas du tout ce que j’allais pouvoir rendre, mais je le sentais, je me sentais compétent.

C’est vous qui avez pris la décision de cette prise de risque, il n’y a pas quelqu’un qui vous a incité, qui vous a mis en confiance ?

Non, non, l’autre gars m’a dit qu’il voulait le faire... Puisqu’on était à deux, c’était plus tranquille, on était un peu protégés, c’est le passage à tout seul qui m’a été dur. Parce que là je n’avais plus d’enfants et c’est moi qui assumais complètement : c’est ça le vrai passage pour moi.

L’année où vous étiez deux à mi-temps, c’était une période probatoire en quelque sorte ?

Oui, vérifier que ça fonctionnait. Ça fonctionnait, je sentais que je pouvais le faire.

Et ces moments de palier, vous disiez qu’il y en a eu plusieurs...

L’autre, c’est quand j’ai pris la direction, les missions nationales de Peuple et Culture. Je me suis retrouvé bazardé au niveau national à coordonner les échelons locaux, alors qu’avant j’étais un local, quoi. J’ai même eu un projet de faire ça au niveau international, dans un poste de coordination de l’éducation populaire au niveau mondial. C’était drôle, mais ça venait tout seul ! J’étais très intéressé, mais ce n’est pas un plan de carrière.

Ce n’est pas une stratégie ?

Ce n’était pas pensé, c’est venu comme ça : il y avait un poste et c’était moi qui faisais... à Peuple et Culture, c’était évident que c’était moi. C’était à une époque où le ministère de l’Education nationale envisageait de supprimer les MAD.

Le ministère Monory ?

Oui, voilà, Monory. Je devais y aller, mais si les MAD étaient supprimés, ça ne collait plus. Donc, en fait, je n’y suis pas allé à cause de ça. C’est bête, parce qu’ils n’ont pas été supprimés. Et je le regrette beaucoup, j’aurais été au Québec, j’avais tout prévu : le collège pour mes enfants... tout était prévu, ce n’était pas loin d’être fait. <rire>

Il y a une dimension de prise de risques. Tout à l’heure vous avez dit « ça s’est fait en une journée »

Oui, parce que la prise de risques est spontanée : on me propose un poste « allez ok, je le ferai ! » Et ici, pareil, je ne savais pas trop... Quand j’ai réalisé l’ampleur du budget, comparé à ce que je savais faire ! Ça m’a scié ! Même au niveau national, je n’avais pas de personnel à gérer. Tant qu’il y a des actions et des projets, ça va. Ici il y a 70 salariés, un budget de neuf millions, je n’avais jamais géré le dixième de ça. Et puis, d’être maître de la gestion, alors qu’avant il y avait des gestionnaires. Et puis finalement, ça s’est fait tout seul ! <rire> C’est comme beaucoup de choses, ce n’est pas très compliqué, il suffit de s’y mettre ! Bon, je ne sais pas, c’est peut-être d’autres qualités qu’il faut avoir que celles que l’on demande directement : l’intelligence de la chose, la politique de la chose. Après, quand c’est technique... on peut toujours se faire aider techniquement.

Tout à l’heure, vous avez parlé de l’ignorance de l’aspect économique des enseignants. Est-ce que le fait de vous être éloigné a changé votre vision du métier d’instituteur sur d’autres aspects ?

Ah ! Et bien je trouve que ça a beaucoup évolué. Moi je suis appelé à beaucoup travailler dans les ZEP finalement, donc on est en lien très souvent. Pas moi directement –moi je suis à un autre niveau, il y a des gens qui travaillent– mais je rencontre des directeurs, des principaux de collèges, on fait des projets, on fait des conventions avec des collèges... Il y a quand même une approche de l'économie dans les collèges qui sont en ZEP, qui ont des contrats de ville parce qu'il y a de l'argent qui arrive, donc il faut bien qu'ils le gèrent. Et ils le gèrent en général très mal, ils divisent l'argent au nombre d'élèves, c’est complètement ridicule, on peut le faire sur des projets, sur des initiatives. Enfin pas tous, mais beaucoup trop. Mais il y a de l'argent dans les écoles avec lesquelles je travaille. En général, il y a une personne qui est compétente là-dedans, dans la gestion de projet et qui va chercher de l'argent ailleurs. Ils essayent le FAS, ils essayent l'Europe... C'est devenu une petite entreprise, le collège. Plus les collèges que les écoles.

Et les écoles ? Par rapport à votre école expérimentale, il y a quand même des choses qui sont passées dans les textes.

Oui, il y a beaucoup de choses qui sont passées dans le fonctionnement : les enseignants par cycles, l'apprentissage de lecture en trois ans, la possibilité de suivre les gamins, le fait que ce n’est pas forcément par niveau scolaire qu'il faut coordonner les enfants, les rencontres avec les parents… La place des parents dans l'école : alors ça, ça bouge très, très peu, depuis la mise en place des conseils de parents. Mais cela dit, j'étais moi, élu au conseil d'administration du collège de ma fille, c'est toujours aussi archaïque. C'est-à-dire que les parents c'est l'ennemi : on nous mettait en ligne comme ça : d’un côté les profs, l'administration... Et alors attention, on se parlait avec l'administration et les profs ne disaient rien, l'administration parlait aux parents, c'était un débat parents-administration, alors que ce n’est pas ça ! Et puis avec la crainte qu'on conteste des trucs. C'était un drôle de rapport. Je comprends que c'est long. Bon, il y aussi ce monopole... Mais cela dit, les métiers de l'éducation, les métiers de l'enseignement sont de plus en plus durs.

Et justement par rapport à l'IUFM, par rapport à l’arrivée des professeurs d'école

Je ne fréquente plus trop, moi. On a un groupe qui travaille avec le CFISEM qui a été supprimé dans l’Isère, c’est complètement ridicule, donc il n'y a plus d'enfants étrangers. Alors c'est vrai, les enfants étrangers, on ne va pas faire de discrimination mais il y a encore des spécificités, et puis c'est une façon d'aborder les enfants qui ont des difficultés, aussi. Alors, nous, on est appelé à faire des formations à l'IUFM mais c’est eux, les salariés, moi je ne connais pas assez bien pour porter un jugement. L’impression que j’ai, c’est que c’est encore très coupé de la réalité, l'IUFM. Cela dit, ce sont des gens qui ont fait trois ans de fac, et déjà c'est un profil différent, et maintenant on ne peut plus ignorer les difficultés des quartiers. Mais j'ai un peu cette crainte qu'il y ait deux types de profils dans la tête de l'enseignant. Moi je vais aller dans une ZEP, et moi je veux surtout éviter la ZEP. Après ceux qui vont en ZEP, il y a ceux qui veulent gagner un peu plus, parce qu'on gagne un peu plus en ZEP, mais pas forcément d'outils en plus. Alors ceux-là, ça va être dur pour eux. Il y a ceux qui veulent, en fait, ceux qui sont un peu militants de la chose, et, ben, ça va pas, quoi. C'est comme s’il y avait les quartiers ou les écoles en difficultés, et puis les écoles faciles, quoi. Et ce n'est pas bon, ça. Ça fait des zones. Il y a des zones. On va travailler dans la zone, et c'est dommage

Et par rapport à votre expérience, et le recul que vous avez sur le métier ? Si un étudiant de votre entourage vous disait qu'il voulait devenir professeur d'école, quelle serait votre réaction ?

Ah ben moi je trouve ça très bien, je trouve toujours ça super, il n’y a pas de problème !

Oui mais avec des "mais" ?

Le "mais", c’est la capacité de la personne à s'engager là-dedans, son intérêt pour la chose, mais ça nécessiterait une discussion. Moi je trouve ça très bien.

Et à votre avis, qu'est-ce qui est le plus important, qu'est-ce qu'il faut être capable de faire, qu'est-ce qu'il faut accepter de faire ? C'est-à-dire qu’est-ce qui est central dans ce métier ?

<silence> Moi, là me vient comme ça spontanément "l'envie de travailler avec des enfants". C'est-à-dire que cette envie-là elle se vérifie avant : ben oui, soit cette personne a passé le BAFA, soit elle s’est occupé d'enfants, enfin, ça se sent, ça. Moi ça me semble, ça, un des éléments importants : cette aptitude, ce souhait de vouloir travailler avec des enfants.

Quel bilan vous faites, du métier d'instituteur ?

Moi je trouve d'abord qu'il y a un des niveaux d'enseignement qui est très difficile, c’est le collège. Parce que non seulement c'est la période de l’adolescence, mais c’est aussi l’étape de la révolte beaucoup plus qu’avant. Parce que... autant les lycées, on a écrémé et il y a le bac au bout, en primaire, il y a encore le rapport adulte - enfant qui fonctionne. Et au niveau des collèges, alors là c'est une étape de l’évolution qui est très difficile. Donc ça, c'est beaucoup plus difficile qu'avant. Moi, c’est l'étape du collège qui me semble très dure aujourd’hui.

Ça a plus changé que professeur d'école ?

C'est là le plus dur actuellement dans l'Education nationale et dans l’éducation globale. Après les difficultés... moi je n’en vois pas beaucoup. Si la personne est prête... enfin, il faut qu'elle apprenne un certain nombre de choses, qu'elle apprenne à gérer sa propre autorité par rapport à des enfants, qu’elle évite d’être débordée. Mais ça, ça se sent, on le voit avant, ça s'apprend.

Ça se travaille.

ah oui, moi j'étais étonné, la première fois que j’ai pris des gamins, j’étais complètement dépassé <rire> Comme quoi, vraiment, je tombais des nues. Et puis ça n'a pas duré, quoi. Il me semble que c’est venu tout seul, il y avait juste des ajustements à faire. Et ça s’apprend : à l'IUFM on peut faire travailler justement une personne par rapport à la gestion de son autorité auprès des gosses. Et après il y a la pédagogie, la pédagogie de l'apprentissage : comprendre comment un enfant apprend.

Plutôt que l'enseignement, l'apprentissage

Comme les principaux apprentissages : la marche et la langue, ça se fait dans un milieu riche. Et l’enfant apprend seul, en face il n'y a personne, ce n’est pas comme la lecture où il une systématisation d'une certaine façon. Donc il y a beaucoup à apprendre de ces deux façons d'apprendre, les deux principaux apprentissages pour la suite, je crois.

Et ça ne vous parait pas, comme certains le présentent, un métier à éviter, avec des pièges, fatigant...

pas du tout. C'est un métier... Il est fatigant, mais je veux dire quand on travaille en usine... Moi je suis dans un métier où on travaille soixante heures, c’est sans commune mesure : instit, on en fait vingt sept, plus les réunions. Quand même, il y a de la latitude quand on est enseignant, non c’est bien, je trouve.

Vous n'avez pas ressenti les contraintes ? Certains m’ont dit qu'ils sont partis à cause des contraintes horaires, qu’ils préfèrent travailler cinquante heures par semaine, mais sans la contrainte d'être toujours à l'heure, de travailler avec des horaires fixes, un cadre très…

Alors ça, non, je ne partage pas du tout ! Parce que ce n’est pas courant de trouver des lieux où on n'a pas d'horaires fixes, certains métiers oui mais pas d'autres. Des horaires fixes ! C’est vingt sept heures par semaine, hein. Si on n'arrive pas à supporter ça, je ne sais pas quel métier on va supporter ! Consultant ou profession libérale. Mais après il y a d’autres épreuves : assurer son salaire, faire sa compta... Moi je trouve que c’est plus dur d’être un libéral que d’être instit !

Ce n'est pas forcément mon opinion, mais je rapporte des propos entendus.

Non, ce qu'il peut y avoir c’est la difficulté d’élever des enfants maintenant, ça je comprends que ça fasse peur à des gens. Parce que quand on voit des petits troublions et qu'on n'arrive pas à les mater parce que l’autorité ne leur fait plus peur, on ne sait plus comment les prendre. Et ça demande des trésors de pédagogie, qu’un adulte n'a pas forcément. Ça oui, je comprends que ça puisse faire peur. Ce sont des choses sur lesquelles on n'apprend pas, on ne nous forme pas. Je veux dire, on ne forme pas à ça, je vous disais c’est tout un champ de la pédagogie qui n’est pas abordé, ou très peu. C'est dur de sécuriser les jeunes ! C'est pour ça que c'est bien qu'ils passent par l'animation, je trouve que c’est une bonne idée de passer le BAFA.

Et vous dans votre carrière actuelle... vous envisagez d’évoluer encore ou vous pensez que vous êtes stabilisé ? Vous avez des projets ?

Non, ce n'est pas... je... <silence> Mon changement est conditionné par l'intérêt que je prends au travail. Et là, ça fait huit ans que je suis dans la boîte, je suis en train de tout changer dans la façon de fonctionner et je pressens que quand ça sera changé, j'aurai envie de voir ailleurs, dans deux ans, quoi. J'imagine, dans deux ans, aller voir ailleurs. Mais je ne sais pas où d’ailleurs, mais ça viendra !

C'est en train de mûrir ?

C'est toujours venu tout seul. <rire> Je ne me fais aucun souci <rire> il viendra quelque chose que j'aurai envie de faire et qui se présentera, je postulerai et je l'aurai <rire> et si je ne l’ai pas, ça sera tant pis ! ça ne me soucie absolument pas

Donc vous êtes plutôt dans une phase où des choses se terminent ?

oui, je crois

Vous êtes en train de conclure des choses ?

<baissant la voix> Je ne le dis pas trop, parce que je ne veux pas anticiper trop, par rapport à ici. Mais j’ai cette intuition-là, je pense que j'arrive au bout. Quand je l'ai pris, je pensais qu'il fallait quatre à cinq ans, ça en fait huit, neuf. Je pense que je ne resterais pas jusqu'à ma retraite. Enfin, c'est possible, c'est tout à fait possible. Non, non je n'ai rien de cadré.

Ce n’est pas une stratégie ?

Non, je n’ai pas de stratégie de carrière, je ne démarche rien, mais j'ai cette intuition là.

Et le critère, c'est la maîtrise ?

Ou l'ennui. Quand je commence à trop maîtriser et ne plus avoir de projets. Là j'en ai encore, et puis ailleurs je peux encore en avoir, des projets. Dans des boîtes comme ça, on peut très bien... Il faut être conscient que les questions de l'émigration et de l’intégration sont très présentes au niveau de l’Europe par exemple. Ça permet d’aller voir au niveau de l'Europe. On a déjà créé une association européenne, je peux continuer sur des choses comme ça. Il y a toujours à faire. Je peux trouver ce que je veux ici. Je peux aussi… peut-être que ce sera comme ça.

Cette dynamique de la maîtrise, vous ne l'avez pas ressentie quand vous étiez instituteur ? Certains m'ont dit qu’ils avaient l’impression que ça devenait trop facile et qu’ils s’ennuyaient

Non, je n'ai pas ressenti ça, parce que j'ai toujours été dans l'innovation. Quand on avait l'INRP derrière, on était toujours à...

Toujours en danger ?

Oui, je me rappelle toujours Foucambert qui me disait « moi, mon test, c’est : je me mets devant la classe, je demande à chaque élève pourquoi il est venu ce matin. » C’était son test : « Pourquoi tu viens à l’école ? » <rire> ça veut dire qu’ils ont un projet, les enfants, de vouloir faire quelque chose, d’apprendre quelque chose. Donc, que ça été projeté, anticipé.

Donc, vous n’aviez pas la routine ?

Non, dans cette situation là… c’était très bien ! Je n’ai même pas d’allergie, je reviendrais bien dans une classe, moi, ça ne me fait pas peur. Mais je me dis juste que ça serait peut-être dommage parce que je peux très bien, à l’intérieur de l’Education nationale, être exploité pour autre chose. Moi je peux –c’est peut-être une piste d’ailleurs– très bien réintégrer l’Education nationale sur un poste de… je ne sais pas moi, de recherche, de mission quelconque, de faire le lien avec les quartiers dans la politique de la ville… il y a beaucoup de choses à faire aujourd’hui. Avec un inspecteur d’académie ou un rectorat un peu éclairé –ce qui n’est pas forcément le cas– ça offre un tas de possibilités.

Oui, il existe des postes de chargé de mission sur les enfants de migrants

Pas seulement les migrants, pour moi ce serait plus tous les aspects de la politique de la ville, le facteur social… toutes ces choses là, les enfants en difficultés, les liens avec les parents… si je démarchais un poste comme ça… il y aurait de quoi faire ! Mais ce n’est pas impossible que j’en trouve un… Moi, je ne démarche pas, mais je peux trouver ça.