1 – Le lien naturel

Dans un premier temps, la nature humaine définit l’homme, le genre humain. Ces caractères sont innés. Ils sont physiques ou moraux, propres à une espèce et, spécialement à l’espèce humaine. Le principe interne qui détermine ces caractères sont l’inclination, le penchant. Ces caractères sont innés, spontanés par opposition à ce qui est acquis, par la coutume, la vie en société, la civilisation... La nature d’une personne désigne l’ensemble des caractères innés d’un point de vue physique et plus couramment dans le caractère de cette personne. La nature physique est définie par la complexion, la constitution. La nature morale est, quant à elle, définie par le caractère, le naturel, la personnalité .

Au sens abstrait, la nature est donc ce avec ‘ « quoi  ’» naît un être, c’est-à-dire ses caractères originels et par suite fondamentaux, plus généralement, les caractères propres à un être, caractères qui se confondent avec les lois de son activité. La nature est ici synonyme d’essence, mais considérée en tant que source de propriétés ou d’opérations. Appliquée à l’homme, la nature humaine ou, absolument, la nature, définit ce qui est inné en l’homme, ce qui n'est pas acquis ni résultat de l’éducation, ni affaire de coutume.

La nature, si elle est générale, est aussi principe d'individuation. Aristote définit l’espèce comme étant la forme visible qui désigne ce qui est compris dans l’extension ou dans la classe du genre. Le genre est alors ici ce qui est attribué essentiellement à des choses multiples et qui contient de multiples espèces, ainsi ‘ « l’animal  ’» englobe les oiseaux, les hommes, les insectes. Et ces distinctions s'étendent à l'infini, jusqu'à atteindre l'être que l'on ne peut plus diviser : l'individu précisément. L'être humain se perçoit comme naturellement distinct de l'autre. L'histoire de la philosophie s'est construite sur cette tension, jamais résolue, entre le particulier et l'universel.

Mais la nature est aussi et essentiellement principe d'activité et de développement. Il revient à Bergson d'avoir rappelé cette dimension en réaction aux positions des "sciences du cerveau" auxquelles il reproche de vouloir ‘ « réduire  ’» l’esprit à la matière. Il émet l’hypothèse selon laquelle l’univers serait un véritable être vivant, dont l’organisme embrasse l’espace et qui passe par des états successifs que nous appréhendons comme des changements de qualité et d’aspect. L’élan vital définit la source vive de ce dynamisme, que Bergson décrit comme le développement simultané de tendances qui se traduiront en termes d’étendue ou de force, de qualité ou de quantité, et relèveront donc aussi bien de la physique que de la métaphysique.

L’intuition désigne selon Bergson une approche qualitative du monde, tandis que l’intelligence caractérise une approche mathématique. Grâce à la première, on a accès à la durée, à la compréhension de la vie et au sentiment de la liberté. A cause de la seconde, on méconnaît la nature du temps, que l’on réduit à de l’espace ; on tombe dans l’illusion d’un déterminisme universel et on se rend finalement incompréhensible le caractère spécifique de la vie. L’ intuition est le privilège du sens commun, et l’intelligence se trouve réduite chez les savants et les philosophes qui, pour cette raison, manquent de ‘ » connaissance suprême  ’».

La nature serait ainsi un principe actif, souvent personnifié, qui anime, organise l’ensemble des choses existantes selon un certain ordre. C’est ce qui dans l’univers se produit spontanément, sans intervention du calcul, de la réflexion, de la volonté, considérés comme l’apanage de l’homme, tout ce qui existe dans l’action de l’homme.

Une autre distinction s'établit entre la nature définie comme monde extérieur, qui fait l’objet des sciences de la nature, et le monde intérieur de la pensée ainsi que les transformations opérées par l’homme dans ce monde extérieur, transformations qui relèvent des sciences de sa nature. La nature est sensible, elle est liée à la réalité. Par définition, elle est donc liéeà tout ce qui a une existence réelle, à tout ce qui existe comme chose. C’est l’ensemble des choses perçues, et, spécialement, des choses visibles, considéré par opposition aux idées, aux sentiments, en tant que milieu où vit l’homme. Il s’agit du monde physique, hors l’homme et ses oeuvres, en tant que milieu physique, cause d’émotions, de sentiments.

La nature signifie donc, tantôt les propriétés qu’un être tient de sa naissance, tantôt l’ensemble des êtres qui composent l’univers, tantôt enfin les lois qui régissent ces êtres 39 . Tentons maintenant d’analyser les concepts de nature et d’éducation ainsi que les liens qui les animent. Ces concepts de nature et d’éducation semblent ne pouvoir connaître que des rapports d’opposition. L’éducation, quelles qu’en soient les formes, ne saurait trouver d’autre justification que sa prétention à modifier la nature. Si la nature imposait aux hommes un comportement déterminé, ou si elle était bonne, y aurait-il possibilité ou besoin d’intervenir pour la modifier, la contrarier ?

Le concept d’éducation, préalablement même à toute élaboration, par le seul fait de son existence, induit à admettre que la nature peut être modifiée et qu’elle le doit, que, par conséquent, son déterminisme et sa finalité appellent pour le moins des réserves. L’incapacité de la nature à atteindre les fins jugées bonnes, qu’elle procède d’une insuffisance ou d’une perversion, justifie l’intervention d’un processus éducatif.

Bonne ou mauvaise, elle tient à nous. Il nous appartient de vivre en hommes, c’est-à-dire selon notre nature. Les déterminations que nous présentons par nature sont perçues par nous comme un déterminisme qui nous contraints et que nous ne pouvons espérer annuler ni modifier.

L’animal peut être considéré comme un être dont la vie est entièrement réglée par la nature. Lorsque le début de la vie de l’homme s’accomplit en la présence et avec l’aide de ses géniteurs, il ne tarde pas à se trouver complètement livré à lui-même, c’est-à-dire placé sous la sauvegarde de la nature. Sa croissance s’accomplira spontanément et, il entrera dans sa maturité. On croirait qu’un tel animal, surtout s’il vit à l’état sauvage, constitue l’illustration et comme la preuve de cette idée qu’une vie conforme à la nature échappe à toute éducation. Les apprentissages animaux permettraient ainsi de parler d’une véritable éducation voulue par la nature, d’une éducation naturelle. On peut toutefois souhaiter ne pas trop insister sur une telle éducation animale, voire la contester, on parlera de dressage. Cette ‘ « éducation  ’» comporte des limites. Dans le cas des hommes cependant, on ne saurait nier que le désir de mener une vie conforme à la nature n’exclut pas l’éducation, bien mieux en exige la présence.

Ulmann s’interroge alors sur les rapports entre la nature et l’éducation et, plus particulièrement, en quoi consiste exactement l’action de l’éducation sur la nature ? 40

L’éducation peut être tenue pour l’ensemble des actions et des influences exercées par une culture sur une nature. La culture doit être prise comme un fait. Elle est production humaine, elle n’est pas donnée dans la nature de l’homme. Elle est alors éducative, c’est cette marque d’une nature par une culture qu’il s’agit d’apprécier.

L’action de l’éducation et corrélativement, l’éducabilité de la nature, seront représentées de deux façons différentes. On considérera que la nature constitue comme un système achevé que la culture peut bien, recouvrir de dépôts, de concrétions diverses, mais qu’elle ne peut pas affecter. L’éducabilité n’est, en ce cas, que l’aptitude d’une nature à servir de support à des déterminations qui lui demeurent extérieures. Ou, au contraire, on admettra que l’éducation se surajoute à la nature d’une façon qui restera à déterminer ; l’éducation serait, en ce cas, l’aptitude d’une nature a être modifiée par la culture.

L’éducation, par l’action d’une culture sur une nature, recouvre celle-ci mais ne l’affecte pas. L’importance de l’éducation vient de ce que la culture distingue l’homme de l’animal. Il accroît ses connaissances, il crée des arts, les techniques, il connaît des valeurs. Mais cette culture ne modifie pas la nature même. Le naturel est toujours là.

La théorie qui voit dans l’éducation le recouvrement de la nature, n’est certes pas, pour autant à rejeter. Mais, elle ne peut se maintenir qu’à la condition de renoncer à affirmer et à exhumer une nature humaine identique en tous temps et en tous lieux. On persistera à soutenir que le fonds naturel demeure sous l’éducation. Mais cette nature tenace cessera d’être une nature commune à tous, pour s’identifier à la nature singulière. Sous l’éducation chaque être conserve sa véritable nature, celle qu’il a apportée en naissant.

Il faudra retenir ici, l’irréductibilité essentielle de la nature à l’éducation. ‘ « Il y aurait donc en chacun de nous, une nature, et cette nature en ce qu’elle a de vrai, d’authentique, est irréductible à celle des autres. L’éducation ne peut uniformiser les natures singulières, ce qu’elle ne manquerait pas de faire si on lui accordait le pouvoir de les modifier. Les usages sociaux, ne nous appartiennent pas vraiment. Nous nous y conformons, ils ne nous constituent pas. Le moi social recouvre le moi profond  ’» 41 .

Les rapports de la nature avec l’éducation montrent ici cette croyance commune que la nature est une réalité, sinon fixe du moins déterminée.

L’éducation doit être rattachée à une culture. On ne peut méconnaître qu’il existe un problème des rapports de la nature et de la culture ni davantage, qu’il concerne directement l’étude des rapports de la nature et de l’éducation. La définition courante de l’éducation voit en elle, nous le savons, l’action d’une culture sur une nature. Une telle définition présuppose donc nécessairement l’établissement d’une distinction, donc d’une coupure, entre la culture et la nature. La culture se transforme alors en une éducation.

Il n’est de culture qu’humaine et l’existence d’une culture oblige à admettre que l’aspect essentiel par lequel la nature humaine se distingue des autres natures est son aptitude à engendrer une culture et à déterminer la nature dans des conditions que nous avons tenté de précisez. Mais l’auto-éducabilité 42 , privilège humain, apparaît sur le fond d’une nature commune à l’homme et aux animaux. On ne peut donc rendre raison de l’auto-éducabilité humaine qu’en la confrontant avec une nature au sens le plus large du mot. Cependant, une telle confrontation, qui doit constituer une tentative pour expliquer l’auto-éducabilité, suppose qu’on soit parvenu à fournir de la nature une théorie cohérente. Or nous savons les difficultés qu’ont rencontrées tous ceux qui ont tenté d’harmoniser le déterminisme et la finalité, éléments de la nature humaine. Et, depuis lors, un troisième élément, ce que nous avons appelé plasticité, est venu s’adjoindre aux deux premiers, élément apparemment disparate dont on voit mal comment il peut s’accorder avec eux. Comment concevoir la nature ? Quel rapport établir entre cette nature et l’auto-éducabilité, caractéristique de la nature humaine ?

Etre une nature, tel est le statut de tout être vivant. Le concept de vie n’est, au fond, qu’une abstraction opérée sur la nature. Sans doute la finalité ne se manifeste-t-elle pleinement, c’est à dire de façon concrète et durable, que chez un être vivant. Il arrivera donc souvent que la nature du vivant paraisse se confondre avec sa vie. La nature est donc la vie pour autant qu’elle anime un corps vivant d’une espèce particulière et se trouve, par là même vouée à une certaine destinée. Elle est une totalité. Considérer la nature biologique comme un forme, c’est admettre d’abord que les êtres vivants sont essentiellement des totalités en lesquelles les parties sont indissolublement fins et moyens. L’apparition de la culture avec l’homme constitue un phénomène indiscutablement nouveau. Jusque là les modifications du comportement des êtres étaient conditionnées par les transformations morphologiques : le vivant devait changer son corps pour changer ses façons d’agir. Or, si inexacte que soit l’attitude qui consiste à penser que l’éducation laisse subsister une nature immuable dont elle ne constituerait que le revêtement, il faut bien reconnaître que l’éducation culturelle ne provoque pas dans la nature de l’homme un bouleversement morphologique du même ordre que ceux qui marquent l’apparition d’espèces nouvelles. ‘ « L’éducation culturelle est d’origine uniquement humaine. L’homme soumis à la culture ne trouve ne face de lui qu’un monde humain ; le monde physique lui-même ne lui est donné qu’à travers ce monde humain. L’existence d’une culture se confond donc avec l’auto-éducabilité de l’homme : l’éducation se substitue à la métamorphose et, cette éducation, l’homme se la donne lui-même  ’» 43 .

Quelles conséquences comporte la représentation des rapports de la nature et de l’éducation à l’égard de la socialisation de l’enfant à l’école ? 44 .

« Eduquer les enfants, c’est les élever à la culture, leur permettre de participer aux acquisitions par le moyen desquelles l’humanité se crée dans l’histoire. Entreprise morale qui répète pour l’enfant, et en petit, la grande entreprise humaine, cherche à réaliser en lui toute la valeur que l’humanité peut donner  ’» 45 .

Ulmann parle alors d’acquisition de normes sociales par l’éducation. En effet, selon lui, l’école dont le rôle est de transmettre la culture, va donner à l’enfant les bases des normes sociales, ce qui fait apparaître ici la nécessité de développer une éducation morale institutionnelle.

« Ces normes sociales, ne sont pas inscrites dans l’intelligence ou le cœur de l’homme de façon éternelle. On conçoit alors que l’humanité ne puisse se dispenser de hisser un individu axiologiquement vacant à des normes qu’une longue évolution a engendrées. La morale doit être enseignée. Mais elle ne peut l’être de la même façon que la physique ou les mathématiques. L’éducation morale serait relativement aisée s’il ne s’agissait que d’instruire des êtres, qui en sont dépourvus, de normes communément admises. Tel n’est pas le cas  » 46 .

Socialisation et éducation morale sont alors liées à l’école. Toute éducation, entendue comme l’action d’un maître sur un enfant, est donc morale et sociale. Elle reproduit, en ce qui la concerne, le passage de la nature à la culture, c’est à dire à l’éducation, sans lequel les valeurs morales et sociales ne seraient pas apparues.

Notes
39.

- ULMANN. J., La nature et l’éducation – l’idée de nature dans l’éducation physique et dans l’éducation morale, J. VRIN, Paris, 1964.

40.

- Idem, p. 353.

41.

- Idem, p. 363.

42.

- Idem, p. 467.

43.

- Idem, p. 514.

44.

- Idem, p. 559.

45.

- Idem, p. 564.

46.

- Idem, p. 559.