3 – La conception de Freinet

L’éducation doit mener l’enfant vers les fins auxquelles sa nature le destine, et elle doit s’adapter à sa nature propre pour le conduire à ses fins. Il existe une nature enfantine et il ne saurait être question de la brimer comme les anciens pédagogues le firent. Les réalités et les vocations de la nature enfantine commandent les éducateurs d’accomplir celles–ci et d’observer celles–là.

L’éducation doit être naturelle dans ses buts et dans ses moyens. Freinet, ne se propose pas tant de conformer l’enfant aux exigences intemporelles d’une nature que d’aider à l’accomplissement de la nature enfantine. Cette préoccupation est présentée dans l’ouvrage ‘ « Naissance d’une pédagogie populaire, méthodes Freinet  ’» 54 , et largement développée dans ‘ « Méthode naturelle de lecture  ’» et ‘ « Méthode naturelle de dessin  ’» 55 .

L’ancienne pédagogie assignait pour rôle à l’éducation de conduire l’enfant de l’état enveloppé et précaire qui est le sien à un état de maturité, celui de l’adulte. Elle se proposait de faire une adulte de l’enfant. La pédagogie nouvelle, au contraire, refuse de regarder au–delà des intérêts et des pouvoirs de l’enfant. L’enfant est moins l’objet que le guide d’une telle éducation. Ces deux attitudes commettent une même erreur à l’égard de la nature de l’enfant. Elles admettent que la nature de l’enfant est composée de facultés séparées dont chacune a une fonction définie qui la voue à l’accomplissement de fins elles–mêmes définies. A partir de cette idée commune, les conceptions éducatives divergent.

L’ancienne pédagogie est exclusivement attentionnée à ce qu’elle pense être l’aboutissement ultime des activités des différentes facultés. Elle ne se soucie pas des manifestations provisoires de ces facultés qui définissent pour elle l’enfant. Contrairement, la nouvelle pédagogie refuse de projeter dans l’avenir les facultés de l’âme de l’enfant. Elle ne connaît que des fonctions et s’en tient à elles, se souciant simplement de favoriser l’exercice de ces fonctions.

« Notre époque, préoccupée d’éducation populaire, a aujourd’hui dépassé ce stade. Nous sommes, les uns et les autres, à la recherche des méthodes pédagogiques qui peuvent le mieux développer et promouvoir les aptitudes artistiques de la masse des enfants, dans le cadre normal d’un milieu social et d’une école dont nous devons prévoir, orienter et préparer l’évolution» 56 .

La nature enfantine est constituée d’intérêts selon Freinet. Par définition, l’intérêt est l’attitude psychologique par laquelle le moi s’attache à une réalité quelconque idéale ou concrète. Cette attitude comporte un aspect à la fois objectif et subjectif. Les tendances latentes auxquelles il renvoie, les émotions dont il s’accompagne manifestent la présence du moi dans les intérêts. L’intérêt constitue l’événement psychologique par lequel le sujet prend conscience, ou sentiment, de lui–même et des choses. Les intérêts adaptent l’enfant, puis l’homme, aux réalités en présence desquelles ils se trouvent. Car la connaissance et l’action ne sont pas conçues comme des opérations qui s’accompliraient immédiatement. La connaissance est tâtonnante, l’action aussi. La notion d’expérience englobe la connaissance et l’action, et révèle les difficultés, les efforts dont elles s’accompagnent l’une et l’autre. Le sujet, placé en présence des choses, éprouve certains intérêts. Ces intérêts ont pour conséquence de lui suggérer des projets destinés à les satisfaire. Ces projets constituent des façons d’affronter l’objet. Pensée et action sont unies au sein d’une expérience qui n’est jamais terminée et telle que chaque résultat obtenu met en cause tous les résultats précédents. Il ne faut pas isoler les facultés de l’enfant dans son âme.

La tâche de l’éducateur ne peut consister qu’à s’en remettre à la nature enfantine. Il faut abandonner l’enfant à ses intérêts propres. Ils susciteront des projets et une expérience qui lui permettront de suivre sa voie. L’éducation ne saurait donc avoir pour effet ni de contraindre l’enfant à des façons d’agir et de penser qui sont celles de l’adulte, ni d’accorder à l’enfant la charge de faire la loi à l’éducateur. L’adulte est seulement un enfant qui a accumulé des expériences que l’enfant ne possède pas. Le rôle de l’éducation n’est pas la préparation de l’enfant à la vie adulte, et n’est pas l’assujettissement de l’enfant à une vie qui serait proprement enfantine. Il est dans le refus d’isoler l’enfance à l’âge adulte. L’éducation a donc pour but d’accomplir la nature de l’enfance.

« Et c’est forts de cette certitude que nous avons réalisé nos méthodes naturelles dont les scientistes essaient de contester la valeur » 57 .

Cette conception de l’éducation défendue par Freinet est évidemment en lien étroit avec une théorie de l’expérience, une représentation de la nature humaine chez l’enfant et chez l’adulte, un sentiment très vif de l’importance de conditions extérieures, et plus particulièrement sociales, pour le développement individuel. Il faut s’efforcer de lui faire acquérir l’expérience par ses propres moyens. L’éducation aide la nature humaine à s’accomplir en se perfectionnant.

Le petit enfant esquisse une multitude de gestes et s’en tient à ceux qui ont réussi : le nouveau-né passe d’un tâtonnement mécanique, expression inefficace des besoins, à un tâtonnement intelligent caractérisé par la perméabilité à l’expérience, c’est-à-dire par la capacité à intégrer les acquis de l’expérience.

« Si l’individu n’est sensible qu’à l’appel impérieux de son être et aux sollicitations extérieures, ses réactions se font mécaniquement, en raison seulement de la puissance de l’appel et des variations des circonstances ambiantes. Chez certains individus-animaux ou humains–intervient une troisième propriété : la perméabilité à l’expérience, qui est le premier échelon de l’intelligence. C’est à la rapidité et à la sûreté avec lesquelles l’individu bénéficie intuitivement des leçons de ses tâtonnements que nous mesurons son degré d’intelligence » 58 .

L’apprentissage de l’enfant est nécessairement socialisé : la mère, les autres, la société constituent des recours barrières : ‘ «les recours barrières : pas trop loin pour que les enfants puissent s’y appuyer le cas échéant, pas trop près cependant afin que l’enfant garde malgré tout suffisamment de large pour s’y épanouir et se réaliser ’» 59 .

Le principe se fonde aussi sur l’idée de la non-dissociation de l’affectif et de l’intellectuel dans les apprentissages, auxquels les notions de réussite et de plaisir sont associées.

« Dans ses tâtonnements l’individu mesure et exerce non seulement ses propres possibilités, mais il essaie aussi de s’accrocher au milieu ambiant par des recours susceptibles de renforcer son potentiel de puissance. Mais le milieu est plus ou moins complaisant, plus ou moins docile, plus ou moins utile. Il est tantôt recours, tantôt barrière, le plus souvent un complexe mélange des deux. C’est de la position et du jeu de ces recours-barrières que résulte en définitive le comportement de l’individu vis-à-vis du milieu, avec : les recours-barrières famille, les recours-barrières société, les recours-barrières nature, les recours-barrières individus » 60 .

La pédagogie développée par Freinet est fonctionnelle parce qu’elle vise à accomplir la fonction de l’enfance à ses différents stades puis la fonction de l’adulte. Les fonctions de l’enfant, celles de l’adulte sont les comportements auxquels leur déterminisme approprie l’un et l’autre.

Le climat pédagogique défendu par Freinet est celui de la coopération, celui à travers lequel les différentes natures vont partager et s’enrichir. La socialisation que Freinet développe dans la vie scolaire, est destinée à éveiller le besoin de coopération et de solidarité. Sa propre expérience apprendra à l’enfant les nécessaires sacrifices qu’exige de l’individu la participation à une vie collective. Il faut leur accorder toute l’autonomie compatible avec leur âge.

La notion de méthode naturelle selon Freinet est donc complémentaire de celle du tâtonnement expérimental. ‘ « Tous les progrès, non seulement des enfants et des hommes, mais des animaux aussi, du plus petit au plus grand, se font par ce processus universel du tâtonnement expérimental  ’» 61 .

Pédagogiquement, cette méthode implique l’organisation d’un milieu riche en outils et techniques à l’école, des partenaires aidant, et un appui au tâtonnement expérimental et à la libre expression. Cette libre expression pédagogique doit permettre à chacun d’exprimer ses sentiments, ses émotions, ses impressions, ses réflexions, ses doutes.

Les supports de la libre expression sont multiples : la parole et l’écriture mais aussi la musique et la peinture, le théâtre, le travail de la terre, et dans un registre autre mais essentiel dans les classes Freinet : le travail manuel et les productions audiovisuelles par le son et l’image.

La nature de l’enfant doit donc être reconquise selon Freinet. Par la notion de méthode naturelle, il faut donc entendre une centration sur l’enfant dans sa dynamique personnelle d’appropriation des connaissances . D’où l’importance du tâtonnement expérimental, formule qui revient sans cesse chez Freinet, et qui réfère à la fois aux stratégies d’apprentissage de l’enfant, et plus globalement à la prise en compte de la fonction de l’erreur dans la démarche scientifique. Il y a toujours chez Freinet une articulation entre la philosophie, la psychologie, la sociologie et la pédagogie, qui l’amène à poser une cohérence entre l’attitude du maître face à l’enfant en situation de découverte et l’élaboration de la connaissance scientifique.

Freinet n’idéalise pas l’enfant et ne le sort pas de son contexte social et culturel, tout comme on pu le faire les partisans de l’éducation nouvelle. L’enfant dont parle Freinet se construit dans une coopération avec les autres, il est imbriqué dans les relations sociales, il est le moteur de la société future, et se définit donc par l’expression vitale, utile à lui comme à ses semblables, à savoir cette dimension qu’on retrouve toujours chez lui, de la valeur fondatrice du travail.

Notes
54.

- FREINET. E., Naissance d’une pédagogie populaire, Méthodes Freinet, Maspero, Paris, 1978.

55.

- FREINET. C., Œuvres Pédagogiques, Méthode naturelle de lecture, et Méthode naturelle de dessin, Tome 2, Editions du Seuil, Paris, 1994.

56.

- Idem, p. 419.

57.

- FREINET. C. , Les méthodes naturelles dans la pédagogie moderne, Introduction, Collection Bourrelier, Editions Armand Colin, Paris, 1956.

58.

- FREINET. C., Œuvres Pédagogiques, Essai de Psychologie sensible, Tome 1, Editions du Seuil, Paris, 1994, p. 373.

59.

- Ibid, p. 420.

60.

- FREINET. C., Œuvres Pédagogiques, Essai de Psychologie sensible, Editions du Seuil, Paris, 1994, p. 422.

61.

- FREINET. C., Les méthodes naturelles dans la pédagogie moderne, Introduction, Collection Bourrelier, Editions Armand Colin, Paris, 1956.