Luc

…dans le déroulement de ma carrière, en quelque sorte ?

Les moments clés… est-ce qu’il y a eu des rencontres, peut-être aussi des liaisons avec le recrutement, donc un peu en vrac, et puis si vous voulez j’aurai l’occasion de revenir sur certains points.

Oui, bien sûr. Vous avez toute latitude là-dessus, c’est vous qui faites le document. Moi j’essaie de donner témoignage. Cela dit, qu’est-ce que je peux dire ? Si ! quand je suis entré à l’Ecole normale, la première chance à mon avis, c’est d’être entré à l’Ecole normale. Bon moi, j’étais de milieu assez modeste et mon père était relativement âgé. Je suis le troisième de la famille. Et mon père avait 60 ans quand j’avais 20 ans. J’étais le petit dernier. Donc entrer à l’Ecole normale, c’était pour lui, pour moi aussi, puisque bon à cette époque-là je n’avais pas beaucoup de jugement critique, c’était un peu une promotion pour lui-même. A l’Ecole normale je me suis emmerdé comme un rat mort, la formation…

Vous entrez comment ?

Après le bac. Donc c’était… On a inauguré la formation en deux ans. C’est la première année qu’il y avait la formation des instituteurs en deux ans. Je passe sur le détail. Si ça vous intéresse… Ce n’était pas intéressant, quoi

Donc le fait de réussir, pour vous, c’était une chance, mais en revanche vous avez été déçu par la formation initiale ?

C’est une chance. Déçu, premièrement parce que je me suis cassé les pieds dans la formation, et puis deuxièmement quand j’ai enseigné, je me suis rendu compte, que ça me cassait les pieds d’enseigner parce que répéter 36 fois la même chose ce n’est pas mon style. J’ai peut-être tort, mais c’est comme ça. Et bon, je ne me suis pas tellement investi. Par contre ce que j’ai pu faire en sortant de l’Ecole normale, j’ai préparé l’Ecole normale supérieure pendant deux ans au lycée Lamartinière en dessin et arts appliqués. Ça paraît curieux, hein, mais c’est comme ça. C’était ma voie. Je crois que c’était ma voie. Il est vrai que j’avais un joli coup de crayon. Je ne me débrouillais pas trop mal. Et le prof de l’Ecole normale m’a donné son feu vert pour que je prépare l’école et j’ai passé le concours le 4 mai 1968. Je ne sais pas si vous voyez ce que ça veut dire.

Il y a eu beaucoup de choses…

Il y a eu beaucoup de choses et bon du coup je n’ai pas été admis mais enfin bon, peut-être que je ne le méritais pas. Donc je n’ai pas été admis. Là-dessus, j’ai réintégré comme instituteur et c’est peut-être là… j’avais une petite idée là-dessus, je me suis dit : « je ne veux pas retourner comme instituteur » je voulais autre chose et j’ai demandé un poste en classe de transition à cette époque-là. C’était dans un collège et dans mon idée, c’était mieux que dans une école, d’accord. Bon ça valorisait un peu plus.

Par rapport à ce que vous disiez tout à l’heure sur le fait de répéter et d’avoir le sentiment de vous ennuyer ?

Et puis d’être dans un collège pour moi, c’était mieux –c’est peut-être idiot, mais c’est comme ça– c’était mieux que d’être dans une école primaire, ça posait plus.

Ça faisait prof ?

Ça faisait prof, voilà. Donc j’ai travaillé pendant quelques années, j’ai suivi des formations spécifiques quand j’ai passé le CAET (le CAP d’enseignement de transition) et j’ai fait une formation là-dessus à cette époque-là. Ça a bien marché d’ailleurs. J’ai encore enseigné deux ou trois ans, et puis bon, sans plus. Ma femme était secrétaire d’intendance. Et l’été, pendant les vacances, on travaillait dans des centres de vacances pour adultes, moi comme directeur, elle comme intendante, comptable, gestionnaire, on peut appeler ça comme vous voulez.

Econome ?

Econome. C’était un truc qui était tenu par… c’était quoi ? c’était Tourisme et Travail, c’était un organisme plutôt… très proche de la CGT. Et j’organisais, je dirigeais les camps, et on faisait de l’animation. On organisait des soirées, on faisait venir des chanteurs, vraiment pas exactement ce que je faisais dans la vie, un truc qui était intéressant et ça me plaisait de l’organiser. Et là ma femme m’a dit : « tu vas passer le concours d’attaché d’administration, d’intendance –à cette époque-là on disait d’intendance– je suis sûre que ça te plairait ce genre de choses ». Donc, j’ai préparé le concours par correspondance.

Je vous coupe, mais attaché d’administration ou d’intendance, c’est la même chose ?

Non, non, à l’époque, il y avait attaché d’intendance, attaché d’administration. Maintenant il n’y a plus qu’attaché de l’administration, et à l’intérieur, on a soit de l’intendance, soit de l’administration. Enfin bon, attaché d’intendance. Et pour moi… bon. D’abord c’était un niveau supérieur, puisque c’était le niveau licence, je n’étais pas licencié à cette époque-là, mais disons que c’était de l’amélioration, un peu comme un prof. C’était aussi l’envie de jouer au prof. En tout cas d’être rémunéré comme un prof.

Et vous changiez de catégorie de fonctionnaire.

Oui, bien sûr. Parce qu’en tant qu’instituteur, j’étais B, c’était A en tant qu’attaché.

Et vous avez fait ça tout en travaillant, vous avez préparé une licence, et préparé le concours ?

Non, la licence je l’ai faite après, je vous en reparlerai après de la licence. Donc j’ai préparé le concours. Je pouvais le passer, puisque j’avais l’ancienneté suffisante pour passer le concours interne d’attaché d’intendance. C’était l’époque où les concours étaient quand même très largement ouverts puisque c’était l’époque où on ouvrait un collège par jour.

Oui l’explosion des années 60.

Ah, beaucoup plus, 74-78. Bon moi je suis passé en 74, et puis j’ai eu la chance d’être reçu dans le premier quart, je crois 32 sur… Donc j’ai pu choisir mon académie. Et je suis tombé où ? je suis tombé dans un truc que je ne connaissais pas du tout, c’était à l’université <> qui venait de se créer par dédoublement de la faculté de sciences économiques. Bon ils avaient fait une partition : ceux qui étaient plus à gauche sont partis à <>II et ceux qui étaient à droite sont partis à <>III.

Pour résumer…

Oui, pour résumer, mais c’est un peu ça. C’est clair. Cela dit…. Je suis arrivé dans un truc, là vraiment… la brasse coulée. Parce que je passais de l’école à… Et à cette époque-là, il n’y avait pas de stage, ou plutôt si, il y avait un stage mais je n’avais pas été convoqué, si bien que…

Vous n’avez pas suivi de formation ?

Pas de formation. Quand je suis arrivé, largué au milieu d’une université qui venait de se créer, et qui venait surtout d’être modifiée par la loi de 1968 d’Edgar Faure. Donc c’était quelque chose de tout à fait nouveau, et moi je ne connaissais rien du tout, mais alors rien du tout. Et on me dit : « bon, vous êtes attaché, vous êtes responsable administratif d’une UFR » (UER, à l’époque on disait UER). Je ne savais pas ce que c’était, comment ça marchait, qui faisait quoi, les maîtres de conf’… A cette époque-là on ne disait pas les maîtres de conf’, on disait les maîtres assistants. Les profs, les agrégés, pas agrégés… parce qu’il y a une agrégation supérieure…. Oh bon sang, ce bazar ! Bon, j’ai mis un mois avant d’arriver à surnager. Et puis après j’ai repris le dessus, et j’ai organisé. Parce que j’aime bien organiser, j’aime bien mettre les choses clairement là où il faut pour que ça marche. Et puis les élèves, là il y avait les élèves, il fallait mettre les profs en face des élèves. que ce soit au bon endroit. C’était tout un cirque. Là-dessus, j’ai eu la chance de travailler avec Gilles G. qui est maintenant l’actuel président de… Gilles G. qui est un gestionnaire. Qui lui avait l’aspect politique, il gérait la boutique, l’aspect politique pas au sens du terme… développement, je veux dire. Et donc en quelque sorte, lui c’était le préfet des études ou le censeur si vous voulez. Moi, j’étais le surveillant, le surveillant chef, le CPE, tout ce que l’on veut.

L’adjoint, en quelque sorte.

Enfin bref, on a fait une bonne équipe. Je manœuvrais quand même le secrétariat. Il y avait quand même onze personnes au secrétariat, c’était une bonne équipe. On est passé de 300 élèves à peu près à l’IAE (l’Institut d’Administration d’Entreprises), on est passé progressivement en ouvrant différents cycles, on est passé à 1 500, puis 2 000. Et entre temps, j’ai passé une licence en droit en utilisant les cours du soir et la scolarité pour les salariés. Ce qui m’a aidé, parce que ça m’a donné une certaine assise, parce que vous savez que dans notre société, si l’on n’est pas licencié on est rien. Donc, une licence, ça m’a fait du bien entre guillemets, et puis ça m’a fait un peu apprendre le droit d’une manière plus précise et plus systématique que pour préparer les concours administratifs. Donc là, si vous voulez, la chance… la chance de rencontrer des gens avec qui j’ai travaillé, on a fait une bonne équipe là aussi. D’ailleurs je suis toujours resté en relation avec eux : Gilles G., Jean-Pierre B…. qui est prof de gestion, Marie-France C. qui est maître de conf’ en droit… Jean F. qui était mon ancien directeur… lui qui était ancien recteur, il était recteur de <>, de <>, et de <>. Lui, c’était spécial parce que quand il arrivait c’était six heures, six heures et demie en disant : « bon qu’est-ce qui s’est passé aujourd’hui, tout va bien ? »

Est-ce qu’il reste encore un problème ?

« Tu n’as pas réglé ça ? » Parce que lui donnait des cours à droite et à gauche, comme les profs de fac savent faire. Nous on se démerdait sur le terrain. Bon, au bout d’un certain temps on avait pris l’habitude. Et puis c’est vrai que c’était une époque, je vais peut-être vous choquer, les profs à l’IAE, il y avait très peu de titulaires, c’était tous des vacataires.

Des assistants ?

Non, des vacataires. Donc des vacataires à l’heure : on pouvait prendre celui-là et le lendemain, l’année suivante on le jetait. Bon c’était comme ça. Ça marchait. On a fait du bon boulot. Alors j’ai bien aimé, vraiment bien aimé, parce que c’est là où je me suis un peu découvert, parce que dans le fond j’avais des facilités à organiser, à restructurer. J’étais assez sérieux dans mon travail, il y avait toujours un prof en face des élèves.

Pas d’élèves sans prof, pas de prof sans élèves.

Donc, ça arrive. Et ma foi ça m’a bien plu. Bon et puis tant qu’à faire, je me suis dit bon, maintenant je suis licencié en droit, il faut que je passe le concours de CASU, conseiller d’administration. Bon alors le concours de CASU, je l’ai préparé aussi par correspondance, et puis je l’ai eu, ce n’était pas bien compliqué je crois. Si bien que là, je suis parti au ministère en formation, et je suis revenu là aussi, vous savez il faut répartir les gens, comme il y a toute la France, et puis moi deux gosses. Mais je savais qu’il y avait de la place au rectorat de <>, alors je me suis dit : il n’y a pas de problème. On a passé une bonne année tranquille, on s’est bien marré. Et j’ai été nommé au rectorat. Alors le rectorat, alors là qu’est-ce qui s’est passé ? Je rate souvent mes entrées. Là j’ai commencé par m’engueuler avec le secrétaire général de l’académie déjà la première fois, il voulait me mettre à un endroit et moi je voulais aller ailleurs, on s’est engueulé, il a dû penser que j’étais un peu fada, il m’a dit donc, puisque vous voulez allez là-bas…. Alors j’ai fait de la formation dans le CAFA (centre académique de formation administrative continue pour les personnels administratifs). Alors là j’ai dirigé le service un an. Au bout d’un an, le recteur m’a demandé, c’était G. à cette époque là : « et bien écoutez monsieur L. j’aimerais que vous changiez de poste, parce que bon quand même… et puis il y a un poste qui se libère là, votre collègue qui était responsable des examens et concours… » Donc je l’ai remplacé à la division examens concours. Donc c’était un truc intéressant que j’ai bien aimé aussi. Parce que là aussi il y a vachement à organiser…

Pas trop d’organisation ?

Non on ne peut pas trop inventer, encore que, on invente toujours. […]

<récit de la carrière administrative>

Si on revient un peu en arrière, finalement quel déclic vous avez ressenti ? au niveau de ce que vous avez mis en œuvre, vous avez parlé par exemple de formation.

De formation ? je ne crois pas.

Ce n’est pas ça qui vous a fait avancer ? vous n’avez pas l’impression ?

Ce qui m’a fait avancer, c’est parce que je crois que j’avais les aptitudes pour organiser et pour diriger. Et puis dans le fond je l’ai découvert en faisant les centres de vacances sociaux pour la CGT. Ça paraît curieux, mais c’est comme ça que j’ai découvert dans le fond que je savais organiser les choses et qu’on m’écoutait quand je disais quelque chose. L’aspect enseignement, vous savez ne m’a pas spécialement intéressé. Et j’ai bien fait de partir, parce que je crois j’aurais été un mauvais enseignant. Je pense. Ou je n’y prendrais pas grand plaisir. Pourtant j’étais apprécié pour passer mon truc, mais bon.

Ce n’est pas votre fibre, quoi, la fibre était ailleurs.

La fibre était d’organiser. Il y a une part d’orgueil, il ne faut pas se faire d’illusions, quelque part.

Il y a un carburant à mettre dans la machine.

Il y a un carburant. C’était un peu l’orgueil, c'est-à-dire : « jusqu’où j’irai, jusqu’où je n’irai pas ? ». Ce que je peux faire. Le carburant c’était : moi je veux voir ce que je sais faire, effectivement jusqu’où je peux aller, parce que après tout… Et puis bon, pour l’instant, je fais le vide, après tout j’ai des raisons de le faire. Et je pense quand même que les gens ont un potentiel qu’on n’exploite pas assez. Je suis sûr qu’il y a beaucoup de gens qui ne sont pas contents de ce qu’ils font, parce qu’ils ont un potentiel. Moi, j’ai un copain de promotion qui était avec moi à l’Ecole normale, qui était infiniment supérieur intellectuellement à moi, je n’ai pas honte de le dire. Son fils est entré en sup. et à mon avis, il avait la même intelligence que lui. Et bien Pierre il s’ennuie, il est resté instituteur. C’est bien parce que c’est un bon instituteur, je pense. C’est un type intelligent, qui a bien fait son boulot.

Vous avez gardé des contacts avec lui ?

Oui depuis l’Ecole normale, j’avais quinze ans, au collège, ça fait 30 ans que ça dure.

Et lui, il n’a pas réagi je ne sais pas, sur votre exemple, finalement ? Vous, vous avez fait plein de choses.

Je ne sais pas. Je crois que c’est une organisation comme ça avec sa femme. Elle travaillait à la poste, est-ce qu’elle avait moins de disponibilités que la mienne, je ne sais pas, et puis dans le fond ils se relayaient pour élever les gosses, je ne sais pas. Et puis Pierre a déjà pris deux années de disponibilité en sortant de l’Ecole normale, il a préparé MPC à l’époque (Maths Physique Chimie, ça s’appelait MPC), et puis il s’est planté. Peut-être parce qu’il n’était pas assez travailleur. Pourtant c’est un type intelligent. Ça je n’arrête pas de le dire. J’en suis sûr qu’il est intelligent. Potentiellement une grosse intelligence, mais pas assez suivie. Moi j’ai bossé, j’ai bossé la nuit, j’ai bossé quand je pouvais c’est vrai. Et puis j’en voulais, je le voulais ça, j’avais envie de ça.

Quand vous dites « ça », vous voulez dire évoluer, professionnellement, avoir plus de responsabilités ?

J’avais envie de… Instituteur ça me paraissait trop restrictif et restreint, médiocre. Je voulais autre chose. Et puis devenir attaché, c’était effectivement devenir prof, c’était le lycée. Et puis, quand j’ai vu qu’attaché, dans le fond je n’étais pas si mauvais que ça, je me suis dit : « pourquoi je ne ferais pas CASU ? ». C’est un peu le banco, quoi. Pourtant je ne suis pas joueur. C’est marrant.

Si j’essaie de résumer ce que j’ai compris, vous avez découvert un peu par hasard que vous aviez des capacités pour organiser et vous avez essayé de voir jusqu’où vous pouviez aller ?

Et puis je suis tombé dans un secteur où l’on organisait. L’administration ça organise par définition. Donc je suis tombé dans le bon créneau, là où il fallait, mais sans le faire exprès. Sans le faire exprès, c’est ma femme qui m’a dit : « tu devrais faire l’intendance, parce que ça devrait te réussir ce genre de truc ». Elle avait peut-être vu que j’avais envie d’organiser, de prévoir.

parce qu’elle était…

Elle était justement secrétaire d’intendance à cette époque-là, et voyant le travail qu’il y avait à faire, elle m’a dit : « c’est un truc qui te plairait, ça ». Ça a été un peu le déclic. Dans le fond, ça a été quelqu’un qui m’a dit, dans le fond ça aurait pu être quelqu’un d’autre, « fais-le, tu en es capable ! ».

Certains me disent qu’ils sont partis parce qu’ils ont rencontré quelqu’un qui leur a dit : « pourquoi tu ne fais pas ça ? tu en es capable »

Elle m’a dit : « fais-le, ça devrait te plaire ». Parce que dans le fond, le plaisir professionnellement… D’ailleurs elle me le reproche encore, maintenant, elle me dit « il n’y a que ton boulot… Il n’y a que ton boulot qui te plaît. Tu n’as que ça à la bouche ». C’est vrai, c’est un peu vrai. Quand j’étais à A., je me levais le matin, je vous assure que je trépignais dans mon lit : « aujourd’hui, je vais faire ceci, je vais faire cela ». Ça me plaisait. C’est pour ça quand on s’est quitté, quand R. m’a dit… sur le coup ça m’a tué ! Je me suis décarcassé, et…

Investi à fond, et pas reconnu ?

Ah oui, tout à fait, c’est sûr. C’est normal. C’est comme ça. J’ai fait des trucs que j’aime. Même les Enarques qui étaient avant moi, n’avaient pas fait ce truc là. Et lui, il me remercie.

C’était passionnant, mais on vous a remercié à tous les sens du terme ?

Voilà. En définitive je crois qu’il m’a rendu service, parce que quand j’ai passé l’inspection générale la première fois, j’ai expliqué un peu tout ça, et puis rapidement j’ai dit, au bout de six ans le directeur m’a remercié en quelque sorte, j’avais eu un petit peu des difficultés. Et une femme qui me répond : « vous savez, au bout de six ans… » Ça, c’est Paris. Ce sont des gens qui sont Enarques, et qui eux restent deux ou trois ans.

Ils ont une stratégie de carrière !

deux ou trois ans ici, deux ou trois ans là bas. Tu fais ça, tu vas à tel endroit : six ans c’était suffisant.

C’est même un peu, beaucoup.

C’est un peu ça. Nous en Province, on est plutôt dans la durée.

Et vous, ça a été des occasions, ou vous aviez une visée à long terme ? Est-ce qu’on se dit « je finirai ma carrière comme inspecteur général » ?

Non, je vous ai livré une partie de ma réflexion. Je la complète. Quand j’étais à A., j’ai eu comme directeur T. c’était un ancien secrétaire général de l’université, c’était un type exceptionnel, mais… J’ai refait le même coup quand j’ai passé le secrétariat général. Parce que j’ai une collègue, que j’aime bien, qui était agent comptable et qui a intégré le secrétariat général. Au mois de janvier et moi j’ai intégré au mois de septembre. Donc elle a intégré, et quand j’ai su qu’elle avait intégrée, je me suis dit : « pourquoi pas moi ? ». Donc j’agis un peu par comparaison et en compensant en quelque sorte. On ne peut pas dire que j’avais une vue sur l’inspection générale.

C’est bien le sens de ma question : vous avez réagi à plusieurs moments de votre carrière.

J’ai réagi un peu. Bon je me suis étonné, mais qu’est ce qu’il se passe là ? Qu’est ce que je peux faire ?

Vous aviez le sentiment de vous ennuyer ?

Non même pas.

Vous avez dit au début, instit –même après au collège– on en fait vite le tour, on tourne au ralenti. C’est ce que beaucoup de gens disent.

Alors que franchement partout où je suis passé j’ai trouvé mon plaisir. Et l’université, jeen suis parti au bout de sept ans. C’est là que j’ai découvert que dans le fond j’avais quelques capacités.

Et une licence en droit !

Et en plus une licence en droit, ce n’était pas mal. Mais là j’avais quand même bossé aussi. Mais bon, j’ai eu de la peine à partir. Mais j’avais passé un concours, donc c’est logique il fallait que je parte. Autrement j’aurais pu rester aussi. Ils pensent toujours que j’aurais peut-être dû rester. Ça les aurait bien arrangés, parce qu’ils avaient pas mal de problèmes après.

Quand même cette préparation, plusieurs fois vous m’avez parlé de cours par correspondance, c’est un investissement très lourd, donc c’était bien dans une optique ?

Oui, mais j’avais envie.

Envie de ?

Envie de réussir le concours d’attaché, parce que je m’étais dit « si tu passes le concours d’attaché, ton poste d’instituteur… » J’ai passé le concours d’attaché, par le CNED, j’avais envie de réussir, donc j’ai bossé.

Oui, mais la licence ?

J’ai passé une licence parce que j’ai pris le régime salarié, j’étais sur place, donc j’allais suivre quelques cours. Je me prenais des cours des copains parce qu’on se faisait des copains sur place qui voyaient un étudiant un peu attardé, mais ça ne fait rien. J’avais la photocopieuse sous la main, aussi.

Ça les attendrit !

Certainement. J’avais la photocopieuse sous la main, aussi. Je photocopiais les cours. Ça aussi, c’est un avantage. S’il avait fallu que je me trimballe ça… Je faisais ça le soir, ou la nuit ou les vacances.

par rapport à instit, vous avez investi parce que ça ne vous convenait pas, mais à l’université c’était un travail qui vous intéressait et en même temps vous avez fait ce qu’il fallait pour partir.

Parce qu’à cette époque là, je me suis dit… J’avais une licence en droit et je me suis dit : « avec une licence, je peux passer le concours de CASU ». Parce qu’avant je ne pouvais pas le passer. Parce que pour le concours interne de CASU, il faut être licencié. A l’université j’avais déjà l’idée dans le fond de passer le CASU, et j’ai toujours dit que préparer la licence en droit, c’est une manière de me préparer au concours. Parce qu’on fait du droit administratif, dans le programme plus ou moins. On refait aussi du contentieux administratif, de…. Tout ça, ça se retrouve dans le programme. J’avais quand même l’idée, mais enfin j’ai pris l’appétit. J’ai les dents qui me sont poussées.

L’appétit vient en mangeant ?

Je pensais que je pouvais aller plus loin. Et c’est vrai qu’il y a un moment où je me suis dit : « et bien dans le fond, où est-ce que je peux aller ? »

Mais ce n’était pas une réaction à un travail inintéressant, c’était un plan de carrière ?

Tout à fait. En fait, j’ai trouvé ma bonne voie, et j’ai gravi les échelons. Alors que je n’aurais pas pu gravir les échelons de l’enseignement parce que ça…

[…] <sciences de l’Education>

Donc, vous l’aviez eu comme prof de philo c’est ça ?

Comme prof de philo et de psycho pédagogie.

Apparemment, c’est quelqu’un qui a eu de l’influence sur beaucoup de gens, qui a poussé pas mal d’instit comme vous le disiez tout à l’heure à aller au bout de leurs possibilités.

Alors dites-lui que j’ai bouclé et que franchement je suis arrivé au bout. Je crois que manifestement…

Il reste recteur ministre, c’est ça.

Vous, vous pouvez : vous allez être docteur.

Je ne suis pas encore docteur !

Ça viendra. Et ministre…

Il faut avoir les nerfs solides !

Il faut avoir des idées.

j’ai lu le livre de René Haby, lui aussi, il est passé par l’Ecole normale, et c’est un normalien qui était devenu PEGC et qui

Qui était à… ça fait partie de mon académie. Il y en a plusieurs comme ça à l’Inspection, il y en a au moins un que je connais qui est devenu aussi inspecteur général, un deuxième aussi qui était instit. Pierre V. qui était instit à Paris et qui est devenu secrétaire général de l’université P. Il y avait un autre, qui était Q., qui était de N., qui était secrétaire général de l’académie de M., un ancien normalien aussi. Lui il était cool. Pendant la guerre il a pris la tuberculose, je crois . On lui asséché un poumon. C’est un type qui a 70 ans –75 même– je l’ai revu, tiens d’ailleurs il n’y a pas très longtemps. C’est un ancien instit. Un ancien normalien, je crois. Je ne sais pas s’il a été instituteur, peut-être bien, c’est possible. Et là aussi, il est monté un peu à la force du poignet. Comme quoi, c’est possible.

Il y en a deux qui m’ont répondu. Je ne pense pas qu’il y en ait beaucoup en fait. J’ai l’impression que c’est très verrouillé par les disciplines.

L’IGEN ce sont généralement des prof de classes préparatoires. C’est des agrégés généralement. Il y en a des agrégés, des anciens instit de l’Ecole normale, des gars qui ont passé l’agrégation après deux ou trois ans. Qui avaient le… comment ça s’appelle ?

l’IPES, qui n’ont jamais eu de classes ou presque pas pendant leur CAP et qui ont donc ont enchaîné sur les IPES.

Moi j’ai quand même exercé, entre guillemets, 10 ans. Il y a deux ans de préparation à Maths Sup. Et puis un an de formation à la Richelandière. Donc ça fait trois ans. Puis mon service militaire.

ça fait quatre.

Et après, le reste je l’ai fait à la ZUP de C.. Peut-être aussi que la ZUP n’a pas arrangé les choses.

Vous étiez dans des conditions… par rapport à la campagne.

Oui, si j’avais pris un poste à la campagne, j’aurais peut-être vu les choses différemment. Mais là-bas malheureusement, c’est comme ça. J’ai bien pensé à cette affaire. C’est vrai que ce n’était pas facile, et puis c’était beaucoup d’Arabes, bon, je n’ai rien contre les Arabes, bon mais enfin ce n’est quand même pas facile. Il y a une culture, c’est quand même pas la nôtre, et c’était des affrontements et moi j’en avais ras-le-bol. Je suis sorti en 1967-1968. J’ai traîné pas mal dans les ZUP. Je n’arrête pas de penser à ça. C’était presque au pire endroit du métier. C’est difficile de trouver plus démobilisateur. Sauf qu’il y a des gens qui ne sont pas enterrés –disons– là-dedans, mais même en voulant partir, risquent de ne pas pouvoir. J’ai une collègue, elles étaient deux d’ailleurs. Elles sont remarquables, ces filles, vraiment remarquables. Je tire mon chapeau parce que je ne suis pas capable de faire pareil. D’abord c’était C. et l’autre s’appelait S. Et bien ces deux là elles marchaient ensemble. C. s’est fait opérer de polypes dans la gorge. Elle a été opérée, elle est revenue, elle ne parlait pas. Elle faisait sa classe sans parler.

C’est le test suprême, ça.

Ça fait 30 ans, mais j’en suis toujours ébahi. Elle écrivait sur une ardoise magique, prenez vos cahiers de géographie, elle présentait ça, et la gosse disait prenez vos cahiers de géographie. Tout le monde prenait son cahier de géographie. Bien sûr, elle ne faisait pas des leçons de choses, mais elle disait faites l’exercice… La classe tournait, sans qu’elle ait besoin d’élever la voix, même pas de parler. Chapeau. Bravo. Tant mieux. Il en faut des gens comme ça. Oui, c’est sûr. Il y a des gosses qui en ont besoin en tout cas, surtout en ce moment. Je ne sais pas ce qu’elle est devenue.

C’est quand même un métier un peu spécial, et si on a autre chose à côté, et qu’on ne se sent pas complètement fait pour ce métier, c’est sans doute mieux de…

Il y a des gens qui n’ont pas eu le courage de partir je pense, et qui ont été malheureux comme des chiens toute leur vie, je pense, c’est sûr.

Et ce n’est pas forcément ceux qui avaient le plus envie de partir qui sont partis.

On revient à ce que l’on disait tout à l’heure : il n’y a pas de gestion des ressources humaines. Parce qu’un bon inspecteur, un bon directeur d’école devrait dire : « bon, celui-là n’est pas plus bête qu’un autre, mais ça ne lui va pas. Ce n’est pas ça. »

Il pourrait bien faire autre chose.

Il faut se débrouiller pour lui trouver une autre possibilité. Moi, je me rappelle quand j’étais jeune, quand on s’est mariés avec ma femme, j’avais 22 ans, je ne sais plus à qui je disais « je suis instituteur ». Mais elle me dit –c’est peut-être ça aussi– elle me dit « « oh ! n’importe comment, instituteur, vous ne resterez pas instituteur tout le temps : dans la vie il y a des possibilités pour évoluer ». Ça m’est toujours resté. Comme quoi en discutant, ça revient les choses. Et ça je crois c’est un peu ça que j’ai mis en pratique. « Vous ne resterez pas instituteur toute votre vie, vous pouvez évoluer ». Maintenant il y a des tas de possibilités. Ce qui n’était pas vrai, il y a vingt ou trente ans, c'est-à-dire en 1950 ou 1955, il n’y avait pas tellement de possibilités. On était instit on restait instit… En 1962-1963, on en rencontrait pas mal dans ce qu’ils appelaient la double inspection. Ça ne s’appelait pas PEGC, c’était instituteur…. je ne sais plus comment ils appelaient ça. Les gens après tout, ils avaient connu… J’en ai vu, parce que là où j’étais au collège, ils recevaient des stagiaires, ou qui réussissaient leur truc ou qui se plantaient. J’en ai vu qui se plantaient, qui ne réussissaient pas. Ça faisait une promotion pour les gens. Les gens au bout de quelques années, ils pouvaient accéder…

Oui, finalement, tout est lié au recrutement. On se rend compte qu’il y a beaucoup de gens qui sont arrivés à l’Ecole normale, ils n’avaient pas franchement le choix, ils ne s’étaient même pas posé la question.

Je le dis toujours, mais la pédagogie, ce n’est pas un métier en soi. A l’armée, moi j’ai connu… il y avait un armurier, il était extraordinaire, ce type là.

C’est vrai, on arrive à rencontrer des garagistes ou des paysans qui ont la fibre pédagogue, qui explique tout à tout le monde.

G., je m’en rappelle encore, 30 ans après, il s’appelle, il était pédagogue comme c’est pas permis. Ça existe partout, il y a des gens qui sont pédago d’autres qui ne le sont pas. Ceux qui réussissent l’Ecole normale, qu’ils arrêtent de se monter la tête en disant je suis pédago maintenant. Tu es fonctionnaire, tu vas faire de l’enseignement et puis tu vas tâcher de réussir.

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