SECTION IV – UN STATUT JURIDIQUE QUI EVITE A LA COLLECTIVITE ORGANISATRICE LES DIFFICULTES DE LA DELEGATION DE SERVICE

§1.-La fin du dogme de la pleine liberté contractuelle de la collectivité délégante

A) La modification substantielle du capital social de l’entreprise délégataire aboutissant à un changement de cocontractant

La Commune de St Gervais les Bains avait consenti de longue date à la Société des Téléphériques du Mont-Blanc (STMMB), la concession des remontées mécaniques de deux domaines skiables situés sur son territoire communal.

Or, courant 1986, 74 % des actions de la S.T.M.M.B. furent cédées à la Société d’Economie Mixte du Jaillet, elle même contrôlée par la commune voisine et concurrente de Megève. Comme l’indique très justement Claude Devès : « Il est bien évident que la Commune de Saint Gervais n’avait pas contracté avec la STMMB pour en arriver à une telle situation » 266 .

Face à ce changement de fait de cocontractant, la Commune de St Gervais les Bains a résilié la convention.

Par jugement du 31 Décembre 1987, le Tribunal Administratif de Grenoble a annulé cette mesure en ce qu’elle avait été prononcée aux torts du concessionnaire.

En appel , la Cour Administrative de Lyon a réformé le jugement au motif que « les règles générales applicables même sans texte aux concessions de service public autorisent l’autorité concédante à prononcer la résiliation d’une telle concession attribuée à une personne morale, lorsqu’elle constate que, par suite de mouvements affectant la répartition du capital social, le concessionnaire ne présente plus les garanties techniques, financières ou de toute autre ordre au vu desquelles la concession avait initialement été attribuée ». 267

Cet arrêt , pris à l’occasion de la vie d’un contrat de délégation d’un service public de remontées mécaniques, innove en reconnaissant un nouveau cas de résiliation dans l’intérêt général , inédit jusqu’à lors, soit la résiliation pour risque de conflit d’intérêts provoqué par le changement de contrôle de la société délégataire résultant d’une modification substantielle de son actionnariat.

En cassation, le Conseil d’Etat admet la résiliation pour motif d’intérêt général du fait du changement intervenu dans la composition du capital du délégataire 268 , mais par contre casse les dispositions de l’arrêt en ce que celles-ci limitaient l’indemnisation du concessionnaire à la valeur des actifs.

Pour la plupart des commentateurs, l’arrêt de la Cour Administrative contenait en lui-même une contraction dans la mesure ou il admettait une résiliation pour motif d’intérêt général, mais qu’il indemnisait par contre l’exploitant évincé aux conditions financières plus défavorables d’une résiliation prononcée à ses torts. C’est pourquoi, au regard de l’indemnisation de ce dernier, la décision de la Haute Assemblée ne fait que rétablir la règle jurisprudentielle antérieurement applicable en la matière pour J.P. Gili 269 .

Dans cette problématique juridique du changement de cocontractant résultant de la modification substantielle de l’actionnariat composant le capital social d’une société délégataire , tant la Cour Administrative de Lyon que le Conseil d’Etat ont considéré que la résiliation du contrat pouvait être fondée sur un motif d’intérêt général consistant en un conflit prévisible d’intérêts économiques, et non sur la notion de faute .

Cette position jurisprudentielle est critiquable dans la mesure où lors de la passation d’un contrat de délégation de service public de remontées mécaniques, il est évident que la collectivité délégante ne va pas confier à son concurrent direct la gestion de son domaine 270  . C’est pourquoi, la notion de faute aurait du être retenue.

Dans la lutte commerciale entre stations, le scénario selon lequel un holding d’exploitation de domaines de sports d’hiver acquiert le capital social d’une entreprise de remontées mécaniques pour en limiter l’extension n’est pas impossible pour faire prévaloir l’intérêt économique du groupe 271  . Ou bien, on peut assister à une situation similaire à celle couramment pratiquée en matière d’urbanisme, où un promoteur obtient un permis de construire qu’il revend ensuite à un constructeur. Dans cette hypothèse, la société délégataire vend ses actions et le coût financier de l’ opération financière se répercutera normalement sur les charges d’exploitation de la délégation pénalisant ainsi éventuellement la collectivité concédante par l’absence d’investissement à moyen ou long terme.

Sur le fond du droit, à l’occasion d’un avis N° 364803 du 8 juin 2000 de sa section des finances portant sur la cession de contrat, le Conseil d’Etat précise que la modification substantielle du capital social d’une entreprise délégataire ne constitue pas une cession de contrat et de ce fait, le changement de cocontractant ne nécessite pas un agrément de la part de la collectivité délégante 272 .

C’est pourquoi, la presse s’est faite l’écho des inquiétudes exprimées par les collectivités ayant délégué la gestion de leur domaine skiable à la Compagnie des Alpes du faite de l’intention de la Caisse des Dépôts de se désengager financièrement du capital social en vendant ses actions.

La crainte des délégants, c’est de voir les nouveaux actionnaires ( notamment des fonds de pensions) être plus attentifs à retirer des dividendes qu’à investir de sorte qu’à la fin de la période contractuelle, la collectivité retrouve des équipements de remontées mécaniques anciens et une station ayant perdu de sa compétitivité 273 .

Selon les dires mêmes à une certaine époque des dirigeants de la Compagnie des Alpes, leur société n’était pas une entreprise privée comme les autres du fait de la participation majoritaire de la Caisse des Dépôts et Consignations au capital 274 .

Ainsi, pour les élus locaux, il s’agissait certes d’une entreprise privée mais avec un esprit de société d’économie mixte étatique de développement local.

La volonté de la C.D.C. de se retirer pour tout ou partie de la C.D.A. n’est pas sans conséquence pour les collectivités délégantes comme l’ont parfaitement compris certains élus locaux qui ont saisi de ce problème , au travers de l’association nationale des Maires des Stations de Montagne, le Ministre de l’Economie et des Finances.

La réponse ministérielle en date du 30 Juin 2003 est déconcertante quant à la prise en considération des conséquences pouvant résulter d’une modification significative du capital social d’une entreprise délégataire.

D’abord, elle rappelle que la procédure de délégation de service public n’autorise pas d’ écarter un candidat au seul motif de la composition de son capital social 275 . «  A contrario » cela signifie que favoriser le choix d’une société d’économie mixte au seul motif du contrôle du capital par la collectivité délégante n’est pas non plus justifié juridiquement ; ce qui fragilise encore plus l’intérêt de l’option de la SEM locale par rapport au recours à la régie.

Ensuite , et plus fondamentalement, elle nie l’effet de l’arrivée des fonds de pensions dans le capital de la CDA à la place de la CDD en affirmant que cette modification de l’actionnariat ne saurait être analysée comme une source potentielle de conflit d’intérêts et donc justifier une résiliation du contrat 276 .

Il est vrai que l’Etat est partie prenante dans cette privatisation de la CDA et n’a pas donc intérêt à compromettre cette opération financièrement rentable en introduisant une éventuelle insécurité juridique . Mais ce faisant, la réponse ministérielle détourne totalement la problématique de l’atteinte portée au principe de « l’intuitu personnae » qui constitue pourtant le socle théorique de la délégation de service public.

Or, au delà du respect formel de la rédaction des clauses de délégation de service public, il y a l’esprit avec lequel le délégataire exécute concrètement sa mission au quotidien. Cet élément immatériel est fondamental pour qu’une confiance réelle s’instaure entre le délégant et son délégataire d’où la justification de « l’intuitu personnae » . 277

D’ailleurs, J.M Delarue, commissaire du gouvernement devant le Conseil d’Etat dans l’affaire de Saint Gervais les Bains, avait bien compris cette problématique :

‘« On doit entendre comme motif d’intérêt général toute modification qui, extérieure à l’aptitude de concessionnaire à exécuter le service public qui lui est confié.., est de nature à altérer très substantiellement les données initiales du contrat, par exemple, la confiance nécessaire entre le concédant et le concessionnaire ». 278

Pour pallier l’hypothèse d’une modification substantielle du capital social de sa SEM d’exploitation de son domaine skiable, le Maire de Chamonix a anticipé le risque de changement d’actionnariat de la façon suivante : «  la Commune a pris une participation du même taux dans la société ainsi qu’un troisième actionnaire et surtout, j’ai fait signer un pacte d’actionnaires pour qu’aucun d’entre eux n’ait le droit de monter en puissance sur les deux autres » 279  ; ce que confirme l’analyse faite par la Chambre Régionale des Comptes 280 .

Faire garantir la bonne exécution d’un contrat de droit administratif de délégation de service public par des clauses de droit commercial , apparaît pour le moins paradoxal et traduit une lacune du droit public en la matière.

De plus, toutes les collectivités publiques n’arrivent pas à imposer avec le même succès des clauses de droit commercial à son délégataire. C’est ainsi que la Commune de St Bon Courchevel n’a pas réussi à contractualiser avec l’exploitant de la station de Morion- Courchevel 1650 un droit de préemption sur le rachat des actions de sa société 281  ; et de ce fait le domaine skiable a été racheté par la SEM départementale « S3V ».

Au demeurant, dans le cas d’espèce, il est possible de s’interroger sur la légalité de l’introduction d’une telle clause commerciale dans le cadre d’un cahier des charges de délégation de service public.

Notes
266.

« Conditions dans lesquelles une autorité concédante peut résilier unilatéralement un contrat de concession d’un réseau de remontées mécaniques"  AJDA 1991 p. 570.

267.

CAA Lyon 9 Avril 1991 STMMB/ Commune de St Gervais Req. N° 89. LYO 1122 / 89 LYO 1123.

268.

« que la Cour Administrative d’appel de Lyon a pu légalement juger qu’une telle modification de la composition du capital de la société concessionnaire autorisait le concédant à cause des risques de conflits d’intérêts qu’elle entraînait, à regarder son cocontractant comme ne présentant plus les garanties au vu desquelles la concession lui avait été attribuée et pour ce motif d’intérêt général , à prononcer la résiliation de cette concession » (CE. 31 Juillet 1996 STMMB req. N° 126594) ».

269.

in : « Résiliation unilatérale d’une concession pour un motif d’intérêt général : modification du capital social du concessionnaire et garantie financière », AJDA 1996 p.788 : «  le Conseil d’Etat ne fait donc qu’appliquer sa jurisprudence traditionnelle selon laquelle le cocontractant qui est dépossédé de son contrat pour un motif d’intérêt général doit être indemnisé du préjudice qu’il subit , ce qui implique qu’il soit dédommagé de son manque à gagner, règle qui est d’ailleurs également appliquée en droit international » administrative pour un motif d’intérêt général modification du capital social du concessionnaire et garantie financière » .

270.

à moins qu’elle le fasse sciemment dans une optique de synergie de domaine skiable ce qui est possible dans le cas d’une petite station se trouvant ainsi rattachant à une grande station au travers d’un même gestionnaire rendant plus facile commercialement la jonction des domaines.

271.

Bernard Thiry , ouvrage précité édition Pedone p.14. : «  toutefois, l’examen des divers types de relations financière entre entreprises et pouvoirs publics conduit à s’interroger sur la pertinence du critère de l’investisseur privé en Economie de marché, notamment quant on sait que ce critère peut être abandonné au profit du critère de l’intérêt du groupe dans les groupes d’entreprises privées » .

272.

in « Compagnie des Alpes : la privatisation en question. Un seuil à ne pas franchir » Dauphine Libéré du 24 avril 2003 , en page nationale : «  D’autre part, la notion de tiers auquel le contrat est cédé doit s’entendre d’une personne morale distincte du titulaire initial dudit contrat. Tel n’est pas le cas, en application de l’article 1844-3 du code civil et des articles 5°, 354, 355, 355-1 et 355-2 de la loi susvisée du 24 juillet 1966, relatifs à la notion de prise de contrôle des sociétés, en cas de transformation régulière d’une société en une société d’une autre forme , ou en cas de prorogation ou de toute autre modification statutaire. Tel n’est pas non plus le cas, selon la jurisprudence, lorsqu’il est procédé à un changement de propriétaire des actions composant le capital social, même dans une proportion très largement majoritaire » AJDA 2000 p 758.

273.

« Le danger, dans le cas de ce désengagement annoncé par la Caisse des dépôts et consignations, c’est que les nouveaux investisseurs , animés de la seule volonté de se partager les dividendes, le fassent au détriment des mises de fonds régulières indispensables pour le renouvellement du parc de remontées mécaniques et l’entretien des domaines skiables.

Après plusieurs opérations de ce genre, les communes concernées se retrouveraient avec des équipements obsolètes et des stations ayant perdu leur compétitivité. C’est ce qui s’est passé à Flaine ou la Compagnie des Alpes à du redoubler d’efforts , pendant plusieurs années, pour remettre les remontées mécaniques à niveau et combler le retard creusé par ses prédécesseurs » .

274.

in : « Remontées mécaniques : concentration soutenue », Aménagement et Montagne Mars-Avril 2000 p. 29 « La présence forte de l’opérateur public représente une certaine forme de protection pour la collectivité concédante. La C.D.A. n'est pas une société normale affranchie de toute règle. Notre actionnaire principal joue un rôle de sécurisation de l'ensemble ».

275.

« Ainsi, les dispositions du code général des collectivités territoriales qui régissent les délégations de service n’autorisent certainement pas qu’une candidature puisse être écartée au seul motif de la composition de son capital social… ».

276.

« La seule hypothèse dans laquelle une résiliation motivée par un changement de capital du délégataire a été admise est celle d’une résiliation l’intérêt général pour risque de conflit d’intérêts provoqué par la modification dans le contrôle de la société ( CE,31 juillet 1996, STMMB). Bien entendu, ce précédent est sans rapport avec l’affaire qui vous préoccupe »

277.

(en raison des considérations propres de chacun).

278.

conclusions sur CE. 31 Juillet 1996 STMMB in JCP 1997 N° 22790.

279.

Dauphiné Libéré du 24 Avril 2003  article précité.

280.

C.R.C. Rhône Alpes 14/02/2002 Commune de Chamonix. : « La SEM Chamonix – développement, porteuse des intérêts de la commune, détient 22 % des actions de la Compagnie du Mont-Blanc, à parité avec la Compagnie des Alpes et avec la famille Seydoux.

Par ce biais, la Commune escompte une influence suffisante sur les choix stratégiques de l’ensemble de ses sociétés concessionnaires, pour préserver les intérêts de la vallée face aux visées commerciales de grands groupes, dans le contexte de la restructuration et de l’internationalisation du secteur. Découlant de sa situation d’actionnaire paritaire à 22 % par SEM interposée, l’influence de la commune s’appuie également sur une convention entre actionnaires, et sur sa position d’autorité concédante pour deux des trois sociétés concernées (SATAL et STMB).

Selon la réponse du président de la Compagnie du Mont-Blanc, cette convention qualifiée de « pacte d’actionnaires » attribue aux trois principaux actionnaires la SEM Chamonix-développement, la Compagnie des Alpes et la famille SEYDOUX, qui exercent conjointement le contrôle de la société, outre une parité dans les participations capitalistiques, des droits strictement égaux au niveau du contrôle de la société. Ce dispositif garantirait ainsi une totale symétrie entre ces trois actionnaires, dans les choix stratégiques de l’ensemble des société concessionnaires du groupe » .

281.

in Aménagement et Montagne , op. cité Mars Avril 2000 p. 37 : « Laurent Bois-Vives souhaitait développer la société grâce à un programme d’investissement de 50 millions de Francs, présenté à la Commune concédante de Saint Bon en 1998 avec une demande de prolongation de la concession de cinq ans. Mais la Commune a assorti son accord d’une clause de préemption des actions de Laurent Bois – Vives en cas de vente. Cette exigence de la Commune, jugée irrecevable par l’intéressé ».