René

(…) comment vous êtes devenu instituteur, comment vous avez arrêté de l’être…

Donc, chronologiquement, pourquoi je me suis embringué dans un truc comme ça ? Oui, je peux essayer, je n’ai pas trop réfléchi sur le truc, ça va être à chaud… mais après tout c’est peut-être aussi bien comme ça. Mon recrutement d’instit, donc, date déjà de seize ans. Et ce qui m’a amené à travailler là-dedans, c’est tout simplement que j’avais fait des centres de vacances, depuis l’adolescence : c'est-à-dire qu’à dix-sept ans j’avais passé le BAFA, ça m’avait bien intéressé, le travail avec les gamins m’intéressait bien (et avec les ados aussi, puisque j’avais des camps d’ados). Et comme mes études de maths –puisque j’étais en DEUG A– fonctionnaient moyennement bien, j’étais un peu perdu : j’étais plutôt un faux littéraire qu’un véritable matheux, j’étais un peu perdu. Ce qui fait que, dès que j’ai entendu parlé du concours de recrutement d’instit –j’avais des proches qui l’avaient passé dont un qui l’avait réussi– je me suis présenté et je l’ai eu. Je l’ai eu la deuxième année : la première année je l’ai raté et la deuxième année je l’ai eu. C’est d’ailleurs peut-être un facteur de motivation supplémentaire, car quand quelque chose vous échappe, que l’on commence à…

pardon, je vous coupe, c’était le recrutement niveau bac ?

c’était les recrutements niveau bac à l’époque, en 83 c’était les derniers recrutements au niveau bac. Et donc, je suis rentré là-dedans, et assez rapidement… –ça aussi, c’est un facteur important, mais pour lequel j’en suis sorti cette fois– parallèlement à ça, dès 85, j’ai été recruté comme formateur BAFA, à l’UFCV. Ce qui m’a permis, en fait, dès cette époque là, de former de jeunes adultes à devenir… animateur (parfois je me trompe dans les niveaux de formation, mais c’est bien ça). Donc, ce double petit cursus –car c’était en bénévole bien évidemment, comme toutes ces choses là– m’a fait prendre conscience du boulot que c’était de former des gens, de former des adultes. En tant que futur enseignant du primaire, je travaillais dans des classes de l’école primaire, et en même temps, pendant les vacances, je formais au BAFA. Cette double option, je la trouvais intéressante. Et donc, j’ai fait ça pendant en gros cinq ans : entre 85 et 90 j’ai été formateur BAFA et j’en ai tiré pas mal d’avantages parce que ça me permettait de travailler des formes de groupe de formation d’adultes qu’on ne fait pas en primaire. Avec des élèves de primaire, c’est assez réduit ce genre de choses, ça commence à se faire. Après, j’ai été instit titulaire dans <> notamment, pendant quelques années. Et le deuxième déclic, ça été –ça a été pratiquement fortuit, en fait là aussi, c’est toujours comme ça– j’ai pu faire mon service militaire sur Grenoble comme pion, ce qui me laissait du temps et j’ai pu entamer un cursus en Sciences de l’Education, dès la sortie de l’Ecole normale, et je pense que ça a été un facteur déterminant. C'est-à-dire que j’ai vu beaucoup d’anciens collègues instits qui, eux, ont repris des études beaucoup plus tard (quand ils avaient l’âge que j’ai maintenant) et ils ont beaucoup plus de mal à ré-attaquer des études. C’est peut-être l’avantage que j’ai eu –la chance fortuite– d’attaquer des études tout de suite, dès la sortie de l’Ecole normale. J’ai entamé, dès 86 (la première année, mon service m’a laissé du temps pour préparer ma licence) un cursus de Sciences de l’Education que j’ai continué après parallèlement en bossant à temps plein jusqu’à la thèse. Et la thèse, quand même, c’était difficile de faire les deux à la fois, donc sur quatre ans de thèse, je me suis mis deux années à mi-temps en mixant : une année à mi-temps, une année à plein temps. Ce qui m’a permis de faire une thèse sans être financé. Aujourd’hui les gens arrivent à avoir des bourses, mais à notre époque ça ne se faisait pas trop. Ce qui m’a permis de financer, d’autofinancer en fait, de ce côté là, et… C’est assez matériel, ce que je vous raconte, je me rends compte, mais je… En fait, ça s’est fait… c’est un peu comme ça dans ce genre de choses : c'est-à-dire on rentre dans un cursus, ça nous plait pas mal, ça m’échappait, ça me permettait de m’échapper un peu du groupe d’instits qui est souvent un peu terre à terre, on est sur des trucs très basiques, très bas niveau –qui sont importants, mais qui sont quand même bas niveau. Et l’avantage d’aller voir à côté ce qui se passait, c’était de croiser des gens qui parlaient de ce métier là d’un plus haut niveau. Ca ne voulait pas dire que l’on en parlait mieux –parfois on en parlait pas bien du tout– mais en tout cas, on en parlait différemment et ça me paraissait intéressant. En tout cas, les deux m’ont appris pas mal de choses. D’autant plus que dans ma thèse, je me suis occupé de… toute la partie qui me posait d’énormes problèmes pratiques en tant qu’enseignant, toute la partie préparation de cours, –puisque j’ai fait ma thèse là dessus– donc la boucle s’est bouclée puisque je réfléchissais, pendant la thèse, à des choses que j’arrivais très mal à faire dans la réalité, donc c’était parfait, quoi ! Le pire, c’est que plus on passe du temps à bosser au niveau méta et moins a de temps pour bosser au niveau classique. Parce que, nous, on a le temps de le faire mais… bref, c’était un détail. Ca m’a mené jusqu’en 94, l’année où j’ai soutenu ma thèse –je ne sais pas où il faut que je m’arrête– vous me reprenez sur des choses, vous pouvez m’arrêter quand vous le voulez.

non, non, allez-y, je vous laisse faire, j’ai simplement deux ou trois points essentiels, mais comme ça c’est très bien pour moi

Comme ça c’est bien ? Donc, en 94 je soutiens ma thèse et il se passe un problème assez crucial, c’est qu’il faut arriver à être recruté quelque part comme enseignant, et ce n’est pas très facile. Donc, le problème, le deuxième problème c’est que ça m’embêtait un peu –c’est peut-être là aussi un détail mais…– ça me paraissait difficile de continuer à être instit en ayant un doctorat, ce qui était… –à y réfléchir en arrière je trouve ça idiot– puisque je connais des tas de gens qui le font, et qui s’y adaptent bien. Moi, je trouvais ça… j’en faisais un problème, je me disais « je ne pourrais pas avoir passé tant d’années d’étude, et me retrouver encore … » ça me faisait en quelque sorte boucler, c’est comme si ça me faisait nier tout mon enseignement et tout le cursus que j’avais fait. Je me suis dit « je vais essayer de… » Comme j’ai l’esprit lent à la détente, je suis resté un an, ou bien six mois pour arriver espérer être recruté quelque part, et pour des raisons également familiales, on s’est établi dans le Nord de la France et j’ai pu donc, pendant ces six mois un an, être invité dans un quasi post doctorat à l’université de Liège. Demi année pendant laquelle j’étais non financé également par… j’étais financé par mes économies, qui commençaient à baisser sérieusement, mais l’avantage c’était que ça m’a permis de prendre, là aussi, plus de recul par rapport à ce que je comptais faire après. J’ai pu écrire pas mal de choses pendant ce temps là, puisque j’avais une temps totalement libre. Et je pense que ça a été assez déterminant, aussi, cette espèce d’oisiveté matérielle mais pas intellectuelle, ça m’a laissé pas mal de... Je pense que ça m’a été profitable, j’ai pu vraiment réfléchir à ce que je voulais faire. Donc, je passe les concours de recrutement et je suis brillamment reçu deuxième dans quelques endroits, mais pas premier : donc, échec, quand même, on peut le dire. Mais bon, sachant ce que c’est, je me dis « je vais repiquer l’année d’après » L’année d’après, j’arrive à avoir un poste d’ATER à mi temps ici, que je prends, bien évidemment, et je… Alors, ce qu’il y a de rigolo –et qui, là aussi, est peut-être important– c’est que, en tout début d’année –j’étais encore instit titulaire en fait– je n’avais pas encore le poste d’ATER, puisque le poste d’ATER est arrivé en octobre. Ce qui est rigolo, c’est que j’ai fait un mois instit je suis en quelque sorte retombé dans l’ornière, entre guillemets, –n’y voyez pas un terme défavorable– Mais pour moi, ça l’était un peu, parce que… –comme je vous l’ai dit tout à l’heure– j’avais fait un peu le pari de rompre avec cet enseignement du premier degré et ça me retombait dessus, en quelque sorte. Donc, je l’ai pris très basse tension et très basse charge cognitive, ça s’est bien passé, pendant un mois. J’ai su assez rapidement que j’avais ce poste d’ATER, donc ça s’est encore mieux passé, puisque je savais que je n’allais faire qu’un mois, et… Donc, en quelque sorte, j’ai rechuté pendant un mois –comme on dit quand on est…. Pendant un mois, je me suis retrouvé dans une classe de CM2 et ça s’est très bien passé, parce que, quand même, j’ai su rapidement que c’était…

temporaire ?

oui, temporaire. Donc, en octobre, je récupère ce poste d’ATER à mi temps, ce qui me permet de remonter mon dossier. Donc là, je suis intégré à l’équipe de recherche d’ici, à laquelle j’appartenais bien sûr quand j’étais en thèse. Je refait… je continue à faire mon dossier, en étant enseignant chercheur : deuxième échec à la fin de l’année, remontage de dossier, re poste d’ATER et enfin l’année suivante je réussi à avoir un poste à l’IUFM de <>. Et donc là… rupture définitive avec le milieu… du premier degré…. puisque, apparemment, c’est là dessus que vous travaillez

oui, c’est bien là l’objet central

Et… donc, voilà. J’ai de temps en temps des liens, parce qu’il me manque encore des papiers me demandant de prouver que je suis bien recruté, tout ça, j’ai encore quelque petits liens avec l’inspection académique mais de plus en plus rares. Et donc voilà, en gros…

–tout à l’heure vous disiez que vous abordiez des points très matériels– mais justement, très concrètement, quels différents statuts vous avez eu : vous avez parlé de mi temps, est-ce que vous avez été détaché…

Quand j’étais instit ?

oui

Quand j’étais instit, je demandais des mi temps et je le justifiais comme quoi je faisais des études, que je faisais une thèse. Et j’étais… –oui, je ne vous l’ai pas dit– j’ai été également… –oui, ça c’était tout bêtement… c’est accordé à n’importe qui, qui en fait la demande à l’inspection académique–

oui, c’est quasi automatique

ils ne m’ont jamais demandé… ils ne m’ont jamais embêté là dessus. Et –comme je vous l’ai dit– je l’ai obtenu deux ans. J’ai pris deux ans, parce qu’il fallait bien manger le reste du temps, donc… Mais j’arrivais bien à vivre ça, d’autant plus que j’avais deux quart de temps, ce qui, au niveau engagement dans le travail, ne me demandait pas énormément de charge de travail, donc j’arrivais bien à bosser. Et j’étais, parallèlement à ça, chargé de cours ici, hein. Ce qui, au niveau matériel, ne rajoute rien au niveau financier, puisque c’est payé à l’heure : j’avais, je crois à l’époque, cinquante heures dans l’année. Mais c’est là aussi… –j’ai oublié de vous dire, c’est vrai que c’est un élément important qui m’a fait…– dès 90, en fait, j’ai pu mettre le pied à l’étrier puisque… –là aussi, c’est un pur hasard, ça arrive, hein– l’enseignant qui travaillait dans mon domaine ici, en nouvelles technologies, est parti comme directeur adjoint d’IUFM et a donc libéré ses cours ici. J’en ai pris une partie, dès 90, j’étais en première année de thèse et j’ai attaqué les cours ici. Et c’est vrai que ça a été un élément important aussi, dès le début j’ai bosser, ça a du sans doute…

vous vous êtes affilié dès le début de la thèse

Dès le début de la thèse, j’ai donné des petits cours. Ce n’était pas grand chose, c’était deux heures par semaine sur l’année, mais j’ai pu commencé, comme on dit, à… –là aussi, c’est très matériel mais…– j’ai pu commencer à construire un CV et à…

Et donc, en termes de statut, quand vous étiez ATER, vous étiez détaché ?

Ah oui, pardon, je n’ai pas répondu ! J’étais détaché, c’était un détachement temporaire à demander chaque année.

Je que j’essaye de travailler, c’est les moments de déclic et vous avez commencé à en parler… Si je reprends, vous avez découvert la formation d’adultes, en formation BAFA

oui, ça c’est le premier déclic !

Le deuxième déclic, c’est… vous m’avez parlé d’un poste de pion, mais…

non, ce n’est pas un déclic, ça. C’était pendant l’armée, j’ai été affecté… je m’occupais des gamins sixième – troisième en internat, c’était un peu une colo, en fait, je m’occupais des problèmes bassement matériels d’internat et j’enseignais pas là-dedans.

oui, mais ça a résulté d’un choix ou c’est un hasard ?

C’était un choix, mais avec un hasard et une large surprise –c’est toujours pareil– C'est-à-dire que je l’ai demandé, mais j’aurais très bien pu… j’ai des copains instits à la sortie de l’Ecole normale qui avaient demandé la même chose que moi qui ne l’ont pas eu. C’est encore un hasard – je n’étais même pas pistonné sur ce truc là– c’est un hasard qui me l’a fait obtenir : ils demandaient des gens et… ils recrutaient un certain nombre d’instits à la sortie de l’Ecole normale –vous savez qu’on avait des reports…

des sursis ?

oui, voilà des sursis, je cherchais le mot. On était, je pense, un public… enfin, ils aimaient avoir des enseignants pour… oui, ils nous avaient pour pas cher. Mais ce n’était pas du tout un déclic dans ce sens que j’ai ce truc là parce que –vous voyez un peu le problème– c’est que j’étais obligé de le faire, j’avais un an à passer. Mais l’intérêt quand même, c’est que ça me laissait… j’étais sur Grenoble –j’insiste là dessus– c’était à M. c’était tout près de la fac. Ce qui fait que j’étais très souvent à la fac et j’ai passé énormément de temps à la fac et… Ils n’étaient quand même pas pénibles pour des militaires, il y en a des plus pénibles que ça. Ils me laissaient quand même assez de latitude pour passer des examens, pour réviser etc. On avait quand même une paix assez royale de ce côté là. C’est vrai que ça a été un milieu assez favorable pour commencer. Peut-être que si je n’avais pas eu ça et que j’avais démarré directement en tant qu’instit, ça m’aurait noyé et je n’aurais peut-être pas eu le temps de prendre goût à ces études, que j’ai commencé tout de suite après l’Ecole normale.

oui, c’est ce que j’avais noté : c’était pas tellement le travail mais la latitude que ça laissait

oui, la latitude intellectuelle, puis que, comme vous devez sans doute le savoir, à l’armée le niveau intellectuel, c’est pas forcément très favorable… Et puis j’avais un copain qui lui aussi est devenu maître de conf’, un peu avant moi d’ailleurs… Et c’est vrai qu’on était en parallèle, on était ensemble pion, on a fait nos études ensemble, on a fait notre thèse ensemble également. Et c’est vrai qu’on bossait ensemble, en tant que pion, on bossait les sujets d’examen…

c’est quelque chose qui est assez peu courant : commencer les sciences de l’Education tout de suite après la formation initiale

Comme je vous le disais, la plupart des gens… je croise encore dans les couloirs, de temps en temps, parce que c’est vrai que les instits… reviennent parfois…

à trente cinq, quarante ans, pour prendre un peu de recul

oui, voilà, à peut près à l’âge que j’ai là. Ils reviennent et ils sont surpris quand on se retrouve et qu’ils demandent ce que je deviens… et que je leur dis ben, je suis… je suis ça. Effectivement, en gros, c’est plus ou moins leur objectif caché, sauf qu’ils sont au début du cursus, ils sont souvent assez surpris de voir que j’ai passé tout ce temps là à bosser ! D’un autre côté, j’ai travaillé… c’est vrai que quand on a des charges de famille… j’en ai croisé un récemment qui a fait l’option gamins, etc. c’est vrai que moi, le gamin on l’a fait plus tard. Après, c’est vrai que l’histoire… Le fait de privilégier à un moment la famille, fait que ça bouffe du temps et après pour les études, c’est plus dur. Donc, on reporte les études. Moi j’ai fait le choix, ce n’est peut-être pas…

vous avez été embarqué dans quelque chose qui

J’ai été embarqué dans un truc intellectuel, avant d’être embarqué dans un truc familial, ce qui fait que j’ai fait ce choix là, que je regrette pas du tout à l’heure actuelle. Alors que les gens font un choix inverse, une majorité du moins.

quand on dit choix…

c’est parfois des hasards

c’est d’ailleurs le cœur de mon questionnement, il me semble que les fils qui commencent à venir, c’est ce qui s’articule entre les causes, les raisons. Finalement, quand on essaye de s’expliquer sa trajectoire, son itinéraire qui fait que l’on a quitté le métier que l’on avait choisi (avec des guillemets partout) il y a des choses qui sont présentées comme des explications. Mais est-ce des causes extérieures, est-ce des choix explicites ? c’est un peu ça que j’essaye de comprendre. Une chose qui me paraît importante, c’est le déclic, c'est-à-dire à quel moment vous avez pris conscience que vous ne seriez pas instit, ou que vous étiez engagé dans une évolution irréversible ?

Assez tôt, mais dans ces cas là on ne le planifie pas. C'est-à-dire qu’assez tôt –et quand je dis assez tôt, c’était… dès que j’ai commencé en fait– en 88 quand j’étais en fin de maîtrise, je me suis dit : « je vais continuer, je vais faire un DEA, je vais faire une thèse » pour essayer de briguer des postes d’enseignant chercheur, mais à l’époque, ça restait totalement idéaliste, c'est-à-dire un truc… « j’aimerais bien le faire » je vise peut-être comme but ultime à long terme, mais quand on est à ce niveau là, on ne peut pas… c’est pas…

on ne peut pas anticiper

à cette époque, je n’anticipais pas certains trucs, mais je me disais : « je me verrais bien, en tant que » Mais c’est devenu quelque chose de tangible au moment où j’ai été qualifié, au moment où… vous savez après on passe… on fait tous les dossiers, etc. on fait les publications qu’il faut pour etc.

ça devient matériel

ça devient plus matériel !

ça se matérialise

et puis, comme je vous l’ai dit, avec ces deux échecs –relativement répétés quand même, qui sont, je pense, normaux : je ne suis pas spécialement plus mauvais que les autres, ce n’est pas facile d’intégrer ce genre de poste– ça m’a d’un côté fait comprendre que ce n’était pas si facile que ça et d’un autre côté, je me suis dit si je ne l’ai cette année là, l’année prochaine… Mais ce déclic de l’enseignant chercheur, je pense qu’il est advenu énormément plus tard, et en aucun cas ce n’était une certitude. Ca ne peut pas être une certitude : vu le contexte, ça n’a jamais été une certitude avant d’avoir le poste. J’aurais très pu encore raté et j’ai des copains qui ont raté et qui ratent encore malheureusement pour eux.

C’est vrai que les recrutements dans le supérieur, c’est…

Je suis privilégié, je me considère vraiment comme un privilégié d’avoir réussi, ça, à un moment donné Et là aussi c’est presque un hasard, je ne dis pas… La compétence des gens c’est une chose, mais à ce niveau là il faut être plus que compétent, il faut… vous voyez ce que je veux dire. Je ne pense pas que ce soit la volonté… que ma volonté seule ait suffit à faire que je sois sorti de ce boulot d’instit. J’ai des tas de copains qui sont retournés avec des échecs, des échecs répétés.

Donc, si j’essaye de reformuler, vous me parliez d’un objectif qui n’était pas simple à atteindre mais qui était très motivant. Et par rapport à votre inscription dans le métier d’instit ? puisque vous aviez passé un concours, vous étiez motivé, vous aviez des expériences antérieures… il y a eu une affiliation qui s’est faite et qui s’est défaite quand vous avez choisi une autre orientation

Vous voulez dire pendant que j’étais instit ?

oui, est-ce qu’il y a eu des choses qui vous ont fait partir ? des choses qui vous retenaient ?

Je pense que ça s’est fait progressivement, en fait. C’est un boulot que j’aimais bien, j’aimais bien être instit. Il y avait des côtés agréables et des côtés moins agréables, mais comme dans tous les boulots. C’était pas spécialement désagréable de l’être. Comme je vous l’ai dit, en plus j’ai replongé, donc, un mois, et ça s’est bien passé (pourtant je n’avais pas enseigné depuis deux ans, j’avais… J’avais un bon contact avec les gamins, ça se passait de manière satisfaisante. Les parents ont même écrit une lettre à l’inspection académique en disant que ce n’était pas normal que je parte. Enfin, bref ! des indices qui font que a priori j’étais bien intégré dans l’école et que ça se passait bien. Donc, je pense pas que je l’ai vécu comme une rupture du style… comme la chenille qui devient papillon… et que j’ai rejeté totalement mon ancien… mon passé : ça m’arrive fréquemment de dire, bon j’ai été instit, quand j’étais instit etc. etc. Donc, je ne pense pas que je l’ai vécu comme une rupture : c’était quelque chose de plus… continu. Et… pour réponde quand même plus précisément à votre question, il y a quand même quelques éléments qui font que… je cherchais une position plus confortable… C’est vrai que dans le boulot d’instit, les relations que l’on peut avoir avec certains inspecteurs départementaux sont pas toujours bonnes –et j’en ai eu d’assez mauvaises avec certains– Je ne vous résume pas, mais c’est vrai qu’en gros parfois les gens arrivent mal à comprendre qu’on puisse continuer à faire des études… Le principal grief c’était ça, en fait. C’était : « qu’est-ce que vous vous occupez d’enseigner à la fac (puisque j’étais chargé de cours) et de faire une thèse ? Votre boulot c’est pas ça ! Votre boulot c’est d’être instit, donc nous embêtez pas avec votre fac » j’ai eu des remarques de ce type là. Bref, des remarques assez désagréables qui m’ont fait dire, bon…

il faut choisir

il faut choisir, et puis d’un autre côté, je serais bien content de quitter ça parce qu’on me met la bride sur le cou. Et ce n’est pas des situations très saines de s’entendre dire… C’est comme si on disait à une femme enceinte « votre boulot, c’est pas de faire des gamins, c’est de… » Ca me paraissait à peut près du même niveau : pourquoi un enseignant ne chercherait pas, si ça lui plait, à faire des heures en dehors. En plus, ce n’était pas des heures pendant, c’était des heures en dehors, donc je ne voyais pas en quoi ça embêtait les inspecteurs

je vous coupe encore une fois mais j’ai déjà entendu ça : apparemment les inspecteurs sont très souvent déstabilisés par les instituteurs qui reprennent des études

ça c’est possible ! Mais moi, je ne pensais pas déstabilisé quoi que ce soit, je n’étais pas un garnement, je n’ai jamais embêté qui que ce soit dans aucune réunion pédagogique. Peut-être qu’ils voyaient en moi quelqu’un de plus instruit qu’eux ou quelqu’un qui cherchait à faire des études plus haut qu’eux, c’est possible. Mais je ne pense pas avoir jamais montré quoi que ce soit de désagréable dans ce domaine là.

et remis en cause…

ou remis en cause quoi que ce soit dans ce truc là. Au contraire, j’étais un enseignant… enfin, je faisais mon boulot, j’étais tout à fait… je pense que j’étais tout à fait dans le rang

et avec vos collègues, c’est quelque chose que vous avez abordé ?

oui, de temps en temps, ils voyaient passer… je n’étais pas le seul d’ailleurs, on était plusieurs. Quand j’étais dans l’Isère, à V., on était quand même un public jeune… Et je n’ai pas parlé de ça, mais c’est vrai que le fait d’être un homme de moins de trente balais à l’époque, on était quand même… et les mobilités professionnelles jouant… c’est vrai qu’on était quand même un certain nombre à mener des études ça et là –que ce soit en Sciences de l’Education, en communication ou ailleurs– donc, j’étais pas un cas isolé, quand même. J’avais pas mal de collègues jeunes qui étaient dans ce schéma là. Non, ça se passait bien.

donc, c’était perçu…

c’était perçu… comme quasi normal, puisqu’on était un certain nombre à le faire. C’était assez courant d’avoir des gens qui allaient soit sur Lyon soit sur Grenoble pour suivre des études à la fac : c’était pas un truc… j’étais pas considéré comme un cas rare. Peut-être un peu plus par la suite, après, quand j’étais en thèse. Mais, bon, comme j’étais à mi temps, je faisais mon truc dans mon coin –comme je vous l’ai dit j’étais remplaçant à quart de temps– j’avais donc relativement… j’avais donc une journée par semaine de contact avec les collègues, ça se passait bien je trouve. Je revoie encore certains d’entre eux, ça se passait bien, mais… je ne les embêtais pas plus que ça avec ça : je leur disais « voilà, j’en suis là »

pour les études, et le fait d’envisager de partir, vous n’avez pas eu…

non, parce que ça ne c’était jamais fait auparavant… Quand j’étais en thèse… –encore une fois, comme je vous l’ai dit tout à l’heure– je visais effectivement de, plus tard, participer aux concours de recrutement. Mais être recruté, c’était autre chose. Je savais que c’était difficile, je ne disais jamais « quand je serai maître de conférence ». C’était un objectif lointain, mais c’était pas du tout une certitude, donc je ne l’annonçais pas du tout, en fait.

vos collègues instituteurs vous percevaient comme quelqu’un qui faisait des études, mais pas comme quelqu’un qui pouvait partir. Et on ne vous l’a pas suggéré, on ne vous l’a pas demandé ?

je ne peux pas vous dire mais cela dit, j’étais dans des postes temporaires, aussi. Je pense qu’ils me voyaient plutôt comme quelqu’un qui pouvait partir du poste, mais… non, je ne pense pas que j’étais vu… je pense que j’ai commencé à être vu dans cette position là, quand j’ai dit : bon, je me barre –quand j’avais soutenu ma thèse– je me barre dans le Nord de la France, pour changer d’air. Effectivement, ils ont du se dire, bon celui là, il veut couper. Je pense que là, effectivement, ça a été la rupture. Mais avant cette rupture là…

Vous n’avez pas suscité des réactions

non, a priori je ne pense pas, je n’en parlais pas tous les jours. En plus, j’en utilisaient certains pour ma thèse –un peu comme vous le faites là en ce moment (rire)– donc, ils étaient un peu au courant de ce que je faisais et de ma problématique de travail. Mais ça restait… masqué tout ça.

donc des grains de sable avec la hiérarchie, mais avec les collègues, pas tellement de réactions, quoi ? Et sur le fait que quelqu’un puisse partir… Pour tout vous dire, je vous pose la question parce que j’ai rencontré des gens qui ont suscité des réactions

négatives, ça doit être négatif

non, pas forcément ! des gens disent « finalement, tu as bien raison de partir » ou contraire…

non ! on a eu des trucs. Oui, effectivement, certains m’ont dit c’est bien que tu puisse le faire si tu peux. Mais… d’autres gens qui disaient… ce que tu as fait, c’est bien, mais plutôt dans le genre de la félicitation, disant « on est fier de toi, tu as fait une thèse » c’était réduit à la soutenance de thèse. Mais c’était pas… je ne pense pas que c’était perçu, à l’époque du moins, comme quelqu’un qui franchissait la barrière, qui allait ailleurs. Parce que ça, je n’en parlais, pas explicitement.

donc, vous étiez l’étudiant, quoi

en gros, oui, voilà c’est ça. J’étais l’étudiant, mais encore une fois je n’étais pas le seul, le gars qui me remplaçait était aussi… Les quarts de poste, en plus, c’est l’exemple typique de postes qui sont pour ces gens là

visés par des gens qui ne veulent pas s’impliquer

voilà ! Et le gars qui avait juste avant moi, mon prédécesseur de deux ou trois ans, c’était exactement comme moi. Il était en histoire, lui, et qui faisait sa thèse à mi temps aussi. Tout ça pour dire que je n’étais pas un cas rare… que ces gens là, enfin mes collègues instits avaient déjà vu des gens comme, ça se passait assez bien. Ils savaient que je n’étais pas accro dans la… pratique et que je prenais ça beaucoup moins à cœur. Mais bon, je faisais mon boulot, je venais aux réunions quand il le fallait. Je pense que j’étais intégré. En revanche, –vous parlez de ça, ça me fait repenser au fait que– ça a pu basculer… Les seules fois où ça s’est mal passé avec des collègues, c’est quand j’étais en thèse –et ils le savaient, ces gens là le savaient–dans une école plutôt expérimentale de Grenoble, où là, il y avait des gens qui étaient… pas vraiment chercheurs mais militants, vous voyez. Et en revanche, là, ça c’est très mal passé, ils m’ont renvoyé des images négatives de moi. Parce que, d’une part, j’étais… je savais des choses en pédagogie, en didactique et tout ce que vous voulez, et ils le savaient, mais ils voyaient aussi que je m’impliquais pas. Et ça, ils ne le comprenaient pas.

une image qu’ils refusaient, par rapport à la militance pédagogique

Voilà ! Ils voyaient que je n’étais pas militant, je les envoyais balader quand ils me demandaient… parce que c’était des écoles où il y avait d’énormes contraintes de réunions

c’était à Villeneuve ? je ne suis pas de Grenoble mais…

je ne l’ai pas dit ! Je n’ai pas nommé l’école ! Et donc –comment vous dire ?– ils voyaient sans doute en moi quelqu’un qui était plus ou moins avancé dans ces réflexions là, mais quelqu’un qui… ne voulait pas collaborer amplement, qui ne voulait pas entrer dans leur système. J’ai dit niet plusieurs fois à différentes propositions qui ne me semblaient pas du tout acceptables en termes de délai de réunion, de réunions le soir etc. et implication dans des choses. Mais j’avais une excuse, j’étais remplaçant, j’avais pas demandé à venir dans l’école. Mais ça s’est quand même mal passé, parce que ces gens là m’ont envoyé des réflexions du style… « tu fais de la recherche et tu ne veux pas te mettre avec nous, t’es pas des nôtres » enfin, des trucs comme ça. C’est peut être la seule fois où ça s’est mal passé, dans cette école là.

un rapport trop instrumental à la profession

non, non, parce que c’était excessif !

j’essaye de retraduire ce qui vous était reproché

et puis un peu de jalousie, peut être aussi. Parce que c’était des gens qui se disaient chercheurs. Moi, je ne me suis jamais dit chercheur quand j’étais instit, eux le disaient, ça m’avait choqué d’ailleurs. Ils étaient en cheville avec l’INRP à l’époque, ils avaient des heures de décharge, bon, ils étaient embringués dans un rapport plus que militant avec leur travail –que je ne critique pas, en aucun cas, c’est bien qu’il y ait des gens comme ça– Je critique en revanche leur forcing envers moi : moi, j’étais remplaçant, je ne voulais pas du tout m’impliquer dans un remplacement qui avait duré un mois, un mois et demi. Et ça, ils ne l’ont pas compris : ils croyaient que j’allais m’intégrer, que j’allais bosser avec eux, que j’allais bosser comme un fou et j’ai dit niet, tout de suite.

le côté instituteur militant, un certain mythe fondateur de… un certain rapport au métier

voilà ! je n’avais pas du tout le même rapport qu’eux au métier. Et ils pensaient peut-être que j’aurais du l’avoir, étant donné mon passé. D’autant plus, que dans l’école, il y avait quelqu’un qui faisait ses études de… je pense qu’elle avait dû les informer que j’étais avec elle, mais que je voulais rien entendre. Ce n’était pas très sain comme… atmosphère de ce côté là. Bon, ça m’a laissé un goût amer, parce que je me suis dit, qu’est-ce qu’ils me veulent, ces gens là ? Moi, j’aurais été dans leur cas, j’aurais à leur place, j’aurais très bien compris que… un mois de remplacement… C’était différent que d’arriver dans une école, sur un an, en étant titulaire…

oui, c’est difficile de refuser sur une année

oui, mais sur un mois, ils auraient pu me laisser la paix. C’est peut-être la seule fois où mon image de… d’étudiant m’a fait regretté en quelque sorte de l’être. Parce que s’ils ne l’avaient pas su, je pense que j’aurais été tranquille.

Il y a une question que j’ai déjà posée mais j’ai l’impression que vous n’avez pas répondu : est-ce que vous avez senti dès le départ que vous alliez faire autre chose. Certains me disent que pendant la formation initiale ils avaient déjà l’envie de partir et d’autres au contraire me disent que ce sont les circonstances… Est-ce c’est votre inscription à l’université qui vous a entraîné vers autre chose ou est-ce que vous avez senti tout de suite que vous ne seriez pas 37 ans et demi dans la profession ?

Je l’ai senti. Mais –encore une fois– je distingue bien les souhaits et… En termes de souhaits, je l’ai senti pratiquement dès l’Ecole normale, je l’ai senti ça. Mais un peu comme quand le gamin, à cinq ans, il dit « je veux faire le pompier », c’est un peu ça, sauf que c’est à l’inverse. Je me suis dit dès l’Ecole normale « ce boulot là est sympa, ça me plaît, ça laisse de la disponibilité, mais… je ne voudrais pas le faire toute ma vie » Mais j’allais dire… je pense que c’est tout à fait naturel et j’étais pas le seul : il y avait plein de monde à l’Ecole normale de mon l’époque –comme je vous l’ai dit encore– il y en a énormément qui ont fait des études en dehors et qui sont partis. Quand j’essaye de revoir des anciens copains , il y en a plein qui sont partis… il y en a plein qui sont partis et qui sont revenus, il y en a plein qui ont pris des années de dispo pour aller à l’étranger, pour bosser dans le commerce, pour faire des tas de trucs, énormément ! dans mes années. Je ne sais pas si c’est lié au climat des années quatre-vingt…

oui, le milieu des années quatre-vingt

énormément de gens sont partis pour faire autre chose. Moi, en quelque sorte, c’est la même chose : je suis parti dans les études et… la seule chose c’est que ça m’a servi à en sortir. Mais je pense que c’est fortuit… encore une fois, je voulais sortir, mais je pense qu’un vouloir seul ne suffit pas, après si…

il faut un concours de circonstances

c’est difficile. Peut être que je vous paraît Paco Rabanne en disant « c’est le hasard » je ne sais pas comment c’est ressenti… Ce que je me dis, c’est que ça ne suffit pas de vouloir. Le gamin de cinq ans qui dit « je veux être pompier » c’est bien ! il veut être pompier. C’est un peu comme tous les gens… quand vous entendez tous les gens qui sont écrivains à la télé, vous ne voyez que des gens qui voulaient être écrivain à cinq ans. Mais après tout, il doit y avoir…

des contre exemples ?

oui, encore plus de gens qui font leur boulot, qui avaient dit à cinq ans… qui ne sont pas devenus écrivains et qui font autre chose, qui grenouillent dans leur coin et qui ne seront jamais publiés. Donc, comme je ne pense pas que ce soit un bon exemple de dire « j’ai voulu toute ma vie être écrivain et je suis écrivain », je ne pense pas que ce soit un bon exemple de dire « j’ai voulu toute ma vie être enseignant dans le supérieur et je suis enseignant dans le supérieur ».

en termes d’explication…

en termes d’explication, c’est… tout à fait insuffisant. Donc, effectivement, dès le début je voulais faire autre chose, mais ça c’est présenté comme ça… les Sciences de l’Education m’ont bien plu… Et en plus –un truc tout bête– par défaut, j’ai pris ça par défaut. Imaginez, quand on sort avec un DEUG… à l’époque on avait un DEUG enseignement du premier degré –si vous connaissez un peu l’histoire–

c’était l’époque de la formation professionnelle initiale en trois ans et du DEUG spécifique.

ça ne permettait de faire qu’une seule chose au niveau licence, c’est ça. C'est-à-dire que si on voulait faire autre chose, il fallait repartir au niveau DEUG. Et j’aurais très bien pu le faire, après tout, si ça m’avait plu. J’ai un copain d’ailleurs qui a fait ça, qui a refait des études de DEUG de bio et qui maintenant est maître de conf’ en bio à côté. Il parti de plus bas. Donc… c’est par hasard que j’ai fait ça, c’est presque par hasard que ça m’a plu, ça aurait très bien pu me déplaire. Ce n’est pas seulement par hasard que je suis devenu ça, mais , je veux dire…, j’aurais très bien pu rater, voilà. Donc, c’est facile à dire a posteriori « oui, c’est ce que j’ai toujours voulu faire et je suis content de l’être ». Je peux vous le dire, mais c’est notoirement insuffisant et avec seulement ma bonne volonté, je n’aurais pas pu le faire.

Si vous voulez, le sens de ma question, c’est plutôt essayer d’expliciter des configurations. Parce qu’il me semble que certains ont été affilié très fortement au métier et ils ont eu un déclic plus tard qui a fait qu’ils sont partis, et puis il y a des gens qui me disent « à l’Ecole normale, j’ai fait un stage de trois, c’est bien mais il va falloir que je change »

Non, ça me plaisait. Mais… –on parlait des militants de la pédagogie tout à l’heure– je pense que, en revanche là, le fait de ne pas avoir été un militant actif à l’époque, je pense que ça m’a aidé à m’en sortir. La plupart des profils de militant vraiment forts que je connais –j’en connais un certain nombre– au point de vue universitaire, ils n’ont pas réussi à faire quelque chose. Ils croyaient tellement fort à leur… doctrine –enfin, le mot est trop fort– aux choses en quoi ils croyaient qu’à l’université, ça ne passe pas. C'est-à-dire qu’à l’université, il faut quand même avoir un peu de doute ou de recul et ils n’en n’avaient pas suffisamment. La chance, c’est peut-être que j’ai eu, assez tôt, ce recul par rapport au métier, en disant « c’est bien, je suis instit, ça se passe plutôt bien… » Encore une fois, à aucun moment je ne me suis dit –de ma carrière… les quelques six ou sept ans où j’ai été instit– « c’est la catastrophe, je vais arrêter » Aucun moment je n’ai eu de la déprime ou quoi que ce soit, alors que il y en a qui ont ça –malheureusement–. Donc, à aucun moment je n’ai eu ça, j’étais toujours été satisfait des élèves, des classes que j’ai eu. J’ai moins été satisfait des rapports que j’ai eu avec la hiérarchie, mais je ne dois pas être le seul… Je n’ai pas toujours été satisfait des rapports avec les parents, mais dans l’ensemble ça s’est plutôt bien passé. Donc, je ne retire pas de… ce n’est pas de mon métier… de mon métier précédent que je retire la force d’être parti. Je pense que c’est plutôt une continuité, en disant : j’ai fait ça, j’ai pu faire autre chose. Mais je n’ai jamais rejeté le fait de… ce n’est pas.. je n’ai pas tellement considéré ça comme une rupture.

et par rapport à votre recrutement comme instituteur, c'est-à-dire le choix de l’Ecole normale… vous avez commencé à m’en parler

oui, au tout début

parce qu’il y a un lien : la posture professionnelle qu’on a, c’est aussi quelle trajectoire on a eu à l’entrée

Vous savez, j’avais vingt balais, j’avais vingt ans. Est-ce qu’à vingt ans, on est capable de dire c’est ça que je veux faire ? Je crois que c’est, là aussi, un petit concours de circonstances. Comme je vous l’ai dit, les centres de vacances que j’avais fait me plaisaient… J’avais à l’époque des copains et des copines qui avaient passé le concours et qui l’avaient réussi, les années avant moi. Donc, je me suis dit : « pourquoi ne pas tenter ça ». Ca s’est vraiment passé comme ça, et à l’époque je ne savais pas tellement… Je n’avais aucun enseignant dans ma famille : il y a des dynasties d’enseignants, ce n’était pas du tout mon cas. Je n’ai personne dans ma famille proche qui est enseignant. Donc, mes parents ne m’ont vraiment pas poussé. Ils disaient « ça serait bien que tu fasses ça » parce qu’ils voyaient bien que mes études scientifiques ne marchaient pas si bien que ça. Mais en aucun cas, ça n’a été… –comment dire ?– une vocation ou quoi que ce soit. Ca été : « Tiens, oui, il y a ça, ça peut être sympa, ça me donne… » C’est vrai que le fait d’être…

étudiant payé ?

le fait d’être payé, c’était sympa. Le fait de… d’être sûr d’avoir un boulot à vie, enfin le confort de l’Education nationale. C’est vrai que c’était confortable, je ne sais pas si à vingt ans on le perçoit aussi facilement que je vous le dis là, mais… C’est vrai que ça a du compter un peu !

il y a aussi des gens qui me disent…

Mais j’étais jeune, j’avais vingt ans et je ne percevais sans doute pas toutes les implications

mais en revanche, les gens qui me disent « pour moi, c’était une solution de repli », ça ne correspond pas à l’expérience que vous avez vous

Non ! ce n’est pas un repli !

Ce n’était pas « pendant trois ans, je serai payé, ça me permettra de finir mes études »

Non !, non. Par la suite je l’ai regretté mais… Parce que pendant les trois années d’Ecole normale, je n’ai fait que ça : je n’ai pas fait d’études à la fac, puisque je n’ai pris la licence qu’après. Donc, c’était trois années, effectivement pénard : on était payé, on ne faisait… enfin, intellectuellement, ça allait, hein ! c’est pas la mer à boire. Non ! ce n’était pas du repli du tout, je faisais ça en… parce que je pensais que ça allait me plaire. Et puis je ne savais pas vraiment ce qu’était le boulot… parce que je n’avais personne dans la famille. Je trouvais ça sympa de continuer à m’occuper de gamins, puisque j’avais eu déjà ces expériences là. Et je ne pense pas que ça allait plus loin, je ne pense pas qu’à cette époque là je me disais « c’est ma vo… ». Je ne me suis jamais dit « c’est ma vocation »… mais je ne me suis jamais dit non plus « tu vas te barrer dès que tu pourras ». C’était un moyen terme, c’était un truc… « oui, c’est pas mal »

vous vous êtes vu instituteur au moment du recrutement et…

je me suis vu instituteur ! tout à fait ! Et j’étais très content de l’être, et –encore une fois– je n’ai jamais regretté d’avoir été instituteur.

ça commence à s’éclairer

C’est difficile, mais aussi pour moi.

est-ce qu’on oublié des choses importantes dans votre parcours ? Beaucoup de gens me parlent de rencontres décisives.

Le truc du gourou, là. Non ! je ne suis pas très gourou, moi.

ou le mentor, l’universitaire qui

Non ! Il n’y a pas eu de gens qui je n’ai pas eu de gourou. Enfin, c’est volontairement outrancier ce que je vous dis… Effectivement j’ai lu dans –je ne sais pas si vous connaissez– la revue de l’INRP Perspectives documentaires. Il y a chaque fois le truc qui me fait rigoler… Ca me fait rigoler, parce que je trouve ça un peu idiot, le gars qui fait sa… –comment dire ?– qui fait sa trajectoire de carrière… –vous devez le lire ça ?–

oui, bien sûr

Le gars, en fait, il remercie tous les mandarins qu’il a pu croiser. Je trouve ça un peu stupide parce que… Ou alors c’est vrai… Soit c’est une allégeance complètement faux cul et le mec remercie tous ces gars… Mais je pense qu’il y a assez peu de mandarins… s’ils sont mandarins… en général ils sont assez peu branchés sur les… parce qu’on ne peut pas à la fois bosser pour soi et bosser pour les étudiants, je connais un peu ça maintenant. Excusez-moi, je suis très franc mais ça ne sort pas d’ici. Je veux dire par là… j’ai comme l’impression –c’est peut-être une fausse impression– mais j’ai quand même l’impression c’est plutôt un rapport d’allégeance que l’on a envers les mandarins. C’est peut-être un peu les mêmes mécanismes que l’on a quand on est gourou dans une secte, ça doit être à peu près le même genre de choses. Je trouve que ça sonne faux, en ce sens que je ne pense pas qu’aucun mandarin, qu’aucun professeur des universités –si tant est que l’on arrive à entretenir des rapports sains avec lui– soit totalement déterminant pour une carrière. Ou alors c’est de la fascination, ou alors –encore une fois– on rentre dans une mécanique malsaine plutôt d’allégeance et de rapport inférieur-supérieur Et ça, j’ai toujours évité de rester neutre par rapport à ça. Il y a des gens, effectivement, avec qui j’ai discuté mais il n’y a personne qui m’a marqué au point de dire… ce gars, c’est un dieu, tout ce qu’il fait c’est génial

beaucoup de gens m’ont dit « quelqu’un m’a poussé à faire, ce que je n’osais pas m’autoriser à faire »

Non, je ne pense pas.

un responsable d’association qui vous incite à… un universitaire qui vous confie

non, la personne qui m’a confié ce cours là, elle partait. ça l’arrangeait bien que quelqu’un la remplace. Il se trouve que c’était moi –et je l’ai souvent remerciée– donc, ça s’est réglé comme ça, si vous voulez, mais –encore une fois– c’est pas pour autant que j’avais un sentiment d’allégeance par rapport à cette personne.

vous n’avez pas eu l’impression que c’était un déclic ?

C’était un déclic ! Je vous en ai parlé Mais… –comment dire ?– c’était sympa de sa part de me voir comme quelqu’un de suffisamment… responsable et compétent et tout ce que vous vous voudrez pour la remplacer et je l’en ai remerciée. Mais ça n’allait pas jusqu’à m’en faire devenir… son subordonné. Vous voyez ce que je veux dire ? Dans ces parcours encore un fois je trouve ça un peu bizarre parce qu’on… voit toutes ces grandes figures qui défilent. Tous les grands pontes de l’éducation y sont en général dans ces trucs là… et ça fait mandarinat ! Je trouve ça bizarre. Je suis désolé, ces mecs –je suppose qu’ils doivent…– il y en a sans doute qui sont très bien, mais il y en a sans doute qui ne s’occupe pas du tout de leurs étudiants. Il doit y en avoir un pourcentage assez important, et c’est normal, hein. C’est des gens qui sont humains, il n’y a pas de raison que ce soit des dieux simplement parce qu’ils ont écrit des bouquins et de articles Ce que je veux dire –j’essaye de continuer là-dessus– ils ont sans doute une morale intellectuelle importante, est-ce que pour autant ça en fait forcément des mentors à suivre etc., c’est encore un autre problème. Et je crois que… enfin, j’ai plus eu… enfin mes lectures et mon… à la limite, je suis devenu ce que je suis beaucoup plus par les lectures que j’ai pu faire et par rapport au travail que j’ai pu fournir, que par rapport aux gens que j’ai rencontré. Et j’ai rencontré des gens très bien –je ne suis pas entrain de dégoupiller les copains en disant que c’est tous des nuls, etc.– ce que je veux dire c’est que je n’ai jamais eu de rapports extrêmement subordonnés à eux. Et aucun n’a été mon gourou ! voilà

sur le thème des rencontres, il y a aussi l’inverse : des gens ont rencontré un inspecteur qui les méprise par exemple et qui réagissent… Vous, vous avez réagi immédiatement sur le mandarinat mais c’est un thème

Vous avez raison ! J’ai réagi là-dessus, parce que c’est… j’ai pensé à la revue. Mais, encore une fois, c’est… Non, de ce côté-là je n’ai pas eu –dans un cas comme dans l’autre– personne ne m’a écrasé, bon, il y a eu cette vétille que je vous ai racontée, mais c’était des détails, ce n’était pas… Personne ne m’a jamais empêché de faire mes études, personne ne m’a jamais empêché de… Dans l’Education nationale, les gens sont corrects, donc ce n’est pas… Personne ne m’a humilié ou quoi que ce soit, il n’y a pas eu de truc pour lesquels je me suis dis ; il faut que je prenne ma revanche, les salauds, je les aurai ! Il n’y a jamais eu ça, ni dans un sens ni dans l’autre, si vous voulez. J’ai fait mon bonhomme de chemin et…

l’autre rencontre, c’est les collègues finalement, certains ont rencontré des instituteurs proches de la retraite qui leur a fait penser « je ne finirai pas ma carrière…

Non, enfin oui, ce que je peux vous dire, mais c’est… C’était un phénomène de fond. C’est que quand je suis arrivé sur le métier, j’étais remplaçant donc –forcément quand on commence, on est remplaçant– et c’est vrai que j’ai eu à remplacer des gens qui étaient… qui avaient l’âge que j’ai maintenant et qui étaient…