Jean

Je n'ai pas de questions très précises comme dans le questionnaire. Je voudrais plutôt comprendre comment vous vous expliquez ce qui vous est arrivé, et en particulier ce qui a été déterminant, pour vous, dans votre histoire professionnelle ?

Si je reprends les choses du début, je peux dire que j’ai toujours aimé l’école. J’ai toujours aimé appendre. Enfin, sauf à l’école primaire, et je me souviens surtout de mon collège, un collège moderne comme on le disait à l’époque. Je viens d’un milieu modeste, d’une cité ouvrière et d’une famille d’émigrés italiens de cinq enfants. Ma famille habitait Les prairies, qui était un quartier ouvrier –comme on disait à l’époque– avec une forte tradition prolétaire : quand on disait « j’habite Les Prairies », tout le monde dans V. <nom de ville>, comprenait ce que cela voulait dire. Pour aller dans ce collège, j’allais au centre ville, tous les jours. Donc, ça m’a donné une certaine mentalité. Avec mes copains, on a commencé à s’intéresser… J’avais des copains –dont Pierre L. <autre répondant devenu journaliste de télévision>, qui étaient aussi très dynamiques, très motivés. Et qui sortaient de milieu populaire, parce que le collège Ferry, c’était… Il y avait le petit lycée de Newton, à l’époque, qui était des classes primaires dans le lycée, nous on était un petit peu… <hésitation>, c’était le collège qui accueillait les enfants…

Pas les héritiers ?

Pas les héritiers, voilà ! Donc, on était tous à peu près du même milieu social, il y avait un petit groupe dans ma classe, on était très motivés, donc découvrant l’art, on découvrait des tas de choses… Donc, on allait s’acheter des petites cartes postales, des reproductions de Léonard de Vinci, des choses comme ça, dans les librairies du centre ville. On devait être quand même… Rétrospectivement, quand j’y pense, on devait être quand même de fameux élèves… Parce que je ne sais pas si aujourd’hui… <rire> On était motivé, on avait une envie, une soif de culture, d’instruction… qui était dingue. Et, en plus, pour moi ça n’a pas été dur. J’avais l’impression de ne pas travailler, de travailler peu, mais d’apprendre vite. Donc, c’est à partir de là malheureusement –oui je dis malheureusement– que je rentre à l’Ecole normale. Je dis malheureusement parce qu’il y avait de grosses difficultés du côté de mes parents au niveau financier. C’était la solution. Si je n’étais pas rentré à l’Ecole normale, je me demande ce qu’il serait advenu. Parce qu’à cette époque là mon père avait pas loin de 60 ans, il était tombé malade… il était au chômage, même. Bon, alors qu’il avait été très dynamique, qu’il avait fondé des sociétés coopératives après la libération, très marquées politiquement. Et puis donc… il y avait un gros problème financier et je suis rentré à l’Ecole normale. Et j’y ai été bien dans la mesure où ça m’a permis de continuer des études.

Et le terme de « malheureusement » ? Vous avez commencé par dire malheureusement…

Oui, parce que je voulais faire des études plus longues. Et je vois tous ceux qui ont eu la chance de ne pas entrer à l’Ecole normale… <rire>, du moins, ceux que j’ai rencontrés. Je vous ai dit que j’étais prix d’excellence, donc j’étais un bon élève, même ceux qui avaient plus de difficultés, et bien ils ont accédé à des études d’ingénieur etc. Alors, si vous voulez, sur le long terme, je ne regrette pas, mais à l’époque… A l’époque, je tenais beaucoup à rentrer à l’Ecole normale, mais c’était un enjeu… d’abord pour poursuivre des études.

Mais ce n’était quand même pas donné à tout le monde, le concours était très sélectif…

Oui, c’est vrai que c’était très sélectif. Mais à l’Ecole normale, on nous a un petit peu bourré le crâne avec ça, en nous disant qu’on était l’élite du département, quoi.

Ce qui n’était pas faux, c’était quand même un peu…

Ce n’était pas faux, mais c’était un peu pour… une idéologie, je remettais beaucoup en question tout ça à l’époque. C’était un peu… une petite compensation pour les pauvres, en quelque sorte. Pendant ce temps… <silence>

C’était « soyez gentils, on vous a beaucoup donné » ?

On vous a beaucoup donné, vous avez de la chance, vous êtes l’élite du département, vous allez être les instituteurs normaliens… Mais n’en demandez pas plus. Chacun sa place. Pendant ce temps là, les autres allaient au lycée, ils poursuivaient des études etc. Moi, j’aurais bien aimé être chercheur aussi ! Hein, pourquoi pas ? <rire> après tout peut-être pas, mais, bon, peut-être… Alors, quand est arrivée la quatrième année, j’ai essayé de continuer. J’ai fait des demandes pour être pion dans 21 Ecoles normales de France, et je n’ai pas été retenu. J’ai passé un concours à Janson de Sailly pour être… Ils recrutaient des profs de dessin… pas retenu. Je me souviens, qu’on est allé voir le recteur, le cabinet du recteur, avec un copain, pour s’inscrire à la fac, ce qui était interdit. La quatrième année de l’Ecole normale, interdit de s’inscrire en fac. Alors il nous avait dit : « Mais pourquoi vous voulez vous inscrire en fac ? Vous allez être instituteur, devenir instituteur, c’est un beau métier » Na na ni na na na, quoi. interdit.

Donc, vous étiez un peu mis sous le boisseau ?

Ah oui, au point de vue des études oui. Donc c’est vrai que la plupart de mes collègues de l’Ecole normale, ce n’est pas ce qu’ils recherchaient. Ils venaient d’un milieu rural, bon, l’Ecole normale c’était le bâton de maréchal. Moi aussi au départ, c’était encore pire, je venais d’un milieu urbain, ouvrier, immigré, bon. Donc, j’aurais du me contenter de ça, mais j’ai très vite perçu que j’avais envie de continuer mes études. J’avais envie d’étudier et je suis devenu instituteur à contre cœur. Cela dit, je m’y suis beaucoup intéressé, impliqué, parce que très vite j’ai vu qu’il y avait un problème dans l’enseignement, que je n’y arrivais pas, donc j’ai cherché. Et je suis… ma femme et moi on s’est tournés vers la pédagogie Freinet, qui était très active à l’époque. J’ai fait du Freinet à fond la caisse. Ah, J’ai oublié de vous dire aussi que j’ai été refusé dans mes postes de pion parce que j’étais très marqué… j’étais un "grand" militant communiste, même à l’armée, au service militaire, on m’a dit que j’étais repéré…

grosse croix rouge ?

et après comme instituteur… "Gross" militant… <rire> En 68, on a fait la révolution, ma voiture a été peinte en rouge. Mais cela dit, je respectais… J’étais en même temps très laïc, je donnais à la laïcité un contenu quand même assez fort. J’étais très marqué par mes origines prolétariennes, alors là, je peux vous le dire.

Le choix Freinet, c’était avec tout, pas seulement les techniques.

Ah! Oui tout le contenu idéologique, bien sûr !

L’école du peuple, quoi.

L’école du peuple. Voilà, c’est ça, exactement. Et après mai 68… J’ai demandé ma mutation, nous avons demandé notre mutation, pour V. <préfecture> en 1969. Et là, c’est vrai, que moi… j’avais envie de changer. Parallèlement j’ai demandé à entrer au centre de formation de PEGC, qui existait à l’époque dans les Ecoles normales. Parce que je voulais à tout prix reprendre mes études. J’avais d’ailleurs passé un examen entre temps, en 64 ou 65, et j’avais réussi, un examen pour être professeur de mathématiques et d’italien. A l’époque les PEGC, on pouvait choisir ce qu’on voulait comme matières. C’était mathématiques et italien. Voilà… Puis après, quand il a fallu être nommé, on me proposait des postes dans le Nord du département, alors, bon, j’avais décidé de ne pas donner suite. Et alors là en 69, parallèlement à la mutation, j’ai fait cette demande et j’ai été retenu. Donc dans mon poste à V., j’ai fait quinze jours trois semaines, à la rentrée, et ensuite je suis allé au centre de formation des PEGC. Et puis là, après ça s’est enchaîné. La première année j’ai passé les IPES, brillamment aussi, <rire> parce que j’ai fait des études universitaires brillantes aussi. <rire> Comme disait mon copain Pierre L. : « alors il parait que tu éblouis tes professeurs… » <rire> C’est vraiment une marque que les études me plaisaient, m’ont plu et me plaisent encore d’ailleurs. Etre dans une salle, un amphi, faire des études… je n’ai jamais trouvé mieux que ça ! Je trouve ça sensationnel, c’est vrai qu’on s’emmerde parfois, ça dépend des profs, ça dépend de ce que l’on fait, des disciplines, mais en général j’aime APPRENDRE.

Il y a les deux sens du terme : apprendre aux autres, enseigner et apprendre pour soi, c’est un cadeau.

Oui c’est vrai. Après dans l’enseignement, d’être issu d’un milieu populaire ça vous donne une certaine aptitude à comprendre les élèves en difficulté qui sont eux même marqués par un milieu social. Mais en même temps je me rends bien compte que j’étais… je ne sais pas si j’étais une exception, mais en tout cas le plaisir que j’avais moi à apprendre, je n’ai jamais bien compris que tous les enfants ne l’aient pas. Je trouvais qu’il y avait comme une faillite, un déficit, un gâchis, qui tenaient à différentes raisons, l’histoire familiale des gens certainement. Voilà… Et puis après, je suis rentré à l’IPES, vous connaissez l’IPES, je suppose. Et puis j’ai passé le CAPES, voilà… ma première nomination… J’ai même eu une année supplémentaire pour préparer l’agreg. Et ça, je pense que ça fait partie d’une espèce de… Vous savez, on parle souvent d’auto censure, pour des familles de milieu modeste.

Le sentiment de trahir ses origines ?

Trahir ses origines et puis un sentiment que, de toutes façons, ce n’est pas fait pour nous. Et déjà, devenir instituteur dans ma cité, on n’était pas nombreux, j’étais le seul. A l’époque, fils d’ouvrier on devenait ouvrier. Mais c’était déjà, oui… A l’époque c’était pour moi vraiment quelque chose d’important, d’être instituteur. C’était une promotion sociale extraordinaire. Extraordinaire.

Basée sur une facilité scolaire quand même ?

Oui, voilà, c’est ça. Mais n’empêche… Ma femme, c’était pareil, elle était issue d’un milieu immigré aussi et bien c’était la même chose. <silence> Et donc, je me demande si c’est de l’auto censure, de la flemme, d’avoir atteint mes limites peut-être… Mais, au lieu de préparer mon agrégation, alors que j’avais une année pour ne faire que ça, et bien j’ai rénové un appartement. Ce mauvais choix, c’est aussi parce que mon père était maçon, alors…

Le retour aux origines en quelque sorte ?

Oui, je croyais que j’étais bricoleur, pas du tout ! A 45 50 ans, on commence à comprendre qui on est. Quelle révélation j’ai eu sur moi ! La révélation petit à petit : je croyais que j’avais l’esprit pratique, pas du tout ! Finalement je m’aperçois que je n’ai pas du tout l’esprit pratique. Je croyais donc que j’étais bricoleur, pas du tout : finalement, tout ça m’emmerde prodigieusement ! J’aurais du voir clair avant. Et peut être que dans –disons pour aller vite– dans le milieu bourgeois, le milieu cultivé, aisé, il y a une culture de la personne, il y a beaucoup de discussions qui permettent aux enfants de mieux se situer, peut-être. Dans ma famille, moi jamais. Savoir qui on est, ce que l’on veut faire, etc. pff ! Je vais vous faire… j’allais dire je vais vous faire pleurer <rire> ça m’étonnerait, mais enfin <rire> Quand j’étais en cinquième, j’allais recevoir… Il y avait la distribution des prix, c’était en 52 ou 53. Alors, j’avais le prix d’excellence, premier prix de je ne sais pas quoi, orthographe, de math, puisque j’étais bon en math, d’histoire… Enfin, je les collectionnais. J’étais allé là bas, je me revois bien en train d’aller chercher mes livres et mes titres. Et puis j’étais revenu, et je revois bien le regard des gens admiratifs. Mais mes parents n’étaient pas venus. J’étais rentré chez moi après, dans ma cité, je lui ai dit : « regarde mes livres, j’ai eu des prix », « Ah bon, c’est bien… » Certainement qu’on avait dû me dire que c’était bien mais… <silence>

Pas impressionné outre mesure, c’est dur.

Oui pas encouragé, pas… <rire> Mais ça, je l’ai réalisé plus tard, l’aspect émotif aussi, sur le coup ça ne m’a pas… <silence>

vous étiez seul quoi

Oui, j’étais seul.

Vous avez parlé d’un groupe qui était du même milieu que vous, qui avait la même aspiration.

Oui, et on riait beaucoup, on s’entendait bien, on déconnait.

Vous aviez le même projet, mais pas votre famille, il n’y avait pas le projet qu’un des enfants réussisse…

Après, je me suis fait traiter d’intellectuel, mais plus tard, vers 17-18 ans : « lui, c’est l’intello ». J’étais reconnu comme ça. Et ça, ça m’a agacé d’ailleurs.

Celui qui a fait des études ?

Oui celui qui a fait des études. <silence> Mais avant non. Il y avait un frère avant moi qui était en formation de brevet professionnel. Voilà. <silence> J’avais quand même cette détermination pour continuer mes études, donc j’ai saisi l’opportunité. J’avais entendu parler de ces trucs là, je me suis renseigné et j’y suis allé. Ma femme aussi, l’année suivante, a présenté sa demande. Elle est entrée au centre PEGC, elle est devenue PEGC. Elle a essayé de passer les IPES, malheureusement ça c’est passé le jour de l’enterrement de mon père… elle était sur la liste supplémentaire. Mais de toute façon ensuite, à l’âge de cinquante ans, elle a passé le CAPES, quand nous étions en poste à l’étranger. <silence> Et puis bon. Donc là pour garder la structure familiale, pour ne pas être nommés comme tous les nouveaux profs dans le Nord, nous sommes partis en Polynésie. En Polynésie française, pour quatre ans. Au retour j’ai été nommé à <nom de petite ville du département> pas loin d’ici. Et puis, je n’arrivais pas à avoir de poste en lycée : ce qui m’aurait intéressé c’est d’avoir des adolescents, disons plus âgés, des lycéens.

Le CAPES c’était quelle discipline ?

Lettres modernes. J’avais fait des stages en lycée et donc ça me plaisait beaucoup, j’avais un très bon contact.

Et vous étiez toujours en collège en fait ?

Voilà, en collège. Alors ça, je n’étais pas très content. Il aurait fallu que je demande une délégation rectorale, des choses comme ça. Mais dans le fond je ne connaissais pas bien tout le système et voilà. <silence> Ensuite, ce qui c’est passé, c’est que, en 83… c’était une époque où on développait quand même beaucoup la formation continue. J’avais fait des stages, parce que j’aimais bien faire des stages, ça fait partie du même thème de la poursuite des études. Et dans l’un de ces stages, il y avait un conseiller en formation continue qui avait du m’entendre car je parlais beaucoup. Je m’étais promis… Je m’étais fixé une règle interne –je veux dire une règle intérieure excusez-moi– que je respecte d’ailleurs toujours encore maintenant et qui est : « tu ne vas jamais dans une assemblée quelconque sans intervenir ». Et maintenant je le fais tout le temps.

C’est une règle de vie ?

C’est une règle de vie, sinon ça m’emmerde. <silence> Peut être qu’il arrive parfois que je me la ferme. J’essaye d’être court… Je ne répète jamais une question, je ne demande pas la parole sans arrêt, hein ! J’essaye d’être court, bien ciblé etc. Mais c’est une façon de participer, et puis de ne pas sortir en disant : « oui c’est toujours la même chose ». J’ai horreur de ça…

Sortir en râlant, mais ans avoir rien dit ?

Oui, voilà : frustré. <rire> Comme ça, je ne suis donc pas frustré, moi. Oui pourquoi je vous racontais ça ?

A propos du stage.

Oui donc j’avais dû l’ouvrir, on était une quinzaine. La rentrée venait d’avoir lieu et il me propose –je suis convoqué, il prend contact avec moi– et il me propose de devenir formateur, conseiller en formation continue. Et de m’occuper de la reconversion des ouvriers de <nom de lieu>, un grand barrage qui venait de se terminer, donc il fallait mettre en place un programme pour reconvertir mille personnes. Alors moi, avec une mentalité de prof, je me dis, oui mais bon, attends, bon d’accord mais je vais réfléchir un petit peu, parce que j’ai mes élèves, j’ai commencé l’année et tout <rire> Mauvaise stratégie ! Et je ne sais pas, cinq jours ou une semaine après, quand j’ai rappelé en disant « bon c’est d’accord », il m’a dit : « ah, mais on a déjà nommé quelqu’un ». <rire>

Le train était parti !

Ça m’a servi de leçon, hein, une de plus. <silence> Parce que… on prend des leçons comme ça… Et effectivement, si j’avais pu en parler avec d’autres gens, dans ma famille, autour de moi, je n’aurais pas fait cette connerie, mais bon… ça me plaisait en plus <silence> Du coup… il y avait ce concours d’inspecteur, il y avait une note de service, ou bien je lisais le B.O., je ne sais pas. Je me suis présenté comme ça. Un peu… <silence>

A la suite de cette opportunité ratée ?

Oui, j’avais envie de sortir un peu, quand même…

C’était aussi un retour aux sources, puisque vous aviez été instituteur ?

Oui, un retour aux sources. Je n’avais pas toujours eu de bons rapports avec les inspecteurs, notamment le premier. Après oui j’en ai eu un qui était super, que j’appréciais beaucoup.

Quand vous étiez instituteur ou dans le secondaire ?

Non quand j’étais instit. Le premier, il a fini dans un asile d’aliénés, le type hein, ce qui explique peut-être mais je ne suis pas sûr. D’abord au début, ça devait être une véritable catastrophe, enfin, ce n’était pas terrible. Parce que moi j’avais été formé plutôt dans les colonies de vacances, aux CEMEA, j’avais des rapports avec les élèves qui n’étaient pas très conventionnels. <silence> Dans le fond, j’étais un peu anar quoi, j’étais communiste, mais un peu…

Un peu décalé par rapport au système ?

Oui un peu décalé, enfin voilà, on va dire ça, hein. <silence> Je me suis fait étaler par l’inspecteur <silence> Moi, j’avais une revanche à prendre, c’était pas mal… il y avait cet aspect aussi.

Le concours d’inspecteur comme…

Il y avait l’idée : « j’ai une revanche à prendre ».

De faire vos preuves, ou de faire les choses autrement ?

C’était : « Je vais leur montrer qu’on peut être un inspecteur différent ». <silence>

Parmi les inspecteurs que j’ai rencontrés, certains parlent de revanche à prendre sur des inspecteurs qui étaient imbuvables. Il y a aussi l’idée qu’on peut être un inspecteur en étant quelqu’un de fréquentable. Enfin, je vais très vite.

Mais c’est ça, voilà… c’est ça. Alors, maintenant je ne sais pas si j’ai réussi… C’est très mitigé hein. D’abord, c’est une erreur que j’avais faite, je vous le dis tout net, parce qu’inspecteur ça ne me convenait pas…

C’est-à-dire par rapport à votre façon de réagir ?

Oui par rapport à ce que je pensais, tout, mon idéologie, ma personnalité… ça m’a donné des compétences, parce que ça m’a obligé à avoir une responsabilité, à diriger, à prendre des décisions. Donc c’est intéressant, de ce point de vue là… Mais il y a trop de compromissions dans ce métier, on est les larbins de l’inspecteur d’académie…

La marge de manœuvre est plus faible qu’on peut l’imaginer ?

Oui, bien sûr ! Et puis on est accablé de travail, j’étais accablé de travail. Accablé ! Je travaillais comme un malade. J’avais une zone de <nom de quartier> qui avait une zone expérimentale, au point de vue pédagogique, qui était devenue ZEP et j’avais une deuxième ZEP… on m’avait gâté. C’est vrai, il y a des instit qui m’écrivent encore au bout de deux ans, des gens sympas qui ont un bon souvenir de moi et puis il y en a d’autres…

Vous étiez l’inspecteur, finalement…

Oui, mais… Evidemment avec mon parcours, je n’aimais pas trop les gens qui étaient trop traditionnels, ou qui ne s’intéressaient pas à leur boulot, c’est ça surtout. Parce que j’ai rencontré des instituteurs qui sont… classiques –parce que traditionnel, je ne sais pas ce que ça veut dire– mais des types qui étaient excellents, quoi, excellents. D’excellents instituteurs, qui ont un contact avec leurs élèves, que ça intéressent, qui prennent plaisir à ce qu’ils font.

Et, donc, qui ont de l’efficacité ?

L’efficacité, je ne sais pas, mais, en tout cas, la première chose qu’il font, c’est qu’ils ne dégoûtent pas les élèves de la classe. Ce n’est déjà pas mal, parce que le nombre d’instits, de profs surtout, qui dégoûtent les enfants des maths, du français… ah là, là ! J’étais volontaire quand j’étais prof pour enseigner en CPPN. Dans mon collège, ça partait à l’abandon : c’était des M.A. qui, au dernier moment, la prenaient. Donc, on était trois profs, j’ai un peu motivé la chose en disant : « on va essayer de la prendre en charge, d’en faire autre chose ». Et c’est vrai qu’en leur donnant la parole, la première chose qui venait, et qui m’a vraiment impressionné, c’est qu’ils avaient tous une dent contre tel ou tel enseignant… mais ils voulaient prendre les kalatchnikovs et les mettre contre un mur, hein… Les enseignants leur avaient dit qu’ils étaient bêtes… horrible, c’était horrible ! Comment on peut empêcher de… comment peut-on brimer des enfants ?

Et pourquoi avez-vous dit qu’IEN c’était une erreur ?

Il y avait beaucoup de travail, on est trop soumis à des tas d’impératifs, on n’a pas bien le temps, contrairement à ce qu’on croit. Ou bien c’est moi qui me débrouillais mal, aussi il y a peut-être de ça. On n’a pas le temps de faire des expérimentations pédagogiques. <silence> Vous comprenez, moi j’aurais aimé que les gens soient tous –pour aller vite– un peu dans la lignée de Freinet, c'est-à-dire autonomie de l’enfant, etc. Alors, ou bien vous êtes autoritaire, et vous imposez ça…

Et on crée une circonscription Freinet ?

Oui ! Mais c’est complètement contradictoire… Sinon, et bien, vous souffrez un peu. En plus, tout ça, on se demande, finalement, si ça sert… On change peu de choses. On est dans le système, on n’est pas des facteurs de changement décisifs, au contraire, loin de là. Tout ça continue à ronronner, à rouler, malgré ou avec les inspecteurs. Avec les inspecteurs, je dirais. Alors, quel intérêt ça a tout ça ? Il y a certainement d’autres choses bien plus intéressantes, si on veut que les choses évoluent. On ne sait plus vers quoi on va. Parce que l’enseignement n’a plus de finalité maintenant… On ne sait plus ce que l’on veut au niveau du pays, de la Nation.

Et le rapport du temps passé comme instituteur et comme inspecteur ? instit ça a été combien de temps ?

Une dizaine d’années, un peu moins.

Et cette expérience d’instituteur, ça ne vous a pas paru utile ?

Ah si ! Fondamental, en termes d’image. Ah oui, oui, bien sûr.

Parce qu’il y a des inspecteurs qui viennent du secondaire…

Oui, et dont les instit disent : « ah, celui là, il y connaît rien ». Alors moi je connaissais bien, je connaissais bien.

Alors c’est peut-être « il connaît trop bien » ?

Il connaît trop bien. Non, ce n’était pas ça, mais c’est vrai que je connaissais bien, que j’étais capable d’apprécier… Et… bon, vous n’êtes pas inspecteur, mais vous devez bien imaginer ça : vous entrez dans une classe au bout de cinq dix minutes, vous savez le type de relation qu’il y a entre l’instit et la classe… Vous sentez bien le type de relations, si c’est ouvert ou fermé, si les enfants ont une marge de liberté ou pas, s’il y a un projet éducatif ou si au contraire, on vit au jour le jour. Bon, tout ça se sent assez bien.

Et c’est issu de l’expérience professionnelle que vous avez eue ?

Oui je pense, ah oui, quand même. Et puis j’avais terminé ma période d’instit sur la pédagogie Freinet. Mais, pour moi, Freinet c’était synonyme de beaucoup de rigueur, de beaucoup d’organisation dans la classe. J’avais une classe qui était hyper organisée, mais qui était magnifique, je vous le dis tout de suite hein ! J’étais… –rétrospectivement– c’était formidable, franchement.

L’instit modèle ?

Modèle, certainement pas non. Parce que, justement, je n’ai jamais été très doué pour l’enseignement ! <rire> Mais là, quand même, c’est là que j’ai fait fort : donner de l’autonomie aux enfants, c'est-à-dire qu’il y avait des moments où chaque enfant, ou groupe d’enfants, travaille. Pour arriver à ça, sans que ce soit le bordel, il faut une organisation extraordinaire, dans la classe. Moi, c’était organisé, je peux vous dire. Et il y avait du matériel… fantastique, j’avais beaucoup de matériel, il y avait de grands placards. J’avais fait, créé le matériel qu’il fallait, pour que les fichiers fonctionnent et qu’ils restent en ordre, etc. etc. Il y avait un système de coopérative aussi, très vivant, qui marchait très bien… Bon, <silence> non, non, mais je devenais performant, ça correspondait bien. Oui, là je devais être bon, parce que je parlais moins, j’étais moins présent. Après, quand je suis devenu prof je me suis remis à tchatcher.

C’est presque inévitable, non ?

Oui, mais les meilleurs enseignants que j’ai vus, dans ma carrière d’inspecteur, ce sont ceux qui parlent le moins.

Oui, mais dans le secondaire c’est presque…

Mais le secondaire aussi !… Pourquoi on accable les élèves de discours, à longueur de journée ? Ce n’est pas possible ! Ce qui compte c’est qu’ils fassent des choses. En français, c’est clair que les enfants, il faut d’abord qu’ils lisent et qu’ils écrivent. Mais on leur fait des leçons de vocabulaire, d’orthographe, de grammaire, aucun intérêt ! ou très limité.

Mais est-ce qu’un prof de collège, peut se permettre de faire, de continuer ce que vous faisiez ?

<silence> Non, mais j’avais quand même –grâce à la taxe d’apprentissage– j’avais commandé du matériel. J’ai commandé beaucoup de fichiers, venant des canadiens –du Québec– et j’ai expérimenté ça. Des laboratoires de lecture, les élèves étaient en autonomie. Je m’en suis servi dans les classes, et notamment avec les élèves en difficulté, qui me réclamaient ça, sans arrêt. « M’sieur, on fait laboratoire de lecture, on fait laboratoire de lecture… ». J’étais obligé de dire… écoutez, moi…

J’avais des choses intéressantes à vous dire ?

Et j’avais des choses bien à faire !

C’est le drame des enseignants, ils aiment bien s’écouter !

Ah, taisez-vous ! Moi, je n’ai pas échappé à ça, hein ! Je peux vous dire. <rire> Si c’était à refaire, il me semble que je recadrerais vachement plus les choses.

Et votre bilan en tant qu’inspecteur est très mitigé ?

[25] Ah oui, très mitigé.

Un de vos collègues m’a parlé de « cimetières de rapports d’inspection » il avait été choqué de voir les IEN se féliciter de constater que tous les rapports d’inspection d’un même dossier d’instituteur étaient convergents, que tous les IEN avaient formulé des critiques similaires. Et il me disait que pour lui au contraire, c’était la preuve que les inspections ne changeaient rien.

Mais, justement, je ne sais pas si c’est un facteur de changement. Est-ce que c’est un outil pour ça, finalement, je ne pense pas. Parce que, au début par exemple, je me souviens… qu’il y avait beaucoup d’instit, surtout des femmes, qui pleuraient. <silence>

Pendant les inspections ?

Non après, quand je leur parlais, parce que je devais dire des choses d’une manière trop dure, trop crue, à beaucoup, suffisamment pour que ça me marque. Alors, je me suis dit « Il y a quelque chose qui ne va pas, le but ce n’est pas ça » Donc j’ai modifié, pris des formes, etc. Mais plus j’y mettais des formes, plus j’acceptais le compromis. Après quand même, j’avais trouvé quelques petites choses qui me satisfaisaient bien. Je rédigeais mon rapport pendant l’inspection, c’était un exercice de style que je m’imposais, surtout qu’ils étaient longs, souvent deux ou trois pages… D’abord je demandais une fiche, un cahier, les documents. J’avais une grille, je me souviens, il y avait un critère qui était : « est-ce que les élèves ont une certaine retenue en classe ». C’est-à-dire, ce n’est pas le respect, mais est-ce qu’ils sont en situation scolaire où ils savent qu’ils ont, quand même, à apprendre quelque chose. Et donc ils ne se permettent pas… « eh, machin, passe moi ci, passe-moi ça ! », ce dont j’ai horreur, évidemment. Pour beaucoup de gens… il semble aujourd’hui que ce soit un problème général… Et puis, je rédigeais mon rapport, avec un carbone, et à la fin de l’entretien je modifiais un petit peu ou pas et je le donnais à l’instituteur. Et je lui disais : « vous avez une semaine pour me dire, et même pour annoter tout ce qui vous déplaît, si vous n’êtes pas d’accord. Et moi, je ne le rédigeais pas avant, ils me le renvoyaient. Après, soit ils signaient, soit ils rajoutaient des trucs. Par exemple, parfois, voyez ce qui est assez drôle, il y avait des choses que j’avais écrites, qui me paraissaient complètement anodines, sans intérêt, mais c’était mal formulé, et ils étaient blessés par ça, certains. Donc, il y avait des problèmes de forme, d’expression. Et je trouvais ça intéressant, je supprimais ou modifiais et le problème était réglé, ça ne restait pas. Parfois, alors, évidemment, il m’est arrivé… d’avoir des rapports négatifs, hein. Je recevais des lettres de six pages, de gens qui essayaient de s’expliquer, de se justifier. Il m’est arrivé de pff ! de jeter tout le rapport à la poubelle, c’était un peu lâche… Et sinon, je suis retourné voir des gens, mais ça devient compliqué, ça ne fait pas persécution mais quand même… Même si j’ai essayé d’y mettre un bon esprit…

Avec ce système, vous avez détecté que parfois les enseignants peuvent réagir très fort à quelque chose qui, de l’extérieur, peut apparaître comme un détail.

Ah, ça c’est sûr, oui. Vraiment, vous savez, les enseignants persécutés, ce livre de Patrice Ranjard, qui a écrit un excellent article dans Libération il y a quelques jours. Et… oui ils sont extrêmement fragiles, les enseignants, en général, très fragiles ! C’est un métier solitaire, je pense que c’est un peu… Mon fils est dans l’audiovisuel, la télé, il est présentateur d’émission… et mon copain Pierre L. aussi. Et je vois bien, si on amorce des critiques, comme ils se défendent d’arrache pied, comme ils ont du mal à encaisser les critiques. Je pense qu’il y a beaucoup de similitudes, des problèmes d’image qui sont très forts.

Souvent un instit engage sa peau, ce n’est pas anodin.

Voilà, ce que les gens ne comprennent pas, ceux qui ne font pas le métier.