2 – Un lien discuté par l’éducation nouvelle

L’éducation est d’après Pestalozzi le développement de la nature. L’idée de nature s’introduit de trois façons essentielles dans la théorie de Pestalozzi. D’abord, elle intervient sous la forme d’une matière qu’il s’agit d’élaborer, d’épanouir. L’homme est fait d’un cœur, d’un esprit, d’un corps, et d’un pouvoir. Ces quatre aspects indissociables, doivent être simultanément développés. Ainsi, Pestalozzi ne peut assigner une tâche à l’éducation sans découvrir déjà, dans la matière même sur laquelle elle porte, les cadres de cette éducation et son unité.

L’homme est un être triple, pense Pestalozzi. En tant qu’être naturel, ou, comme dit Pestalozzi, en tant que produit de la nature, il se sent libre de faire ce qui lui plaît, de poursuivre son utilité propre. Produit de la société, les rapports et contrats sociaux lui imposent certains devoirs, contraintes qui ruinent son plaisir.Mais il est capable de surmonter cette contradiction en se construisant par sa volonté un moi moral :

« La volonté morale est une volonté de perfectionnement. L’égoïsme, le respect des contrats, sont fondés sur une volonté de conservation. Ils ne visent pas à changer l’individu lui – même, ni la volonté, mais à les consolider dans leur existence. La volonté morale, telle qu’elle s’exprime dans la plus haute des instances constitutives de la nature humaine, conduit les hommes non plus simplement à maintenir cette nature en eux, mais à l’améliorer. Elle les porte aussi à agir en vue du bien des autres hommes, c’est à dire en vue de conserver et de rendre plus achevé la nature humaine chez eux. On trouve en elle mieux qu’une intention ; l’effort agissant pour accomplir le bien, qui est la forme la plus éclairée d’un amour moral. On peut donc voir en elle l’origine de ce perfectionnement vers lequel, l’homme doit tendre, et que l’éducation s’efforce pour sa part d’assurer  » 47 .

Pestalozzi peut donc, à juste titre, voir en la nature, l’inspiratrice de l’éducation que l'homme assume. Mais la nature n’est pas simplement à l’origine des buts éducatifs. Une éducation ne serait pas valable si elle négligeait de conformer ses procédés à ceux de la nature.

Il n’est pas question d’abandonner l’enfant à la nature. La nature ne progresse pas toute seule. Elle ne progresse qu’à la conditionde se prendre elle–même en charge. Cependant la nature qui entreprend de se dépasser ne peut être infidèle aux démarches qu’elle accomplit spontanément. La transformation de la nature s’effectuera donc en faisant appel aux moyens qu’utilise spontanément une nature moins consciente de tout ce qu’elle recèle. On voit comment il est possible tout à la fois à Pestalozzi de refuser de s’en tenir à la nature et d’attendre d’elle son inspiration et ses techniques.

D’abord, la nature passe ‘ « de la confusion à la précision, de la précision à la clarté, de la clarté à la pleine lumière  ’» 48 . Toute connaissance est d’abord intuitive. L’intuition, par quoi Pestalozzi entend la connaissance par les sens est donc ‘ « la base absolue de toute connaissance  ’» 49 . Et toute connaissance doit pouvoir se ramener à une intuition. C’est ainsi que les méthodes de la nature ne sont pas seulement à l’origine d’une pédagogie. Elles constituent un critère auquel il sera demandé de déterminer si des concepts correspondent à la réalité et peuvent être utilisés. Un autre procédé de la nature consiste à assurer chez un être en formation, tel l’enfant, un ‘ « développement successif des facultés et des aptitudes  ’» 50 . D’où l’importance de l’ordre en éducation.

Les déterminations particulières de l’éducation constituent des applications de cette théorie d’ensemble de l’éducation au corps, à l’esprit, au cœur, à l’activité. D’où quatre formes principales d’éducation : l’éducation physique, l’éducation intellectuelle, l’éducation morale, l’éducation pratique et technique. L’unité de la nature humaine veut, en outre, qu’elles se trouvent solidaires, non pas seulement dans leurs principes, mais dans leurs phases.

Il est manifeste qu’une théorie de l’éducation ne peut laisser libre cours à la nature sans renoncer à donner un sens à l’éducation. Dés lors qu’on parle d’éducation, il faut que la nature soit réglée. Certains traits doivent être abolis ou amoindris, au profit d’autres dont le développement se trouvera favorisé.

Les rapports de la nature avec l’éducation défendus par les pédagogies de l'Education nouvelle ont cette croyance commune que la nature est une réalité déterminée. C’est pourquoi elles ne pouvaient s’imaginer une irruption de l’éducation dans la nature, un bouleversement de la nature. Elles se sont donc représentées l’éducation comme une couche superficielle à la surface de la nature, enveloppant la nature, la soustrayant aux vues, sans la modifier. Ou si elles étaient convaincues, comme les théories du conditionnement, que l’éducation est importante, il leur restait à diminuer autant que possible la part de la nature, à transformer l’éducation en un appendice, à insister sur l’idée que la culture a pour effet de soustraire l’homme à sa nature.

Pour ajuster correctement nature et éducation, la première condition est d’assouplir la nature. Il ne convient pas d’abolir les déterminations de la nature.

« Les expériences du conditionnement, celles de l’apprentissage rejoignent les enseignements de la vie courante ; la nature existe, elle rend possibles conditionnement et apprentissage, leur assigne les limites. Il s’agit en effet de concilier l’existence d’une nature et le rôle joué par l’éducation. Il est facile de voir qu’en assouplissant la nature on se donne le moyen d’apporter satisfaction aux exigences les plus contradictoires. Il n’est pas question de nier la nature. Mais non plus de lui donner le pas sur l’éducation. Elle est pour une grande part ce que l’éducation fait d’elle. On ne saurait récuser les pouvoirs de l’éducation  » 51 .

Une fois posé le postulat que l’éducation n’est pas sans effet sur la nature, ces pédagogies vont demander à une connaissance de l’enfance de leur révéler les différentes étapes que parcourt la maturation par laquelle l’enfant devient adulte. Chacun de ces stades permet de définir les intérêts de l’enfant, ses modes originaux de penser et d’agir. C’est ainsi qu’il existe une correspondance très stricte entre les âges de l’enfance et son comportement, par exemple, ses jeux. Le pédagogue, une fois instruit des transformations enfantines, assurera la continuité de l’évolution singulière à l’évolution générique, utilisera d’autre part les moyens qui siéent à chaque âge pour diriger la formation de l’enfance, préparer l’âge adulte qui est aussi celui où s’accomplit la condition de l’homme. La souplesse de la nature donne tout à la fois à l’éducation des raisons de l’orienter dans la direction qui convient, et les moyens d’y parvenir. Cette représentation des rapports de la nature et de la connaissance, apporte la garantie que l’éducation a un sens.

La pédagogie, plus particulièrement celle de Piaget, constitue une illustration caractéristique d’une conception de l’éducation soucieuse de trouver ses assises dans la psychologie enfantine. Par Rousseau elle a pris conscience d’une ancienne tradition ; il n’est de bonne éducation, d’éducation efficace que celle qui sait s’adresser à l’enfant, qui par conséquent a souci de le connaître. Elle a fait un sort aussi à l’idée plus particulièrement rousseauiste que le développement enfantin passe par un certain nombre de stades. L’enfant n’est pas un homme en miniature. La pédagogie de Rousseau est inséparable d’une théorie de l’état de nature. L’état de nature ne se situe pas, selon Rousseau à un moment déterminé de l’histoire, qu’elle soit individuelle ou collective. Il existe dans l’établissement des rapports définis entre l’homme, ou l’enfant et leur milieu.

Selon l’approche psychopédagogique de Piaget, la connaissance résulte d’un processus et non d’un état, d’où la nécessité d’envisager le problème sous l’angle du développement. Piaget a donc étudié le développement de l’enfant pour comprendre le développement des connaissances. L’intelligence, la connaissance est une structure, c’est à dire un ensemble organisé d’outils de pensée qui se sont mis en place au fil du développement. Le développement résulte d’une interaction entre un sujet structuré et un milieu structuré auquel l’enfant doit sans cesse s’adapter ou se réadapter. L’enfant doit s’adapter à la nature pour acquérir des connaissances. C’est dans l’action du sujet dans le milieu, la nature, que le sujet est confronté à des déséquilibres qui engendrent la fonction de réadaptation-équilibration pour s’adapter. Il s’agit d’une théorie de l’interaction structuraliste. Le sujet accroît progressivement son pouvoir d’action sur les choses ce qui lui permet d’acquérir une connaissance pratique des objets, de l’espace, qui l’entourent. Il apprend à différencier ce qui provient de sa propre activité et ce qui est dû à des modifications provenant du milieu, de la nature.

Grâce à la représentation, l’enfant accède à une connaissance de la réalité qui cesse d’être exclusivement pratique pour devenir peu à peu imagée et réfléchie. L’enfant ne se contente plus de percevoir et d’agir mais il évoque ses actions et ses perceptions. Grâce au langage, il parvient à communiquer ses pensées. Il acquiert ainsi une connaissance intuitive de la réalité. Le sujet accède à une connaissance logique et mathématique de la réalité. L’emploi d’opérations logiques lui permet de structurer adéquatement les données d’un problème ou d’une situation, de comprendre certains phénomènes qui étaient auparavant inintelligibles. Il passe d’une connaissance subjective de la réalité à une connaissance de plus en plus objective.

Le sujet acquiert une connaissance objective de la réalité. Il est capable d’expérimenter sur elle, de découvrir de nouveaux phénomènes, grâce à l’emploi d’une méthode hypothético-déductive. Il est également capable de concevoir des choses qui sont logiquement possibles quoique non effectivement réalisées. Le développement cognitif selon Piaget se fait par étapes. Il accorde une grande importance à l’expérience pour un bon développement.

Interaction du sujet avec le milieu. L’enfant rapporte le milieu à sa personnalité avec la décentration. Il prend du recul pour mieux considérer le milieu. Il y a un lien entre le développement de l’intérieur et l’accumulation des outils de connaissance. Connaissance et éducation sont donc liées. Pour Piaget, la connaissance passe par une éducation dans la nature, dans le milieu. L’enfant développe, enrichit ses connaissances au contact de la nature extérieure.

Maria Montessori proposait un ensemble unique de principes, de pratiques et de matériels éducatifs, et un moyen tout aussi unique de comprendre la vraie nature de l’enfant. ‘ « La méthode montessori, c’est l’aide donnée à la personne humaine pour conquérir son indépendance ou le moyen qu’on lui offre pour se libérer de l’oppression due aux vieux préjugés véhiculés par l’éducation  ’» 52 .

La liberté d’expression selon Montessori, révèle à l’éducateur les aptitudes des enfants et leurs besoins restés cachés ou réprimés dans une ambiance qui ne favorisait pas leur activité spontanée. Il s’agit de réduire au maximum les liens sociaux qui limitent l’activité de l’enfant. Au fur et à mesure que l’enfant avancera dans cette voie, ses manifestations spontanées se feront limpides de vérité, révélatrices de sa nature. Le but de la première forme d’intervention éducative est de conduire l’enfant à l’indépendance. Le milieu ambiant va solliciter selon Montessori les sens de l’enfant et son esprit absorbant. La maîtresse constitue alors le trait d’union entre le milieu et l’enfant.

La nature dans ses processus pour construire l’homme suit un ordre établi. L’enfant, en apprenant, suit les lois intérieures de l’élaboration mentale et il y a un échange direct entre lui et son environnement. L’enfant apprend par sa propre activité, en puisant la culture dans son environnement et non en la recevant du maître.

« Il me semble de ce fait « dans la nature de l’homme » que l’enfant commence par l’absorption de son environnement et accomplisse son développement par le travail, par des expériences progressives sur l’environnement autour de lui. C’est avec l’absorption inconsciente, puis par l’activité sur les choses extérieures qu’il nourrit et développe sa spécificité humaine. Il se construit et forme ses caractéristiques humaines en alimentant son esprit. Il faut créer une nouvelle éducation commençant dès la naissance. Il faut reconstruire l’éducation en la fondant sur les lois de la nature et non sur des idées préconçues et sur les préjugés des hommes  » 53 .

Les divers courants novateurs de l’éducation, sous le signe de l’école active ou de l’éducation nouvelle, appelaient à une re-centration de l’école sur l’enfant, contre la forme canonique de l’organisation de l’école autour de la transmission des savoirs instrumentaux de base, et autour de la socialisation contrôlée. Les pédagogies de l’éducation nouvelle visaient à développer les fonctions intellectuelles de l’enfant plutôt qu’à imposer à l’enfant une masse de connaissances. C’est le dilemme entre instruction et éducation. L’éducateur ne doit pas façonner l’intelligence mais il doit lui permettre de croître. L’environnement, la nature extérieure, est considérée comme un intermédiaire du développement, qui stimule besoin et intérêt chez l’enfant.

Freinet va reprendre ces idées sur la nature de l’enfant en développant comme nous le verrons dans la seconde partie, une éducation naturelle qui prône l’expérience et le travail de l’enfant. De nouvelles fonctions seront alors attribuées à l’éducation, les fonctions morales. La place de la nature de l’enfant est alors questionnée.

Notes
47.

- Ibid.

48.

- PESTALOZZI. J., Comment Gertrude instruit ses enfants ?, Trad, 4ème édition, Dawin, 1848, p. 103.

49.

- p. 179.

50.

-p. 195.

51.

- ULMANN. J., Op. cit.

52.

- MONTESSORI. M., La formation de l’homme, Préface de Renilde Montessori, Desclée de Brouwer, 1996 , p. 15.

53.

- Idem, p. 101.