A – LE MODELE DURKHEIMIEN DISCUTE

« Il y a une forme spéciale de la psychologie qui a pour le pédagogue une importance toute particulière : c’est la psychologie collective. Une classe, en effet, est une petite société, et il ne faut pas la conduire comme si elle n’était qu’une simple agglomération de sujets indépendants les uns des autres. Les enfants en classe pensent, sentent et agissent autrement que quand ils sont isolés. Il se produit dans une classe des phénomènes de contagion de démoralisation collective, de surexcitation mutuelle, d’effervescence salutaire, qu’il faut savoir discerner afin de prévenir ou de combattre les uns, d’utiliser les autres. Assurément, cette science est encore tout à fait dans l’enfance » 1 .

La socialisation de l’enfant comprend une double dimension. En même temps que l’enfant apprend à vivre avec ses pairs, il apprend à vivre en société et à en comprendre les règles. Lorsque l’enfant est confronté aux exigences de l’institution scolaire, il apprend à s’y soumettre, à les contourner ou a les contester, mais avec les autres.

Bien que le mot ‘ « socialisation  ’» date du début du siècle, il n’est d’usage courant que depuis peu. A présent, la socialisation est même définie comme l’un des objectifs prioritaires de l’Education Nationale. La socialisation de l’enfant serait même devenue une tâche si importante de l’école que la différence avec l’éducation proprement dite semble avoir perdu toute pertinence. Comme le souligne Jean Houssaye ‘ « L’éducation (…) est la prise en compte de la nécessité de la socialisation  ’» 2 . Le jugement de Durkheim paraît être aujourd’hui largement partagé, ‘ « l’éducation consiste en une socialisation méthodique de la jeune génération  ’» 3 . On peut tout aussi bien définir l’école comme un lieu de culture politique au sens où les élèves vont y apprendre les règles essentielles de toute vie sociale.

Dans tous les cas, la socialisation est définie comme un processus. Elle peut désigner l’ensemble des processus par lesquels l’enfant devient un être social  : ou bien la socialisation est un processus d’enseignement, elle est alors, selon Dubar, la ‘ « transmission des valeurs et des normes par les formes d’inculcation plus ou moins autoritaires et inconscientes  ’» 4  ; ou bien elle est encore un processus d’apprentissage et correspond alors, d’après Berthelot à ‘ « un processus d’acquisition des savoirs et savoir- faire nécessaires à l’établissement des liens sociaux  ’» 5 .

Fischer la définit enfin comme ‘ « le processus d’apprentissage des attitudes, des normes et des valeurs propres à un groupe à travers lequel s’opère l’intégration sociale  ’» 6 . La socialisation est donc le processus par lequel une société s'agrège des individus à travers l'apprentissage de certaines données constitutives du "corps social".

Les relations sociales de l’écolier comprennent donc tout autant celles qu’il entretient avec les autres écoliers que ses relations avec les adultes, et en premier lieu son enseignant, représentant temporaire et institutionnel du monde adulte. Des relations de groupes se tissent entre les élèves, elles se traduisent par des jeux de sympathie ou d’antipathie et par des conduites sociales diversifiées : agressions, dominations, ouvertures ou retraits. Les relations pédagogiques entretenues avec le maître peuvent, quant à elles, être bienveillantes ou hostiles et indiquer un niveau variable de dépendance.

Enfin, l’enfant aborde le cadre scolaire avec l’expérience forte de ses propres relations familiales qu’il reproduit plus ou moins consciemment et adroitement dans ses rapports aux autres. La famille exerce son influence sur l’enfant jusque dans la classe, par sa structure, ses conditions de vie, son origine ethnique, ses croyances, ses principes éducatifs en harmonie ou en opposition avec ceux de l’école. Par sa pression incessante, le groupe classe amène les enfants à adhérer à de nouvelles normes qui gagneront progressivement en importance au point d’ébranler ou de supplanter quelquefois les normes familiales.

L’identité sociale de l’enfant se construit au point de rencontre de ces réseaux relationnels.

Les règles sociales s’imposent cependant avec une marge d’incertitude qui apparaît aussi comme une marge de liberté. Elles tolèrent à des degrés divers, comme diraient les politologues, une fourchette de conduites possibles. Ainsi, selon Ballion, ‘ « la socialisation, c’est l’apprentissage de la vie en collectivité, la prise en compte de la sanction sociale, mais pour amener l’individu à se convaincre que la seule voie par laquelle peut passer la réalisation de ce qui correspond à son intérêt personnel est l’itinéraire socialement défini par l’institution éducative ’» 7 .

Le concept de socialisation s’intègre ainsi dans celui de culture et d’acquisition de la culture. Durkheim définit la socialisation comme ‘ « l’ensemble des processus par lesquels un individu développe des attitudes, des comportements et des désirs conformes et acceptables par la société  ’» 8 .Le processus éducatif a pour fonction, non seulement d’assurer le développement de l’individu, d’en faire un être social, mais plus essentiellement d’assurer la survie d’une société, la pérennité de ses conditions d’existence.

L’école comme sous-système au sein du système social global, est apparue comme un lieu crucial de la socialisation des jeunes générations 9 . Là, s’opère, à l’intérieur du champ pédagogique, une liaison intime entre l’espace où se joue la transmission de savoirs et de valeurs, et le champ social au niveau des représentations collectives, des institutions et de ses bases morphologiques. Toute société inclut, non seulement dans la détermination des savoirs à apprendre, mais aussi dans la définition qu’elle donne des relations entre maîtres et élèves, une œuvre de formation à des valeurs et à des fins qu'elle a au préalable définies..

Durkheim attribue ici une grande importance à la position même du corps enseignant qui, bien qu’agent de reproduction sociale, doit être aussi le lieu d’émergence de représentations spécifiques, voire de valeurs, qui peuvent en retour avoir une influence sur la dynamique du corps social dans son ensemble. Le fonctionnement de l’école n’est donc pas sans incidences sur le système social lui-même. L’institution scolaire impose tout particulièrement dans les sociétés modernes une socialisation méthodique, c’est à dire organisée, avec la double fin de développer chez l’enfant un certain nombre d’états physiques, intellectuels et moraux que lui réclame la société politique dans son ensemble et le milieu spécial auquel il est particulièrement destiné 10 .

L’utilisation du milieu scolaire, du groupe formé par la classe a non seulement le sens d’une initiation à la vie sociale, mais aussi d’une éducation à l’autonomie, au contre-pouvoir de groupe, que Durkheim dit essentiel dans la construction d’une société démocratique. L’école est alors tenue d’être sensible aux valeurs émergentes d’une société qui est toujours dans une dynamique où s’articulent au sein d'une histoire besoins, représentations, insatisfactions, récriminations individuelles. L’émergence des valeurs individualistes dans les sociétés modernes 11 implique que l’éducation civique et morale à l’école soit centrée en dernière analyse sur ce qui permettra le consensus social dans le commun respect de la personne humaine. Le maître ‘ « durkheimien  ’» doit viser une éducation sociale qui satisfasse aussi le désir d'autonomie des individus.

Le point de vue de Durkheim ne doit donc pas être caricaturé : il ne veut pas collectiviser par l'école. Il présuppose une harmonie naturelle entre l'individu et la société, avec mission pour l'école d'être le canal de cette harmonisation. L'accomplissement dans l'autonomie est bien aussi pour lui une finalité sociale : l'école doit épouser cette finalité.

Mais le paysage a changé. Le système éducatif s'est grippé, il a manqué de péricliter et il continue à avancer cahin-caha, miné par l'ennui, secoué par les violences, travaillé par le doute. Tout se passe comme si la vision durkheimienne, porté par un optimisme humaniste, s'est évaporée dans le ciel.

On est désormais obnubilé par l'échec scolaire. Et bien des années d’expérimentations pédagogiques accompagnées de nombreuses réformes de l’enseignement ont été nécessaires pour arriver à comprendre que si l’on voulait se donner vraiment les moyens de limiter l’échec scolaire, l’écolier devait véritablement être l’acteur de ses propres apprentissages. Il fallait renoncer à cette conception ‘ « durkheimienne  ’» qui transformait l’enfant en une sorte de réceptacle passif qu’un maître omniscient gavait de sa science nourricière :« L'acteur n'est plus subordonné au système, il ’ ‘ est ’ ‘ le système  ’» 12 .Le modèle transmissif n’est plus de mise en pédagogie ; on lui préfère désormais un modèle constructiviste qui voit dans l’élève l'artisan de son propre savoir, aidé et guidé par un maître compétent.

Il semble curieusement beaucoup plus difficile de comprendre que l’enfant puisse être aussi sujet actif de sa socialisation. La raison pourrait en être qu'à l'inverse des apprentissages scolaires proprement dits, nous nous trouvons en présence d'un processus qui dépasse de loin l’institution scolaire. C’est un processus que l’école ne peut contrôler entièrement, alors même qu’il gagne manifestement en importance lorsque l’enfant avance en âge. Selon Roger Cousinet (1881–1973), ‘ « l’essentiel de la vie sociale des enfants se vit contre la discipline scolaire tandis que l’essentiel de l’énergie du maître se déploie contre cette coopération  ’» 13 .

Dans la pensée de Cousinet précisément, cette substitution de l’apprentissage par l’élève à l’enseignement du maître ne supportait aucun compromis. Pour ce pédagogue, l’introduction de "l’éducation nouvelle" dans l'école supposait avant tout un changement radical de l’attitude pédagogique du maître dans ses rapports avec ses élèves. L’éducation selon Cousinet ne pouvait plus être une action exercée par le maître sur ces élèves, action qui s’était révélée illusoire. L’enfant devait désormais pouvoir travailler librement pour pouvoir assurer son propre développement. L’adulte devenait donc une aide, un éducateur, un conseiller pédagogique. La finalité de ses méthodes actives était de développer chez l'enfant des "apprentissages" et non plus des "enseignements" 14 .

A bien observer les comportements, la socialisation scolaire ne s'opère pas, comme l'adulte, et l’enseignant en particulier, est porté à la voir, à partir d'une vision égalitariste du groupe enfantin. Selon Cousinet, la socialisation est essentiellement ‘ « groupale  ’» et elle implique une distribution des rôles selon une organisation hiérarchique. Même si le maître s’abstenait de tout jugement public, cela n’empêcherait pas les élèves de se comparer et de fabriquer entre eux des hiérarchies informelles. Pour l’enfant, l’adaptation à l’école élémentaire est d’abord l’adaptation au groupe des pairs. Dans la classe, l’enfant devra savoir élaborer un double système de gestion de ses compétences sociales : il le fera simultanément selon un système théoriquement égalitaire avec les autres enfants et selon un système hiérarchique, avec les adultes auxquels l’enfant devra respect et obéissance.

C'est sur ce double registre que s'opère la socialisation. Il n’en demeure pas moins que ces deux domaines sont interdépendants. L’ambivalence du respect traduit bien cette interdépendance, c’est finalement le même respect qui est dû à l’adulte et au compagnon de la classe.

La socialisation est donc un processus par lequel la vie et l’activité humaines sont prises dans le réseau des interdépendances sociales. Au cours de ce processus, l’individu n’est donc pas simplement le lieu de réactions à des stimuli, mais un sujet qui accomplit une mise en forme des données de son expérience interne et externe . Par un processus d’influence mutuelle entre l’individu et son milieu, la socialisation opère une intériorisation des normes et des valeurs, qui garantit une continuité entre générations. La socialisation assure aux individus une appartenance sociale stable en leur permettant de se situer dans les classements sociaux et aboutit à une régulation des comportements telle qu’elle puisse faire l’économie de sanctions externes.

On peut comprendre, à la lumière de cette brève analyse, que la distance entre les principes et les pratiques puisse être parfois considérable. Entre la socialisation idéale préconisée par l’école, l’apprentissage à la "citoyenneté" 15 , et la socialisation réelle, telle qu'elle se passe dans le groupe classe et dans la soumission à l’arbitraire de l’adulte, il y a toute la différence entre le dire et le faire.

Et il va encore s'agir de savoir quel profit réel en termes de socialisation l’enfant tire des modèles qui lui sont proposés : la socialisation scolaire peut, sous l’influence de certains enseignants, s’orienter vers un apprentissage de l’hypocrisie et de l’opportunisme; la socialisation de groupe peut également, en l’absence de tout contrôle, amener l’enfant à ne plus voir que son seul intérêt…

En définitive, rien n'est joué, encore moins par la vertu d'un "grand récit" sociologique. Le modèle durkheimien de la socialisation a donc induit une conception de l’éducation qui n'a jamais véritablement fonctionné tout au long de l’histoire pédagogique. En effet, cette pensée pédagogique de la socialisation n'a pas tardé à être discutée, remise en cause, et elle tendrait actuellement à être remisée au rang des utopies. Voici que les pédagogues questionnent désormais la place du sujet dans ces pratiques instructives, l’importance et le rôle accordés aux interactions sociales et aux groupes d’appartenance, mais également la relation qu'entretient le maître avec ses élèves…

Nous allons maintenant tenter d’éclaircir l’idée que Freinet se faisait de la socialisation à et par l’école, par rapport à la tradition scolaire et surtout par rapport à l’Education nouvelle.

Comme l'écrivait déjà Freinet en 1957 :« Une réadaptation de notre école publique s’impose donc pour mettre au service des enfants de ce milieu du XXème siècle une éducation qui réponde aux nécessités individuelles, sociales, intellectuelles, techniques et morales de la vie du peuple au temps de l’électricité, de l’aviation, du cinéma, de la radio, du journal, de l’imprimerie, du téléphone, dans un monde que nous espérons être bientôt celui du socialisme triomphant  ’» 16 . Et encore : ‘ « Le but lui-même de l’éducation est tout entier à reconsidérer  ’» 17 .

Comment a-t-il lui-même compris la socialisation de l'enfant à l'école ?

Notes
1.

- DURKHEIM. E., Education et sociologie, P.U.F, Paris, 1922, p. 89.

2.

- HOUSSAYE. J. , Autorité ou éducation ?, ESF, Paris, 1996, p. 98.

3.

- DURKHEIM. E., Education et sociologie, P.U.F, Paris, 1922, p. 102.

4.

- DUBAR. C., La socialisation, construction des identités sociales et professionnelles, Armand Colin, Paris, 1991.

5.

- BERTHELOT. J-M., Réflexion sur la pertinence du concept de socialisation, in I.R.E.S.E, Analyse des modes de socialisation, Université Louis Lumière Lyon II, Lyon, 1988.

6.

- FISCHER. G-N., Les concepts fondamentaux de la psychologie sociale, Dunod, Paris, 1996.

7.

- BALLION. R., Le lycée, une cité à construire, Hachette, Paris, 1993, p. 84.

8.

- DURKHEIM. E., L’éducation morale, PUF, 3è. éd., Paris, 1992.

9.

- DURKHEIM. E., Education et Sociologie, PUF, 3è. éd., Paris, 1992, p. 45-51.

10.

- DURKHEIM. E., L’éducation morale, PUF, 3è. éd., Paris, 1992, p. 70-71.

Il convient de souligner que la référence à un milieu spécial, dans la terminologie de Durkheim, signifie l’orientation vers une professionnalisation liée à la division du travail.

11.

- ELLIAS. N., La société des individus, Fayard, Paris, 1991.

12.

- DUBET. F., MARTUCELLI. D., Dans quelle société vivons-nous ?, Editions du Seuil, Paris, 1998, p. 48.

13.

- COUSINET. R., Une méthode de travail libre par groupes, Editions du Cerf, Paris, 1947.

14.

- COUSINET. R., L’Education nouvelle, Delachaux et Niestlé, Neuchâtel et Paris, 1950.

15.

- Le concept de citoyenneté va être abordé dans la troisième partie de cette thèse, sous l’angle de la pédagogie Freinet. Cependant, par définition, un citoyen est un membre d’une cité, l’habitant d’un Etat libre, qui a droit de suffrage dans les assemblées publiques. La citoyenneté définie alors cette qualité de citoyen. On va donc questionner les concepts de liberté et de droit.

16.

- FREINET. C., Œuvres Pédagogiques, L’école moderne française, Tome 2, Editions du Seuil, Paris, 1994, p. 17.

17.

- Ibid.