Marc

Je n’ai pas de questions très précises, il s’agit plutôt de compléter le questionnaire : l’itinéraire en général et quelques moments clé, comme par exemple le moment où l’on décide de devenir instituteur, le moment où l’on décide de s’en aller.

Moi, si vous voulez, je peux vous redire un peu quelle était ma trajectoire. Après le bac… –j’ai eu le bac assez tôt, puisque je n’avais pas encore 17 ans– un élève brillant dans le secondaire, et bon, j’ai fait médecine. J’ai fait deux premières années de médecine, où j’ai fait bien d’autres choses en même temps. Bon, c’était l’époque… en 1972, il y avait le comité de soutien à la lutte révolutionnaire du peuple chilien, c’était l’époque de… Je suis entré dans l’âge adulte à peu près en… Je n’étais pas encore un adulte civilement quand je suis entré à la fac. Donc voilà, j’ai fait plein d’autres choses et puis je me suis planté en médecine parce que je n’ai pas assez bossé. Et en même temps, ce qui m’intéressait à l’époque, c’était la sociologie, parce que c’était aussi la grande époque : Bourdieu, Passeron, Lyotard, Deleuze… Ce qui m’avait intéressé à l’époque, c’était la philo et la socio. Je suis parti en région parisienne pour suivre l’enseignement de ces gens là. Et puis au bout de trois ans, avec une licence en poche, sachant que la dernière année qu’est-ce que j’avais fait… Pour gagner un peu ma vie, je faisais des petits boulots, j’avais bossé comme formateur à la régie Renault à Flins. Je travaillais au service formation, l’apprentissage du français langue étrangère pour les travailleurs émigrés. Donc à partir de là, je me suis dit : « il faut que je gagne un petit peu mieux ma vie ». Et puis clairement ça ne menait pas à grand chose. Donc j’ai réfléchi et puis l’opportunité, enfin si on peut parler d’opportunité… Alors, comment ça m’est venu ça ? C’est vrai que je suis d’une famille… alors, c’est là que le roman familial, comme on dit, joue certainement même s’il ne joue pas de manière très consciente, il joue par des biais. Moi, j’étais d’une famille, du côté de ma mère, qui était beaucoup Education nationale. J’avais aussi des sœurs qui étaient entrées dans l’enseignement, une qui était institutrice, l’autre qui était maîtresse-auxiliaire. A l’époque, ma femme –enfin je n’étais pas encore marié– avait aussi… elle était aussi inscrite en thèse de Lettres et elle avait eu un poste de maîtresse-auxiliaire dans la région parisienne. Donc, c’est comme ça que je me suis dit : « ben, je vais passer le concours de l’Ecole normale, au moins je gagnerai ma vie et voilà » donc c’était… Alors, cela dit, à l’époque, je vivais quand même ça… –alors pas comme une déchéance, ce n’est pas la… question– mais un peu comme quelque chose qui était un peu en deçà de mes possibilités personnelles pour dire les choses clairement.

Oui, donc c’est un choix de… comment dire ?

C’est un choix de repli un peu. Oui, un choix de repli. Et c’est vrai que je n’avais pas de gros projets à l’époque. Aujourd’hui, les jeunes, ils ont des… on leur demande de faire des projets, des CV, des machins comme ça. A l’époque je n’étais pas… je ne me projetais pas trop dans l’avenir, il fallait que je vive, que je puisse gagner ma vie, que je fasse des choses qui m’intéressaient… Donc voilà, je suis rentré à l’Ecole normale à N. pendant deux ans.

Vous avez dit « un choix de repli », mais est-ce que c’était explicitement quelque chose de temporaire ?

Non, c’était quand même l’idée que j’allais devenir instit, le projet. C’était faire l’Ecole normale, avec l’idée que de toute façon je serai instit après si vous voulez. Mais je ne voyais pas trop de… je ne me projetais pas trop dans l’avenir à ce moment-là.

Est-ce que c’est, comme certains me l’ont dit, le sentiment d’avoir choisi l’Ecole normale, les deux années de formation payées plus que les 37 ans de carrière qui vont normalement avec ?

C’était d’abord ça. La motivation, c’était ça. C’était de faire une formation qui me permettait, pas encore de rentrer dans la vie active (puisque je n’avais pas vraiment de projet professionnel) et surtout d’avoir une rémunération à la fin du mois qui était, quand même, à l’époque attractive. Quand on commence, en début de carrière, bon ce n’était pas… mais de tout façon, on n’avait pas de gros besoins à l’époque.

Oui, comme argent de poche c’était plutôt…

Pas seulement comme argent de poche ! Pour moi c’était… J’avais été soutenu un peu par mes parents les premières années et puis après c’était terminé, donc il fallait que je me débrouille, que j’aie un choix personnel.

Et par rapport aux projets des parents ? Certains étaient poussés par leur famille mais il y avait des parents qui désapprouvaient ce choix au contraire.

Non, moi, il y avait un accord de mes parents à l’époque pour ce choix là –encore que je ne leur demandais pas trop leur avis– mais en même temps, quand j’employais tout à l’heure le terme de "repli"… C’est-à-dire que j’avais été marqué par le projet de mes parents : ayant été un brillant élève du secondaire, pour eux faire médecine, c’était la continuité de ça, et pour eux, bon, ils disaient : « tant pis, notre fils a raté… c’est… Bon, tant pis, il sera instit quoi, ce n’est pas… ce n’est pas dramatique ». Ce n’était pas la fin du monde… mais c’était dommage, quoi. C’était gâcher quelque chose, probablement. Mais je ne gâchais pas quelque chose en devenant instit, mais… <silence>

En ne devenant pas ce qui était prévu ?

Oui, voilà. J’avais déjà gâché quelque chose en arrêtant, en ne pouvant pas continuer médecine et en faisant de la socio, de la philo, bon, qui pour eux, étaient… C’était les gauchistes, les artistes… Bon voilà. Et puis à l’époque, j’étais clairement d’extrême gauche : c’était aussi une époque de conflits larvés, cette période… Moi j’avais aussi des sœurs plus âgées qui avaient fait des choix aussi… autour de l’Education nationale. Bon, c’était un peu dans la continuité. Voilà, mais cela dit, du coup, c’était clairement : « il sera instit, il sera casé, bon par rapport à la fac, il va se ranger un petit peu ».

Donc, ça ne correspond pas du tout à un projet, plus ou moins larvé, d’un des parents comme c’est parfois le cas de gens qui ont été poussé à être instit parce que le père ou la mère n’a pas pu le devenir ?

Alors pour mes parents… C’est marrant parce que c’est quelque chose que j’ai compris après, un peu… je l’ai redécouvert… Moi, j’avais du côté de ma mère, j’avais donc… Ma mère était femme au foyer et elle avait elle-même passé le concours de l’Ecole normale et elle l’avait raté. Il y avait un projet raté de son côté, elle était devenue secrétaire puis se mariant et ayant des enfants etc. Sa sœur à elle était institutrice, leurs parents… J’avais un grand-père maternel qui lui était intendant dans l’Education nationale et son père avait été professeur d’Ecole normale. Pour vous donner un peu la période, il était adjoint au maire de M. aux affaires scolaires en 1884. Ma mère m’avait montré… elle l’avait retrouvé quand son père était mort : il y avait des discours que mon arrière grand-père prononçait à la fête des écoles à…–j’en ai parlé à très peu de gens, ça n’intéresse pas les… mais…– Il avait prononcé des discours qui étaient des discours de l’Ecole républicaine, en stigmatisant les curés, etc. <rire> Alors il faisait à chaque fois –c’était dans le ton de l’époque– l’apologie d’un grand personnage : il y avait eu un discours sur Lakanal, il y avait un discours sur… je ne sais plus, j’en ai deux ou trois comme ça. Lui-même après, je ne sais pas très bien ce qui lui est arrivé. En tout cas comme il était socialiste –ce qui voulait quand même dire quelque chose en termes de risques et d’engagement à l’époque– il a été exilé en Algérie. On lui avait laissé le choix –et ça c’est une vieille cousine qui me l’avait raconté– à l’époque on lui avait proposé un poste de préfet, je ne sais pas bien comment ça s’est fait, en gros, soit il rentrait dans le rang et il avait une espèce de promotion puisque c’était un personnage connu dans le sud de la France. Et comme il avait refusé, il avait été exilé et il s’était retrouvé instituteur en Algérie. Vous imaginez cette histoire ! D’où le côté pied noir de cette branche de la famille. Et il avait d’ailleurs au passage brisé la vie de ses deux filles qui étaient fiancées à M. Après elles étaient rentrées en France et elles sont restées vieilles filles… <rire> C’est marrant, comment les enchaînements historiques… Du côté de mon père, c’était d’autres trajectoires, j’avais quand même une tante, une de ses sœurs qui était devenue instit sur le tard aussi. Donc vous voyez, il y avait des tas de choses qui… Et puis une cousine et un demi frère de ma mère (mon grand-père s’était remarié) était aussi devenu instituteur, actuellement il doit être à la retraite mais il est devenu inspecteur d’orientation. Vous voyez, ça gravite beaucoup dans l’Education nationale, donc vous savez quand… Il y avait quand même un… Quand je me suis dit : « qu’est-ce que je peux faire ? » bon, tout ça, ça joue, il y a quand même un… Pour moi c’était, par rapport à mes projets antérieurs, quelque chose qui n’était pas… Ce n’était pas ce que je voulais faire dans la vie. Ce n’était pas dramatique, mais c’est vrai que c’était un peu une position de repli. Alors, cela dit, l’Ecole normale pour moi c’était très important, parce que j’étais vraiment, ça je dois le dire… j’ai pris mon pied. C’est vrai que, par rapport à la fac, j’ai vraiment pris mon pied. La fac c’était des cours, bon, des cours très intéressants mais… J’ai trouvé dans l’Ecole normale quelque chose de tout à fait passionnant et qui m’a d’ailleurs beaucoup servi y compris jusqu'à aujourd’hui. J’ai eu des enseignants, je crois, de qualité, de très grande qualité… qui d’ailleurs étaient pas tous… enfin certains étaient enseignants à l’Ecole normale… Et notamment tout ce qui était autour de… Alors je ne sais pas comment ça se passe maintenant dans la formation à l’IUFM, mais il y avait… A l’époque ça s’appelait psychopédagogie…

Maintenant il me semble que c’est un mot tabou à l’IUFM !

Il y avait un gars qui était philosophe qui enseignait à normale sup. Donc vous voyez… Il faisait des cours de philo, bon… Moi j’ai pris mon pied avec Piaget par exemple… En linguistique je me suis éclaté, moi j’ai vraiment… Donc si vous voulez moi, tous ces trucs… Moi, j’étais un peu sur la dynamique fac moi, donc j’ai beaucoup bossé hein à l’Ecole normale et j’avais eu… des résultats assez brillants.

C’était en quelle année ?

C’était en 77/80 puisqu’entre temps j’ai eu mon service militaire au milieu. J’ai fait 77/78, 78/79 c’était mon année de service militaire, 79/80 ma deuxième année d’Ecole normale et…

Dans les gens qui m’ont répondu, les avis sont très partagés sur l’Ecole normale, pour vous c’était très positif ?

Si vous voulez… Bon, je juge peut-être avec mon expérience de maintenant, de centre de formation, de formation professionnalisante en travail social, où, en partie, la formation initiale n’est pas très différente de ce qui se fait dans une Ecole normale ou dans un IUFM. Il y a aussi la part que chaque personne en formation… enfin ce qu’elle met aussi dans sa formation. C’est vrai que, à l’époque, c’était… Il y avait vraiment un contraste saisissant entre un certain nombre d’enseignants qui étaient des gens intéressants, passionnants, qui avaient aussi un rapport… des relations pédagogiques tout à fait positives, et puis la direction de l’Ecole normale qui était désuète. C’était des vieilles rombières qui étaient en fin de carrière ! <rire> Je ne sais pas d’où elles venaient mais c’était… Bon, à l’époque je m’en fichais complètement.

Vous avez passé le concours niveau bac, mais est-ce que vous avez été confronté à l’ancien système ?

Oui, à cette époque là, il y avait une ou deux personnes dans ma promo qui étaient sur la dernière formule, c’était déjà presque terminé. Alors il y avait de grosses… de grosses différences dans les gens qui étaient en formation. Il y avait des gens un peu comme moi qui avaient fait un peu la fac, et il y en avait d’autres qui avaient eu le concours tout de suite après le bac, sans doute quelques uns qui étaient… c’était assez différencié. Il y avait un côté… <silence> un côté sympa, un côté dynamique de groupe que j’avais bien apprécié, moi. C’est vrai que j’étais plutôt, à l’époque, dans une position un peu valorisée, j’étais un peu leader, mais je n’étais pas le seul. Donc… bon, c’était bien ! <rire>.

Donc, ce qui a débuté au milieu des années 80, où beaucoup de gens venaient à reculons, vous ne l’avez pas ressenti ?

Non, non. Et puis il y avait encore des queues de militantisme, si vous voulez. Il y avait encore des gens qui étaient là en disant : « devenir instit, c’est aussi faire bouger l’école, c’est aussi avoir un autre rapport aux enfants » C’était… Il y avait beaucoup de réflexions dans ce domaine-là, alors du coup, ça s’exprimait de manière critique à l’intérieur et ça faisait bien fonctionner la formation. Je n’hésite pas à parler de formation, c’était bien une formation, c’était… Même s’il n’y avait pas de domaine dans lequel on pouvait réellement réfléchir aux processus de formation en tant que tels. Si, peut-être en psychopéda, ça faisait partie des lieux qui… Alors, c’est vrai que j’étais moins intéressé par les matières plus didactiques… encore que, encore que… L’enseignement du français, bon c’est bien de la linguistique, c’est travailler sur les méthodes de grammaire, les méthodes de lecture etc. Tout ça, ça m’avait passionné, et c’est quelque chose dont j’ai gardé à la fois un excellent souvenir et beaucoup de… choses. Oui, oui. Je crois que j’ai travaillé aussi, tout simplement.

C’était la fin de la formation en deux ans, c’est bien ça ?

Oui, oui, tout à fait. Alors, j’ai eu dans mon parcours –je ne sais pas si ça vous intéresse pour votre recherche, <rire> mais…– donc j’ai fait mon service militaire au milieu. Alors, j’ai fait mon service militaire en tant qu’officier de réserve. J’ai fait la préparation militaire un peu avant, j’avais fait l’école d’officiers de B. Et le retour a été un peu dur, le début de la deuxième année a été un peu dur. J’ai commencé dans un stage de trois mois en CP, après avoir commandé, avoir fait des formations –puisqu’on faisait des formations élémentaires pour des appelés– j’avais fait pas mal de choses… Donc retrouver –après avoir commandé des mecs qui avaient vingt ou vint-cinq ans comme chef de section– là, me retrouver avec des gamins de CP… c’était un peu dur. Donc c’était un stage de trois mois à l’époque, je me souviens. Dans cet intervalle-là d’ailleurs, j’en avais profité pour expérimenter un peu à ma façon des méthodes pédagogiques etc. qui n’avaient pas du tout été appréciées par la directrice de l’école et par l’inspecteur de l’époque, qui m’avaient cassé du sucre sur le dos. Ce qui m’avait valu… <rire> cette affaire ! c’est marrant… Je me souviens, j’avais écrit une lettre à la directrice de l’école après la fin du stage. Parce que les profs de l’Ecole normale qui étaient venus en visite, je ne sais pas si ça se fait encore, m’avaient dit –puisque l’on se connaissait bien, on avait bossé ensemble– « qu’est-ce qu’elle vous a dit ? » (ou « qu’est-ce qu’elle t’a dit ? » je sais plus comment). J’avais écrit une lettre, du coup ça m’a valu une… J’avais été convoqué dans une espèce de commission de discipline par la directrice de l’Ecole normale et… Donc moi, j’avais soutenu mes positions. Ils m’avaient demandé de m’excuser auprès de la directrice de l’école, j’avais refusé. Et puis comme j’avais été soutenu par les profs d’Ecole normale qui avaient trouvé très bon ce que j’avais fait <rire> du coup, j’en suis sorti avec les honneurs <rire> Et bon, je n’avais pas cédé d’un pouce ! Bon, voilà ça c’est un peu les moments marquants. Tout ce qui… alors en plus… Moi, ce que j’appréciais bien dans cette formation à l’Ecole normale c’est la diversité. Vous voyez c’est quelque chose qui pour moi a été important par la suite dans ma vie professionnelle : ne pas être sur un registre unique, faire plein de choses. Alors je me suis mis à faire de l’EPS, de l’apprentissage du français, des maths, de l’histoire géo… bon de la psychologie de l’enfant, tout ça c’était bien, j’ai vraiment apprécié.

Comment ça s’est passé ensuite, à part ce stage en CP qui a été un peu problématique, comment ça s’enchaîne avec la carrière d’instit ?

Après, si vous voulez, à la sortie, il y avait des places limitées… il y avait quelques… je sais pas comment ça se… Non, parce que je n’ai pas fait carrière en tant qu’instit moi… C’est ce que je vous disais dans le questionnaire… Après donc, il y avait eu la possibilité de demander à pouvoir faire le CAEI. Moi, j’avais fait un dossier et, compte tenu à la fois de mes résultats à tous les niveaux, si vous voulez, puisque même au niveau de ce stage CP là, qui avait été un peu problématique mais qui avait été bien évalué par les enseignants j’étais, je crois, bien noté. Je suis rentré tout de suite en formation CAEI. Alors, j’ai passé mon CAP d’instit… je ne sais pas, j’ai fait quinze jours de stage pour pouvoir passer le CAP en interrompant brièvement le… et puis je suis rentré en formation CAEI au CAEFAI de P.

C’était une formation en un an… donc tout de suite après, dans la foulée…

Oui, c’était des formations en un an. Et j’avais pris une option… alors à l’époque c’était l’option "handicapés sociaux" et il y avait une mention : "mention enseignant" (ou instit) et "mention éducateur en internat". Moi j’avais pris la mention "éducateur en internat" Donc l’objectif après, c’était de travailler dans des écoles nationales de perfectionnement, des… EREA etc. Les EREA, je sais pas si c’était déjà… non ça devait s’appeler à l’époque des écoles nationales de perfectionnement. Voilà, c’était un peu…Bon, c’était… Là aussi, une année géniale ! <rire> ça été vraiment un grand plaisir, cette année de CAEI, en plus j’étais payé, je me formais, je prenais mon pied, ça a été extraordinaire. Donc, la formation, je n’ai pas grand chose à en dire, si ce n’est que c’était très intéressant puisqu’il y avait aussi… Ah, on faisait beaucoup plus de psycho de l’enfant cette année là. Bon, des stages, mais ça m’a paru… c’était des petits stages, des stages de quinze jours : quinze jours à la PJJ, quinze jours à… Donc j’avais comme ça découvert un peu les institutions spécialisées dans lesquelles il y avait des instits… qui étaient donc payés par l’Education nationale et qui accueillaient des stagiaires…

Donc ça faisait une ouverture ?

Voilà, à l’époque, je sais que j’avais été… j’avais fait un stage de quinze jours qui m’avait passionné dans le centre des <> (le directeur M. est bien connu, c’est un vieux de la vieille qui a écrit pas mal de choses, c’est après qu’il est devenu célèbre, mais…). Il y avait des dynamiques intéressantes dans ces boîtes là… Donc voilà, ça c’était le CAEI et après le CAEI, ben j’ai… Ben, il fallait bien travailler ! <rire> Oui, avoir un poste ! Donc, j’ai eu un premier poste, qui a duré quinze jours, dans un truc de fous qui s’appelait… qui s’appelait… c’était à V. ça s’appelait… c’était une école nationale du premier degré qui accueillait des gamins de l’armée qui étaient orphelins et qui les préparait à des écoles d’enfants de troupe, vous voyez quelque chose comme ça. Et donc moi j’étais instit éducateur en internat comme d’autres, avec des gens qui étaient formés, et d’autres qui ne l’étaient pas. Un truc de dingues ! Moi je m’occupais des gamins le soir, pendant le temps de midi –bon comme un éduc dans une boîte aujourd’hui– avec une prise en charge éducative qui était affolante quoi : les gamins étaient… 50% d’énurétiques, c’était terrible, et à l’époque… Ce n’est qu’un vague souvenir, mais je crois que ça qualifiait assez bien le projet. Le directeur ne visait que le scolaire, tout ce qui était éducatif, les gamins, il s’en foutait… il disait : « il faut moins les faire boire avant qu’ils se couchent » Pour des gamins qui avaient des carences affectives, quand même… Voilà, après j’avais rencontré mon inspecteur départemental, je lui avais dit : « bon, c’est de la folie, moi je reste pas là-dedans » Bon, il m’avait… il y avait un poste qui venait juste de se créer, qui venait juste d’ouvrir à l’hôpital de jour de V. pour des enfants… Alors, c’était à la fois un poste d’instit qui était prévu sur l’hôpital de jour avec des gamins de moins de douze ans, qui étaient autistes, psychotiques, vraiment des pathologies mentales précoces, des gamins qui n’avaient pas de troubles neurologiques particuliers. Et puis, il y avait aussi une partie de l’emploi qui consistait à travailler dans des activités scolaires avec des enfants, des adolescents de l’intersecteur infanto-juvénile. C’était à la fois des grands psychotiques et des gens qui avait des déficiences intellectuelles, probablement sur-ajoutées à la psychose. Bon, ça c’est des gamins qui, n’ayant pas eu depuis tout petit des entraînements intellectuels, s’étaient débilisé sans doute progressivement du fait de leur psychose. Donc là… moi j’ai… Là aussi, expérience pendant deux ans tout à fait intéressante. Moi, ça m’a passionné ce travail.

Très, très loin du travail ordinaire dans une classe, quand même…

Sauf que, si vous voulez, là, je me suis pris à mon rôle, c’est-à-dire que j’ai pris le relais, sur des activités scolaires, j’ai pris le relais d’infirmiers psychiatriques qui faisaient quelques activités d’expression, quelques activités collectives avec les gamins. Et moi, j’ai dit : « non, ces enfants là, moi je suis payé pour être instit, donc, je vais faire la classe » Alors, c’était une classe adaptée puisque les gamins, je ne les avais pas six heures par jour dans ma classe, ils venaient par groupe de quatre cinq six, j’en prenais même parfois sept huit en même temps. Il y avait vraiment l’idée d’avoir un projet classe, avec ces enfants-là. Et là, j’ai fait vraiment des activités scolaires. Et je crois que j’ai pris, dans l’équipe pluri disciplinaire où il y avait… Alors, il y avait deux équipes en fait : celle de l’hôpital de jour et celle de l’intersecteur, il y avait un médecin chef psychiatre avec deux adjoints, un pour chacun des secteurs, il y avait des infirmiers psychiatriques, quelques éducateurs spécialisés mais pas beaucoup, c’était surtout des infirmiers psy, un psychologue, un orthophoniste…

Et les connexions avec l’Education nationale ?

Il y avait juste un poste d’instit qui venait de se créer, moi j’étais à l’époque payé par l’Education nationale.

Oui, mais l’IEN, les conseillers, la structure Education nationale, dans ce genre de poste, elle a l’air relativement absente finalement…

Alors, si vous voulez, quand le poste a été créé, moi j’ai vu débarquer –enfin débarquer… c’est peut-être péjoratif– j’ai vu arriver, trois mois après, une conseillère pédagogique… qui était venue voir comment je travaillais etc. Et puis après, il y a eu l’inspecteur… spécialisé qui est passé faire un tour, aussi. Et puis il a fallu que je passe mon CAEI à la fin de la première année, que je passe l’examen, ils étaient venus… Alors… pour résumer sur cette expérience là, moi, c’est quelque chose, moi je vous l’ai dit, ça m’a beaucoup passionné, parce qu’à la fois c’était… Bon, et puis j’avais pas mal bossé théoriquement, j’avais essayé de trouver les quelques ressources –il y en avait très peu au niveau théorique sur la psychopédagogie de l’enfant psychotique– j’avais utilisé une méthode de rééducation de… comment elle s’appelait ? c’est de <> qui a écrit un bouquin sur la rééducation les enfants déficients. Alors, j’avais bricolé mes affaires et j’avais essayé de tenir ma place d’instit : dans les réunions de synthèse, j’arrivais avec mes papiers et quand on parlait du cas de tel gamin, je disais : « voilà où il en était de ses prérequis, voilà comment on a bossé, voilà où il en est maintenant, etc. » Donc, j’avais pris une place réellement, si vous voulez…

une place scolaire ?

oui, une place scolaire, et dans un partenariat, vraiment, dans une dynamique avec d’autres acteurs d’institutions. Donc, bon, je crois que j’avais été… bien apprécié sur le plan professionnel. Il y avait juste eu un petit couac au moment de la… du CAEI, que j’ai eu, mais même si ça m’a semblé… Alors là pour le coup, je me suis dit : « alors là, vraiment, l’Education nationale déraille complètement » parce que… Et bien, des enfants psychotiques –quand on les côtoie un petit peu– c’est des enfants avec une anxiété folle. Alors, <rire> ils s’étaient installés, il y avait la conseillère pédagogique, il y avait une instit spécialisée, il y avait l’inspecteur de l’Education nationale de la circonscription, il y avait l’inspecteur spécialisé, qui sont entrés dans la classe. Moi j’avais un petit local… plus grand que mon bureau mais à peine, avec mes gamins… J’avais fait plusieurs séquences de classe avec des groupes différents. Je me souviens d’un gosse, il était là, il… j’essayais de le protéger un peu, parce que c’était une véritable intrusion, dans le monde de ces gamins là, vous voyez, il mettait son truc comme ça <mine un enfant qui se cache le visage derrière un cahier ou un livre, tout en surveillant les alentours> il regardait l’inspecteur et il disait « salaud ! salaud ! » <rire> C’était fantastique ! et puis… moi j’ai fait quand même mon… machin, bon mais c’était un peu compliqué… A la fin il y a un entretien, je me souviendrai toujours de cet entretien que j’ai trouvé être une caricature absolue. Parce que j’avais travaillé avec les ados sur… j’avais utilisé une émission de radio que j’enregistrais à l’époque je me souviens sur France inter. Et puis on avait un peu décrypté ça, et puis on avait vu quelques mots qu’ils ne comprenaient pas, et puis donc on avait fait un travail –certains écrivaient d’autres n’écrivaient pas du tout– on avait… Ils m’avaient reproché… le premier truc c’était : « monsieur M., vous avez écrit la ville de Cannes sans mettre la majuscule au tableau » Il y avait aussi Citroën je crois, et Citroën je n’avais pas mis la majuscule <rire> Alors comme j’étais encore un peu bouillant à l’époque… <rire> je ne sais pas ce que je leur avais… donc, ça avait été un peu houleux cette… soutenance. Bon je leur avais expliqué quand même que faire la classe à des enfants et des ados psychotiques, ce n’était peut-être pas… ce n’était pas…

peut-être pas seulement un problème de majuscules ?

Oui, pas seulement un problème de majuscules <rire>. Bon, je voulais bien reconnaître que par rapport au… enfin, ça avait été le truc ! Et puis au bout des deux années, comme j’avais entre temps… Au moment de mon CAEI j’avais passé ma maîtrise de socio, j’en ai profité pour faire mon mémoire de maîtrise, suivre les cours à la fac et avoir les U.V. pendant mon CAEI. Donc, j’avais fait mon DEA et je me suis dit : « où est-ce que je pourrais me diriger ? » J’avais comme ça postulé dans plusieurs écoles d’éducateurs pour être formateur. Et puis, je suis parti comme ça, j’avais eu plus… d’ailleurs ça avait été relativement facile puisque j’avais été pris dans deux ou trois endroits : à N., à O., et à P. <noms de ville> Et comme c’était celle de P. qui m’intéressait le plus, je suis parti à P. au mois de septembre pour faire le reste de l’année et je me suis retrouvé comme formateur dans un IRTS, structure qui a des formations comme ici.

Et concrètement, ça se passe comment, c’est des structures qui ne dépendent pas de l’Education nationale ?

Non, si vous voulez, c’est le cas ici, on est… c’est moins important qu’à P. mais ces structures qui sont pour les formations initiales, et agréées par… C’est des structures associatives. Dans le travail social, il y a des traditions associatives qui font que les formations sont encore, à 95%, gérées par des associations, qui préparent à des diplômes d’Etat, reconnues par l’Etat, agrées par… Les associations déposent des dossiers d’agrément au ministère des affaires sociales pour les formations d’AS, et le ministère de l’Education nationale, Jeunesse et sports et PJJ pour les formations éducatives. Et contrôlées et financées par des DRASS.

Mais pour vous, ça veut dire que vous avez donné votre démission avant de partir, ou que vous avez demandé un congé de disponibilité ?

Alors, je me suis mis en disponibilité, en disponibilité… Alors, je l’avais joué comment ? Pour rapprochement de conjoint ! Alors du coup, on avait fait fort puisque ma femme était maîtresse-auxiliaire, donc elle avait obtenu… je suis parti à P., elle a obtenu un poste de maîtresse-auxiliaire à P., j’ai demandé pour convenance personnelle une année et puis après pour rapprochement de conjoint donc ça a marché ! <rire> Et après j’ai quitté P… Mais ce qu’il faut que vous sachiez, c’est que moi je suis toujours en disponibilité de l’Education nationale ! <rire> Alors, ça fait maintenant depuis 81 que je suis en disponibilité de l’Education nationale. <téléphone> Donc j’ai toujours… à l’inspection académique de V. j’ai toujours mon dossier et chaque année, on m’envoie une demande de renouvellement de mise en disponibilité, et je sais plus quel est le motif aujourd’hui.

Je pensais qu’il y avait une limite pour la disponibilité…

Et bien, à une époque il y avait une limite, et puis après il n’y a plus eu de limite. Alors, pourquoi je n’ai jamais démissionné ? Parce que je me dis qu’ils risquent de me demander de rembourser la formation puisque j’avais un contrat, un engagement.

En fait, très peu de gens ont remboursé.

Oui, mais bon, je me suis dit, bon… C’est vrai que je ne suis pas réintégrable de droit, vous savez, il y a des… Quand ils m’envoient le formulaire, ils me disent : « souhaitez-vous votre réintégration à la prochaine rentrée, mais cette réintégration ne sera pas de plein droit » Donc, on ne sait jamais ! <rire> Si je me trouve au chômage, j’aurais une solution de repli…

Dans les dossiers de l’Inspection académique, vous êtes toujours instituteur, avec cinq ans d’ancienneté !

oui c’est ça ! <rire> c’est un record, non ?

Donc, si je résume, après deux années d’Ecole normale, une année de formation spécialisante, et deux ans dans un poste très loin de l’ordinaire du métier, vous avez fait ce qu’il fallait pour passer de la position d’instit éducateur spécialisé à celle de formateur d’éducateur spécialisé. C’est bien ça ?

Un peu comme je vous le disais, je considère, moi, que ces deux années que j’ai passées à V… A l’hôpital de jour, c’était une structure dépendant d’un hôpital psychiatrique et pourtant moi, je me suis vraiment considéré comme un instit, je ne me suis pas considéré comme un éducateur, je me suis vraiment considéré comme un instit travaillant avec des enfants handicapés mentaux mais… voilà quoi. Et du coup… quand je suis devenu formateur… Alors c’est vrai que les compétences que j’avais acquises, ça m’a beaucoup servi… Ce qui m’a beaucoup servi par la suite, c’est la connaissance du secteur que m’avait permis la formation CAEI, c’est la connaissance et la pratique d’un travail pluridisciplinaire dans deux équipes à l’hôpital de jour et dans l’intersecteur où j’avais assez bien compris les mécanismes de travail entre les gens, les enjeux des projets. D’ailleurs ça m’avait permis quand je suis entré à l’IRTS de travailler justement sur des questions d’échec scolaire, sur des questions de… Puisque à l’époque de ma socio, j’avais pris le sujet de mon DEA autour de l’échec scolaire. Bon, c’était un grand thème de l’époque…

Oui, mais, normalement une carrière d’instit, c’est 37 ans, ce n’est pas cinq an. Qu’est-ce qui a fait déclic, pourquoi ne pas rester sur ce poste ?

Je crois que j’avais envie d’enseigner à des adultes. <silence>

La reprise des études de socio qui avaient déjà été amorcées avant l’Ecole normale, ça s’est fait en même temps ? Donc, il y avait un projet ?

Oui, peut-être, et puis… –comment dire ?– probablement petit à petit euh comme ce n’était pas… Comme devenir instituteur, ce n’était pas un projet que j’avais choisi… j’ai commencé à me dire que… A la fois ça m’intéressait ce que je faisais à V. en tant qu’instit spécialisé, mais en même temps je m’embêtais un peu, quoi. J’avais envie de faire d’autres choses, quoi. Alors je sais que j’avais cherché à l’époque, j’avais… j’étais aussi intéressé… mais j’avais quand même regardé… –parce que… c’est que ça remonte maintenant à quelques années– j’avais à l’époque essayé de voir si je pouvais pas avoir un poste à l’étranger, dans l’Education nationale, vous voyez. J’avais essayé de voir au sein de l’Education nationale, j’avais essayé… –oui, ça c’est peut-être important– j’avais quand même sans doute l’idée d’avoir… une progression de carrière, si vous voulez. Pour moi sans doute, le fait d’être instit, c’était peut-être pas assez valorisant, sur le plan de ce que j’estimais –à tort ou à raison– avoir comme compétences personnelles, intellectuelles on peut dire. Et que, bon, je ne me réalisais pas tout à fait dans un travail… où je m’investissais, mais qui était peut-être pas à la hauteur de ce que j’aurais eu envie de faire, voilà.

Vous aviez l’impression d’avoir fait un peu le tour, d’avoir atteint une certaine maîtrise, un certain niveau d’expertise ?

Oui, je pense, oui. Et c’est vrai que ce que j’avais vu durant l’Ecole normale, et notamment en CP, m’avait quand même là fait penser que… je n’avais pas envie d’être instit. Enfin, la position standard dans une classe, dans un CP ou même un CM2. J’avais des copains qui étaient en maternelle, d’autres au CM2, chacun avait son projet. Alors, ce n’est pas du tout pour moi… Cela dit, ça ne s’est jamais accompagné d’une forme quelconque de… de mépris ou de… de déconsidération du métier d’instit, c’est-à-dire que c’était pour moi… Je ne crois pas être trop dans des trucs de prestige, mais c’était plus par rapport à… Par rapport, oui, à la volonté de continuer à travailler intellectuellement, de continuer à me former, à faire des trucs. Je me disais : « je vais quand même assez vite être limité dans ce… » vous voyez ? Alors, je me suis dit, soit je peux le faire au sein de l’institution scolaire… Par contre je n’aurais pas imaginé, je n’aurais pas envisagé de devenir inspecteur, à terme… Ce qui m’intéressait, ce n’était pas d’avoir une position hiérarchique, c’était plutôt en termes de d’activité, d’intérêt intellectuel.

Et comme pistes possibles, la formation, conseiller pédagogique, les postes à l’Ecole normale, vous n’avez pas exploré ?

C’était trop tôt, je crois, il y avait des conditions d’ancienneté, de… Donc, je me suis dit, ce que je vais faire… Bon, c’est des opportunités : elles n’auraient pas eu lieu, j’aurais peut-être eu une tout autre trajectoire. Enfin j’ai le sentiment aussi que… oh ce n’est pas que… Je n’en voulais pas à l’institution scolaire, mais je me disais que peut-être que l’école ne permet pas… Elle m’avait permis des choses hein, mais elle ne permet pas de valoriser des trajectoires individuelles.

De se réaliser ? C’est une chose qui m’a souvent été dite…

Oui, bon, c’est une administration de ce point de vue là, c’est-à-dire qu’il y a des règles. Des règles d’ancienneté, de grade, de… machins : vous avez tant d’ancienneté, vous avez le droit de postuler, vous n’avez pas tant d’ancienneté, vous n’avez pas le droit. Du coup, c’est… le fonctionnement un peu classique des statuts de la fonction publique. Et du coup, je me dis, bon l’originalité individuelle n’est pas du tout prise en compte. Voilà, et j’avais même… –attendez, que je ne dise pas de bêtises, je réfléchis parce que c’est loin…– oui, j’avais même été à l’époque… –il n’y avait pas de centres de bilan à l’époque– J’étais allé dans un CIO, j’avais été rencontrer un conseiller d’orientation dans un CIO, c’était la deuxième année, j’avais dit : « voilà ce que j’ai comme diplômes, voilà ce que j’ai fait : à votre avis… à votre avis qu’est-ce que je peux faire ? ». J’imaginais… dans l’Education nationale. Et je me souviens, alors je ne vous citerais plus les termes précis… Je me souviens, c’était une conseillère d’orientation que j’avais rencontrée qui m’avait dit : « écoutez, de toute façon, si vous, vous ne vous bougez pas… l’Education nationale ne viendra pas vous chercher au fond de votre classe. » <rire> Vous voyez ? <rire> C’était un peu l’idée que, bon <rire> « bon vous êtes là, vous êtes casé » Il n’y a personne qui va vous promouvoir… ou qui va venir vous…

Ce qui n’est pas une analyse complètement fausse…

Oui ! <rire> et ça m’a paru… Il y a des moments comme ça, on a des rencontres qui sont vraies et qui font déclic. Je me suis dit bon, il faut que je me bouge… Bon, du coup j’avais fait des CV, j’avais fait… voilà quoi.

Et pourquoi avoir choisi formateur d’éducateurs ? Vous aviez des contacts par les études de socio ?

[17] Oui, parce que, moi… Quand je participe aux séminaires de A. à Paris XX, il y avait des gens qui avaient été éduc’ et qui étaient chercheurs au CNRS, il y avait des gens qui avaient eu… Bon, et puis c’était l’objet du travail de A., depuis longtemps, tout ce qui était éducation spécialisée… A l’époque il avait aussi beaucoup travaillé sur psychiatrie et antipsychiatrie etc. Et ça m’avait… et du coup, à travers ça, c’est vrai qu’il y a eu tout un lien avec le secteur social.

Oui, parce que c’est deux mondes qui sont relativement étanches, l’Education nationale et le travail social, c’est étonnant de passer de l’un à l’autre.

Oui, voilà. Alors après, justement, c’est quelque chose qui m’avait préoccupé, cette étanchéité, parce que je voulais comprendre. Alors, bon. Donc, moi, je n’avais pas toutes les billes, et puis j’ai bossé quand j’étais… j’ai fait des cours très différents quand j’étais à l’IRTS. Et donc j’avais bossé sur l’histoire du secteur éducatif, sur l’histoire des institutions spécialisées. Bon, on voit bien comment les choses se sont historiquement partagées. Et j’avais des étudiants qui allaient en stage dans des IMP IMPRO où il y avait des postes d’instit, je voyais un peu comment ça fonctionnait. Je me suis mis à bosser un peu la socio des organisations, donc j’ai vu un peu comment s’articulaient les choses, les gens mis à disposition. Bon, et on parlait de… <silence> Oui, vous disiez pourquoi l’éducation spécialisée, pourquoi le travail social ?

Oui, pourquoi et comment ? Comment y arriver ? Normalement, un instituteur n’a aucune clé pour devenir formateur de travailleurs sociaux.

Non, mais moi si vous voulez, ce qui m’a ouvert les portes, c’était à la fois… j’avais un diplôme professionnel de base, ce qui intéressait l’équipe de l’IRTS parce qu’ils avaient des gens qui avaient été éducateurs ou assistants sociaux et puis j’avais des diplômes universitaires. Et donc ça avait été la clé qui m’avait permis de rentrer.

Donc, envoi spontané de CV ?

Oui, j’ai pris les 42 écoles d’éducateurs qui existaient à l’époque en France, et j’ai envoyé aux 42 écoles.

Donc, ce n’est pas par connaissance, sur les conseils de quelqu’un ?

Non, pas du tout, je ne suis pas du tout entré par cooptation ou quoi que ce soit. J’avais eu quelques propositions… –c’était beaucoup plus facile à l’époque, c’était en 83 ça– euh… Oui, ça fait seize ans, donc 83 : 77/78 78/79 79/80 à l’Ecole normale, 80/81 le stage CAEI, 81/82 82/83 les deux années d’instit spécialisé. Et donc, là… C’était ce que j’avais répondu, j’avais participé à des entretiens d’embauche… Et donc comme ça, j’avais eu finalement le choix, donc c’était bien. Enfin, c’est plus compliqué que ça, mais en fait j’avais pu choisir mon orientation… Et du coup, quand j’étais à l’IRTS par exemple, j’ai essayé de réconcilier les choses, un peu par moment. J’avais monté quelques années après une formation d’éducateurs scolaires pour des gens qui étaient éducateurs scolaires dans des établissements spécialisés, convention de 66 enfance ou adolescence inadaptée handicapée, mais qui n’avaient pas de… Si vous voulez, c’était des éducateurs scolaires mais des gens qui n’avaient pas de qualification, donc on avait monté –à l’époque avec le centre de formation <>– on avait monté un certificat national de qualification pour donner une formation scolaire à ces gens qui faisaient du scolaire avec des gamins dans des établissements qui n’avaient pas de poste d’instituteur de l’Education nationale. Et donc j’avais retravaillé avec des gens de l’Ecole normale de P. On avait monté le projet sur la partie plus didactique etc. Et à l’époque –et c’était rigolo parce que… Moi, j’étais en très bons termes avec le directeur de l’Ecole normale, il y avait un conseiller, non ce n’est pas pour ça le conseiller, le directeur technique de la MAFPEN, quelque chose comme ça vous voyez, enfin je ne sais plus comment ça s’appelait à l’époque. Donc on avait monté cette formation et quand la question s’était posée –ça montre bien les usages qui existaient à l’époque– quand il s’est agi pour ces gens qui faisaient une formation d’éducateurs scolaires à l’IRTS –on avait monté cette formation dans plusieurs IRTS– il était donc question de leur faire faire des stages. Et moi, j’avais pris contact avec les inspecteurs spécialisés –il y en avait deux dans mon département, deux ou trois– et l’un d’entre eux n’avait rien voulu savoir. En gros, il était… « nous, de tout façon, les éducateurs spécialisés, c’est des curés. <rire> Ils ne veulent pas de l’école, donc y a pas de raison de les accueillir en stage ! » <rire> Heureusement, il y en a eu un qui était plus souple, on a pu faire… <rire> c’était il y a longtemps, hein, ce n’était pas Michel B. –l’inspecteur spécialisé d’ici avec qui j’ai de bons rapports– hein, <rire> Il y avait encore des schémas comme ça, mais bon, on avait fait des trucs intéressants…

Ce qui me frappe dans les sciences de l’éducation, c’est qu’on dit "sciences de l’éducation" mais qu’il s’agit presque toujours du scolaire et de l’enseignement. Il y a vraiment une frontière… que vous, vous avez franchie…

C’est vrai, c’est vrai. Donc, j’ai toujours eu sur… oui, sur l’école un point de vue toujours mitigé, comme tout le monde quoi. Je fais la part des choses entre les difficultés liées au système éducatif, et les difficultés liées… au secteur foisonnant –passionnant et merdique à la fois– <rire> qu’est le secteur associatif.

Où j’ai l’impression qu’il y a souvent de la défiance envers l’école…

Oui, oui. Il faut dire que mon point de vue a aussi été lié à autre chose. C’est que mon ex-femme était maîtresse-auxiliaire au début, après elle est devenue prof de collège, et actuellement elle est principal de collège. C’est quelqu’un… elle, elle était dans le système et elle a connu toutes les difficultés de… bon parce qu’elle n’avait pas eu… A l’époque où elle avait tenté son CAPES, il y avait vingt pour cent de reçus, c’était fou, CAPES agreg, c’était ce taux là de réussite. Donc elle avait commencé à faire une thèse, et puis, bon elle a été titularisée en quatre-vingt… deux ou trois, au moment où il y a eu résorption de l’auxiliariat. Donc elle a continué, et puis une année je lui ai dit : « mais pourquoi tu ne passerais pas le concours de direction ? » Elle l’a fait, elle l’a eu et… Donc, c’est quelqu’un qui s’est beaucoup battu dans sa carrière de prof, pour que… Surtout que le collège était devenu le lieu sensible de l’école, ce n’est plus l’école primaire du tout hein ! Quand on discute de l’école, elle voit maintenant le côté… Puisqu’elle est principal, elle accueille des gamins qui sont en foyer etc. Alors, moi j’entends le discours des éducateurs « ces profs qui ne s’adaptent pas etc. » Et puis elle, elle voit aussi comment du côté des foyers, on fait… Elle me dit « mais enfin… ils n’arrivent pas à faire respecter un minimum de cadre aux gamins dont ils s’occupent, et pourtant le taux d’encadrement <rire> par rapport à une classe ! et ils attendent de nous… » <rire> Alors bon, elle est aussi critique sur un certain nombre de profs, c’est évident, on n’est pas dans la langue de bois… Si vous voulez, moi j’ai toujours ce double côté des choses, ce qui fait que le discours un peu… discours classique des travailleurs sociaux sur l’école ceci l’école cela. Bon il y a…

une part de vérité ?

une part de vérité et puis une part de fantasmes. Et puis surtout beaucoup de gens qui –véritablement– méconnaissent les conditions objectives du travail dans une classe, quoi.

Les travailleurs sociaux ont souvent des représentations négatives de l’école ?

Ils règlent aussi des comptes avec l’institution scolaire. Parce que quand on regarde la trajectoire des éducateurs, c’est aussi une dimension intéressante. Il y a une thèse –je ne sais pas si vous la connaissez, elle est ancienne– qui est de Francine Muel, qui s’appelle Le métier d’éducateur. Où elle montre bien comment pour… Alors c’est plus tout à fait vrai, je pense qu’on referait le même type d’enquête…

Elle compare le début du siècle pour les instituteurs et les années soixante dix pour les éducateurs.

Oui, c’est ça. Dans les années soixante dix, elle montrait que… –et ça, c’est quelque chose que je garde en permanence à l’esprit, dans la réflexion sur le travail social et sur le travail éducatif– Elle montrait très bien que les travailleurs sociaux, et notamment les éducateurs, étaient des gens qui avaient été portés, par leurs parents, dans un projet d’ascension sociale. Et du coup, ces gens, qui avaient été en échec par rapport au projet parental, avaient investi dans l’éducation spécialisée parce que ça leur permettait d’avoir une position qui leur permettait d’apparaître aux autres et de s’apparaître à eux-mêmes comme hors du jeu social ordinaire. Puisque vous êtes dans le social et que vous parlez du social, vous le surplombez, donc vous, vous n’êtes pas situé.

C’est aussi un fantasme de sociologue, la position surplombante !

Mais, je crois… Mais c’est la réalité ! Et quand on voit le fonctionnement des structures… des établissements spécialisés par exemple, les services… On voit bien dans le fonctionnement interne, même en formation ici, les règles ordinaires de la vie d’une entreprise –ou d’une administration– les gens, ça leur semble… pff ! ils sont… tout ce qui est… Moi, je commence à dire, on mélange un peu tout, quoi. Ils ont une marge de manœuvre professionnelle très grande, mais tout ce qui est un peu contraintes, liées à la vie d’une entreprise, ce n’est pas… ils sont un peu en dehors de ce jeu. Alors, ça commence à changer, avec les impératifs gestionnaires et autres, mais ils sont… Et ça c’est quand même très lié à la position des éducateurs.

Donc, dans ce monde, vous pouvez réinvestir les trois années de formation professionnelle et votre expérience, même si vous avez eu une carrière courte ?

Mais vous voyez –juste une petite parenthèse, par rapport à ce que vous dites– A l’époque où j’étais formateur à P. (maintenant je ne suis plus du tout là dedans, et je me dis que finalement c’est un peu dommage). Parce que ça m’aurait tout autant intéressé d’être formateur, ou enseignant à l’Ecole normale ou à l’IUFM ou dans un truc du style CAPSAIS… Moi, j’avais essayé de… voir s’il y avait des ponts possibles, des collaborations possibles, et c’était très, très fermé. Et je me dis, c’est dommage, parce que… bon, ce n’est pas que j’avais… Parce que ça m’aurait tout autant intéressé d’enseigner, de travailler pédagogiquement avec des futurs instits spécialisés, de réinvestir ce que j’avais pu apprendre à différents niveaux. Et je me dis que, là du coup, c’est dommage que l’Education nationale… Mais bon, c’est le même problème pour les employeurs qui font des formations, qui demandent des trucs qui ne marchent pas. On ne valorise pas forcément les compétences acquises. Je crois –je vois, à mon petit niveau, mais c’est peut-être un peu général– qu’il y a un problème de valorisation d’expériences et de compétences qui ne tiennent pas qu’à un parcours institutionnel.

Donc, une des choses qui vous ont fait sortir, c’est que l’Education nationale vous a fourni trois ans de formation professionnalisante mais aucune possibilité de réinvestir votre trajectoire personnelle ?

Oui, mais je crois que c’est difficile de mon côté de trouver le moyen de… Je crois que c’était difficile du côté de l’Education nationale de le faire. Aucune… aucune…

aucune souplesse ?

Oui, c’est ça. En fait, vous avez raison, s’il y avait eu des voies à l’intérieur du système éducatif, je les aurais prises, des voies de promotion, pas forcément de… mais promotion au sens de…

de diversification ?

Voilà, de changement, d’évolution. D’évolution je pense. Parce que promotion ça fait forcément carrière, ligne hiérarchique, carriériste etc. Parce que, en revanche, ça c’est permis quoi. Mais bon, d’évolution, de diversification, c’est vrai que ce n’est pas… Enfin, je ne sais pas où ça en est aujourd’hui mais…

Ça a changé un peu quand même, il y a des gens qui ont réussi à faire créer leur poste sur leur profil, dans les évolutions récentes, dans les MAFPEN par exemple.

Il y a aussi le développement de la formation continue qui a permis sans doute de valoriser des compétences, mais ça c’est plutôt les années 80, ce n’était pas encore le cas pour moi.

Il y a aussi tous les gens qui travaillent dans les dispositifs d’insertion, vous devez en connaître…

Oui, il y a eu plusieurs dispositifs Education nationale. Mais si vous voulez, moi, après P. –en deux mots– j’ai fait sept ans comme formateur, après j’ai pris la direction d’une mission locale pour l’insertion des jeunes. Les missions locales, ça avait été fait en 81 sur la base du rapport Schwartz, sur l’insertion des jeunes. Et puis il y a eu une deuxième vague de création de missions locales en 89 90, c’était le gouvernement Rocard qui avait été à l’origine de ça, et Soisson qui était le ministre du travail. Donc moi, j’avais créé et développé la mission locale de O.

Donc, c’était en rupture avec la période de formateur en IRTS ?

Oui, oui, parce qu’au bout de sept ans j’avais… Ce n’est pas que j’avais fait le tour, c’est que j’avais envie de faire des trucs et qu’il y avait eu des changements : un nouveau directeur, en plus moi j’étais président du conseil de prud’hommes de P. Bon, je me suis empaillé avec lui. Je me suis dit : « je vais faire autre chose ».

En termes de prise de risques, c’était une nouvelle carrière ?

Ah oui, complètement. Et puis au bout de trois ans, je me suis dit : « ben, tiens, la formation, je vais y revenir ». Et puis voilà, j’ai posé ma candidature ici : une galère à reprendre et j’ai été choisi pour la reprendre, voilà.

Parce que, ici, c’est récent ?

Ça a six ans. Si vous voulez, c’est un institut qui s’est recréé sur les ruines d’un institut qui a été mis en liquidation judiciaire. On a tout recréé il y a six ans, on est parti avec sept ou huit salariés, on est vingt six permanents aujourd’hui. Ce qui m’intéressait aussi c’était de bouger. Un truc aussi par rapport à ce que vous disiez sur les sciences de l’éducation. Depuis trois ans, on travaille avec l’université de Madrid et on a mis en place une formation d’éducateurs en Hongrie. On a la première promo qui est sortie, c’est un diplôme bac+5, ils ont fait une formation de quatre ans d’assistants sociaux et ils ont fait une année de… Alors, à Madrid c’est marrant, parce que l’Espagne n’a pas eu du tout la même histoire dans le secteur du travail social. Les gens avec lesquels on travaille, notamment le prof de la fac, qui est un grand bonhomme hein, il s’est bien impliqué dans le projet, c’est… bon c’est difficile de comparer, au niveau de la notoriété, si vous voulez, pour l’Espagne, c’est un peu l’équivalent de Meirieu, vous voyez, c’est quelqu’un qui… Et c’est un type qui a développé des formateurs d’éducateurs sociaux à Madrid. Il est prof de pédagogie et d’histoire de l’éducation, il a la chaire de pédagogie et d’histoire de l’éducation de Madrid. Et c’est un type, justement, qui veut… qui a toujours développé l’idée que l’éducation sociale, –c’est-à-dire notre éducation spécialisée à nous– et éducation scolaire, on ne pouvait pas dissocier les deux. Et d’ailleurs on était ensemble en Hongrie au début du mois, et il me disait –il avait une formule qui était marrante– il disait « ce que Dieu a uni, l’université ne peut pas le désunir » <rire> L’éducation c’est un tout. <rire>