2 – Le Développement de la Socialisation au cours des âges

Freinet distingue dans son ouvrage L’école moderne française 103 quatre grandes étapes éducatives dans le développement de la socialisation chez l’enfant. La première étape est la période préscolaire, qui va s’étendre de la naissance à la fin de la deuxième année. La deuxième étape est la période au cours de laquelle l’enfant est mis dans des réserves d’enfants et des jardins d’enfants, de deux à quatre ans. La troisième étape est la période où l’enfant entre à l’école maternelle et enfantine, de quatre à sept ans. Enfin, la quatrième étape est celle où l’enfant est à l’école primaire de sept à quatorze ans.

La période préscolaire présente quatre points essentiels à considérer selon Freinet. La santé des parents et la lutte contre les causes qui la compromettent prématurément, les soins spéciaux à la femme enceinte, la préparation technique du milieu qui est appelé à recevoir le nouveau-né et à en déterminer le premier comportement, et la conduite des parents durant ces premières années de l’enfance. L’intérêt porté ici par Freinet pour l’Education familiale est intéressant. En effet, Freinet considère que l’école va ensuite prendre le relais de cette éducation familiale, c’est pourquoi il convient d’apporter des conseils aux parents et de l’améliorer si besoin. La famille va en quelque sorte préparer les données sociales de l’enfant, et ce dès son plus jeune âge. L’enfant n’est pas neutre pour Freinet, il arrive à l’école avec un passé, une histoire, une culture qui sont à prendre en compte pour poursuivre sa quête vers le statut d’homme social.

Les réserves et les jardins d’enfants constituent la seconde étape. ‘ « Quelle que soit l’étape de la vie que l’on considère, l’éducation véritable se poursuit selon un principe général d’expérience tâtonnée  ’» 104 qui prime toutes autres méthodes plus ou moins scientifiques.

L’éducation systématique est dans l’erreur lorsqu’elle prétend substituer ses méthodes rationnelles à un processus qui est la loi même de la vie. Tout ce qu’elle peut et qu’elle doit faire est de rendre cette expérience tâtonnée la plus riche possible, d’en accélérer l’évolution pour permettre l’ascension maximum des individus vers l’efficience sociale et l’humanité.

« Pour se préparer efficacement à la vie, les jeunes enfants ont donc besoin d’être dans un milieu riche et aidant où ils puissent se livrer à ces expériences tâtonnées » 105 . ’ ‘« Là où le milieu ne permet pas les expériences tâtonnées que nécessite l’adaptation de l’enfance aux situations nouvelles, l’éducateur doit se livrer à une gymnastique pédagogique spéciale avec leçons mimiques, tours de passe-passe » 106 .’ ‘« Dans un milieu naturel, la tâche de l’éducateur sera beaucoup plus facile. Il lui suffira de comprendre le nouvel esprit pédagogique et de savoir aider comme il convient l’expérience enfantine » 107 .’

Les réserves d’enfants sont aménagées dans un parc, un espace libre, le plus près des centres urbains intéressés. ‘ « Notre réserve ne sera donc pas une salle ou un parc quelconques. La préparation matérielle et technique de ce milieu sera, on le comprend, un de nos soucis éducatifs essentiels  ’» 108 .

Ces réserves d’enfants présentent un milieu naturel : ‘ « L’enfant, pas plus que l’animal sauvage, n’est fait pour vivre enfermé. Le milieu qui lui convient le mieux, c’est la nature. C’est donc la nature qu’il faut mettre à sa disposition (bois et arbustes, rochers et grottes, petit lac avec plage de sable)  ’» 109 .

Un milieu naturel, cultivé (prés, céréales) est indispensable ; des animaux sauvages vivant en liberté et qu’il est interdit de détruire (oiseaux, lièvres, lapins, poissons, etc..) ; des animaux domestiques à l’étable ou dans les champs (vaches, chèvres, ânes, pigeons, poules, tourterelles) ; et des jardins des enfants, terrains spéciaux où les enfants pourront remuer librement la terre avec des outils appropriés dont les éducateurs donnent les modèles.

Les locaux sont toujours conçus pour ‘ « permettre l’expérience tâtonnée des enfants  ’» 110 . Le rez-de-chaussée est le domaine des enfants avec : le logement des animaux domestiques ; une salle vivante avec plantes d’appartement, semis en pots, tourterelles, petite exposition de produits selon la saison ; la salle d’expérience tâtonnée avec caisse de sable, petit jeu d’eau et petit bassin, matériel d’éducation, cubes, disques, jouets, voiture, poupées, ménages…  ; la salle de repos avec tapis, sièges, table, organisation pour goûter chaud, lits : ‘ « Le premier étage comporte le logement des gardiens : travailleurs choisis pour leurs qualités pédagogiques pour soigner les animaux et travailler les champs sous l’œil des enfants ; jardinières et infirmières pour aider et surveiller les enfants  ’» 111 . Il s’agit de réaliser au mieux le milieu riche qui permet à l’enfant de se préparer vraiment, par l’action exclusivement, à ses progrès de demain.

L’école maternelle constitue le stade éducatif intermédiaire entre le milieu familial, complété et secondé si nécessaire par les réserves d’enfants, et le milieu scolaire habituel. Au stade précédent, l’enfant a procédé à la prospection méthodique du milieu qui l’entoure puis, en possession des premières conclusions de ses expériences, il s’est livré à un premier aménagement de sa personnalité.A quatre ans, il s’essaie à dominer ce milieu. ‘ « C’est la période du travail qui commence et qui se présente sous les deux formes parallèles et complémentaires de jeu-travail et de travail–jeu  ’» 112 . Il s’agit alors de prévoir les locaux et le milieu qui conviennent au maximum à ce travail-jeu ; les matériaux, le matériel et les techniques qui permettent travail-jeu et jeu-travail ; l’organisation générale de l’activité en fonction de cette éducation du travail. Une école maternelle vivante comprendra donc : une salle vaste, parfaitement éclairée, aérée et ensoleillée contenant le matérield’expérience et de travail ; une salle attenante ou un coin de nature dans la salle même qui remplacera la nature et le jardin extérieur pendant les mauvais jours ; un jardin avec arbres, prés, eau, cultures, pour le travail effectif des enfants ; une annexe avec animaux domestiques, insectes, aquarium, vivarium, herbier.

Selon Freinet, dans son Essai de psychologie sensible, il y a trois étapes dans l’évolution active de la vitalité enfantine :

« une première période de prospection tâtonnée, au cours de laquelle l’enfant expérimente, cherche, examine, éprouve, pour se familiariser avec le milieu ambiant et repousser toujours plus loin le mystère et l’inconnu qui menacent sa puissance.
Cette période s’achève vers la fin de la deuxième année, lorsque l’enfant commence à marcher, qu’il acquiert, de ce fait, une plus grande autonomie dans les réactions et que ses mains libérées vont lui permettre les premières activités constructives.
Une deuxième période d’aménagement. L’enfant ne se contente pas de connaître pour connaître, de remuer une pierre pour essayer des forces neuves ou pour voir seulement ce qu’il y a dessous.
Il commence à organiser sa vie, et ses expériences tâtonnées se groupent et s’agglutinent inconsciemment autour des besoins physiologiques essentiels et des troublants mystères de la vie. Mais il ne sort pas encore de lui-même où il a tout à faire encore et ne peut, de ce fait, se livrer à aucune activité suivie, qu’elle soit travail - jeu ou jeu -travail.
Le jeu lui-même reste une activité strictement personnelle dans le cadre de cet aménagement. C’est la période de l’égocentrisme, décrit par tant de psychologues.
Les éducateurs préfèrent dire, aménagement, pour bien montrer le but de cet égocentrisme qui n’est pas simplement tendance à tout ramener à soi, alors que l’enfant peut, en même temps, faire des gestes d’étonnante générosité. Il s’agit plutôt d’une nécessité fonctionnelle »
113 .

Cette période d’aménagement va durer jusqu’aux environs de 4 ans.

« Alors commence la période de travail. Vers 4-5 ans, l’enfant a suffisamment prospecté en lui les locaux avec lesquels il éprouvait la nécessité de se familiariser. Il a procédé au minimum d’aménagement indispensable, organisé ses premiers réflexes vitaux.
Il a dès lors du temps de libre pour partir à la conquête du monde. Cette conquête s’effectue par le travail qui est l’activité par laquelle l’individu satisfait ses grands besoins physiologiques et psychiques afin d’acquérir la puissance qui lui est indispensable pour accomplir la destinée.
A cette étape donc, l’enfant travaille si les circonstances du milieu et la loi de l’adulte le lui permettent.. A défaut, il se livre à un jeu - travail qui est le substitut plus ou moins symbolique du travail - jeu dont il éprouvait la nécessité »
114 .

La période préscolaire correspond donc à la phase de prospection tâtonnée, les réserves d’enfants et jardins d’enfants à la phase d’aménagement, l’école maternelle puis l’école primaire à la phase de travail, mais dans la pratique le passage d’un de ces stades au suivant est toujours essentiellement progressif.

« La nature reste toujours le milieu le plus riche et celui qui s’adapte le mieux aux besoins variables des individus. Il ne doit pas y avoir d’école maternelle sans milieu naturel  ’» 115 . Ce milieu naturel répond aux soucis d’aménagement et de travail. En vue du besoin d’aménagement on doit éviter de tout travailler, de tout planter, de tracer des allées étroites hors desquelles

« Il faudra réserver des coins où les enfants qui n’ont pas encore accédé à la phase du travail pourront poursuivre leurs expériences, leurs constructions, leurs essais, à leur rythme et selon leurs moyens physiologiques et leur équilibre psychique » 116 . ’ ‘« Mais nous organiserons en même temps la lente maîtrise du milieu par le travail, qui a toujours une fin sociale – même si cette fin nous échappe parfois . Nous devons prévoir : des cultures, de l’élevage, des constructions de murs, de barrières, de cabanes et de maisons, de canaux, de moulins, etc. A la phase précédente l’enfant ne s’intéresse qu’accidentellement à ces travaux ; il préfère regarder ou alors il se livre à une activité intermittente, qui n’est qu’à titre d’expérience, d’essai, pour exercer, mesurer et parfaire ses possibilités. Puis il retourne à son aménagement. A la phase nouvelle l’effort a un but pour ainsi dire objectif : réaliser, créer, susciter de la puissance » 117 .’

Pour les jours où il est impossible de se rendre au milieu naturel, surtout lorsqu’il se trouve séparé de l’école, ils ont dans une salle, comme dans la réserve des enfants, un coin de nature qui en est du moins l’image. Le milieu naturel, essentiellement tonifiant, ne saurait cependant suffire pour l’éducation contemporaine.

Freinet y ajoute les activités mécaniques, les activités intellectuelles et les activités artistiques. Par activités mécaniques, il entend l’emploi des outils, fruits de la civilisation, qui permettent d’accélérer leur expérience tâtonnée, intensifient et prolongent leur puissance. ‘ « L’enfant normal veut et doit, à cet âge, aller plus avant. Il doit, et il veut, s’initier aux gestes essentiels du travail qui, par son action toujours plus différenciée sur le milieu ambiant, crée les éléments nouveaux d’équilibre et de puissance  ’» 118 . L’enfant recherche spontanément l’emploi des outils.

L’enfant doit maintenant ajuster ces outils à ses mains, les intégrer à son activité sociale, s’en servir pour les réalisations vitales dont il prend progressivement conscience.

« Il ne se contentera plus de planter des clous : il voudra fabriquer une caisse pour un usage particulier qui s’impose à lui ; il ne sciera plus n’importe quoi, mais seulement en vue d’un but qu’il recherche, il se fatiguera bien vite à tourner une manivelle si le mouvement qu’elle entraîne n’a pas une utilité réalisée dans sa fonction de travail » 119 .

Certains outils, pourtant affectionnés des enfants, devront être écartés à ce degré parce que dangereux ou nécessitant une force et une maîtrise de la main qui ne sont pas encore de cet âge : couteau, scie, marteau, notamment.

Le matériel spécial de la Coopérative permet tout à la fois les activités d’aménagement et la réalisation par le travail d’objets, d’instruments, de jouets utiles à la communauté. Par le matériel nouveau et les activités multiples, qu’il permet, tant au jardin que dans les locaux même de l’école, l’enfant s’initie à la maîtrise de certains outils plus ou moins mécaniques qui lui permettent de dominer peu à peu la matière pour la plier à sa volonté et à ses besoins et accroître ainsi sa propre puissance.

Il y a un autre genre d’outils, ceux qui permettent à l’enfant d’entrer en contact avec ses semblables, d’extérioriser et de formuler ses besoins, de développer et d’approfondir la conscience qu’il a des relations entre les éléments et leurs manifestations, de dominer progressivement la nature par : le langage qui, après les mains, est le premier et le plus éminent des outils, par le dessin, l’écriture, l’imprimerie et la lecture.

« Il y a, pour chacun de ces outils, une technique d’initiation et d’emploi qui nécessite une mise au point parfaite, à la mesure du processus de vie et d’acquisition des enfants à cet âge. Comme pour les outils mécaniques, il s’agit d’éliminer tout danger et de préparer un matériel que l’enfant puisse utiliser avec succès pour des réalisations non exclusivement scolastiques, mais vivantes et dynamiques » 120 .

Freinet oriente les enfants vers un langage global, de relation et d’expression selon le processus naturel. D’ailleurs les travaux qu’il leur offre les incitent au langage vivant : dans les champs, autour des animaux qu’ils soignent, ils sont entraînés à parler pour exprimer les réactions complexes auxquelles ils ajustent comme ils peuvent les mots et expressions qui leur sont familiers. Il encourage le besoin d’expression de l’enfant.

« Après avoir placé les enfants dans leur élément de création et de travail, l’éducatrice les écoutera parler, les stimulera dans les directions qui lui paraissent favorables ; elle notera l’essentiel de leurs paroles et réalisera ainsi un texte qui sera comme l’émanation supérieure, la synthètisation et la fixation magique d’une tranche de vie. Les enfants y sont extraordinairement sensibles et l’émotion qui en résulte est la première manifestation vraiment intellectuelle. Ce texte est écrit au tableau, illustré si possible d’un dessin suggestif, puis transcrit par l’institutrice sur un cahier de vie de la classe où sont conservés également les meilleurs dessins, puis placé dans une vitrine d’honneur » 121 .

Il s’agit, en effet, d’éviter à tout prix de systématiser, d’abuser de la scolastique dans ces relations.

La première étape de l’écriture-lecture est dans le dessin, création manuelle d’abord, expression ensuite. Les éducateurs peuvent stimuler et enrichir cette pratique du dessin en se procurant un appareil à polycopie ou mieux un limographe. Avec l’un de ces appareils, ils reproduisent donc chaque jour le dessin qui leur paraît le plus expressif, et ce n’est pas toujours le plus parfait. Ils veillent d’ailleurs à ce que chaque élève ait, à son tour, l’honneur de la reproduction. Des spécimens de ces tirages s’alignent en frise autour de la classe ou sont transmis aux parents pour susciter ce besoin de communication. On devine la richesse et la valeur pédagogique de telles techniques, surtout lorsqu’elles s’imbriquent avec une si totale perfection dans tout le processus de vie, d’action et de travail. L’enfant s’exerce d’abord à maîtriser sa main et son crayon et ce n’est que lorsqu’il domine suffisamment sa technique que son dessin devient expression.

Cette histoire que l’éducateur a ainsi croquée, notée, transcrite, l’enfant va tâcher maintenant de l’exprimer à sa manière, de la revivre, de se l’approprier et de l’enrichir par le dessin. Celui-ci doit être absolument libre.

L’éducatrice doit se contenter de s’intéresser à l’œuvre réalisée qui a toujours sa large part d’originalité, et en profiter pour faire parler l’enfant, pour l’engager à s’extérioriser à se socialiser.

A partir d’un certain degré de maîtrise, il y a dédoublement et bifurcation. L’enfant continue à s’exprimer par le dessin, mais il commence aussi à s’intéresser plus activement à ces pattes de mouches qui sont une traduction particulière du langage : il dessine par imitation le texte manuscrit, puis s’intéresse plus spécialement aux mots, aux lettres.

L’intuition lui vient du procédé lui-même de l’expression écrite qui est basée sur la valeur phonétique des signes. Et, en partant de cette valeur des signes, il va enfin écrire à son tour, exprimer sa propre pensée. Le passage du dessin à l’écriture est achevé, à la suite d’une multitude de tâtonnements intermédiaires. Si le dessin, comme toutes les techniques d’expression artistique, se suffit à lui-même parce qu’il produit de la beauté et suscite de l’émotion, l’écriture n’a pas le même exaltant privilège.

Les techniques Freinet répondent à cette nécessité pédagogique de motivation. L’enfant comprend maintenant la valeur d’expression et de traduction de l’écriture. Les éducateurs ont réalisé cette motivation par leur technique : expression libre, polycopie ou imprimerie, illustration, réalisation d'un journal scolaire communiqué aux parents et échangé avec les journaux d’autres écoles correspondantes, échange étendu d’ailleurs jusqu’à une inter-connaissance qui lui donne une portée pédagogique insoupçonnée. Chaque jour un texte, expression des soucis ou des intérêts dominants des enfants, est rédigé en commun puis écrit au tableau.

Ce texte peut être reproduit au limographe. Mais la supériorité de l’imprimerie avec gros caractères est incontestable. Avec l’aide de l’éducateur ou de quelque élève plus âgé les élèves reproduisent dans leur composteur le texte au tableau. Puis le texte entier est imprimé par les enfants eux-mêmes, qui, dès 5-6 ans, y parviennent parfaitement.

Le texte peut d’ailleurs être enrichi par un dessin polycopié ou limographe ou par un cliché lino ou carton. A défaut, il sera illustré à la main par les enfants eux-mêmes qui le revivront, le repenseront, se l’approprieront avant de la classer dans leur livre de vie ou de l’ajouter à la frise animée qui s’étale sur les murs.

Des correspondances manuscrites doublent cette correspondance imprimée. L’envoi de photos, de jouets, de colis divers donne un maximum d’intensité à ce besoin de parler au loin.

L’enfant est pris dans un véritable réseau d’intérêts naturels. Ce processus, absolument conforme au processus naturel d’initiation au langage, permet la montée sûre, par le processus d’expérience tâtonnée, du langage à l’expression, à l’écriture, puis à la lecture.

L’essentiel est que l’enfant sente la valeur, le sens, la nécessité, la portée individuelle et sociale de l’écriture-expression. Cette technique Freinet permet la montée naturelle et éducative du langage à l’expression par l’écriture, puis à la lecture.

« L’enfant parle, voit se fixer au tableau, sous une forme nouvelle, les pensées ou les actes exprimés ; par son propre travail il transforme ce texte manuscrit en une émouvante page imprimée ; il communique ainsi son langage à des personnes éloignées qui lui répondent par le même truchement. De cette imprégnation permanente résulte la fixation dans la mémoire visuelle, aidée par la mémoire auditive, des formes, des mots et des phrases dans leur rapport avec l’idée exprimée » 122 .

L’enfant compare en permanence les mots écrits aux mots parlés, les mots écrits par lui, à ceux qui servent de modèle au tableau ou sur l’imprimé, les mots reconnus dans les journaux reçus des correspondants, aux mots identifiés dans les livres ou les journaux. Il se produit un travail profond. L’enfant sait lire sans exercice de lecture.

Les techniques qui précèdent ont orienté les élèves vers les acquisitions plus particulièrement intellectuelles par l’emploi de ces outils que sont le langage, l’écriture et la lecture. Tant que l’enfant n’a pas le choix entre une gamme variée d’activités, les notions de plan de travail ne s’imposent nullement. L’éducateur ne se contentera plus de tout ordonner, heure après heure, de sa propre autorité. C’est en collaboration avec les enfants qu’il établira les plans de travail. L’éducateur doit prévoir : un plan de travail général établi pour une semaine, et tenant compte des nécessités qu’imposent le milieu, les règlements, ainsi qu’un minimum de discipline collective ; et un plan de travail individuel pour une semaine sur lequel l’enfant inscrit les tâches qu’il veut et doit accomplir, et dont il surveille lui-même l’exécution.

« Avec le plan de travail, l’enfant devient pour ainsi dire libre dans le cadre de certaines barrières qu’il a, d’avance, mesurées et acceptées. Dans les limites de ce cadre, il peut aller à son pas, mesurer l’avancement de sa tâche, se hâter pour se reposer ensuite ou se donner à d’autres activités plus passionnantes. Il acquiert à cette pratique, même tout jeune, la notion de l’ordre, de la maîtrise de soi, de la confiance, de l’amour du travail fini qui évoluera en conscience professionnelle, de l’équilibre et de la paix conquis de haute lutte par la vertu du travail » 123 .

Cette pratique des plans de travail à l’école maternelle, comme aux autres degrés, est au centre de la discipline nouvelle qui n’est nullement fantaisiste et individualiste comme on l’a parfois supposé, ni arbitrairement autoritaire, mais qui est la résultante d’une organisation méthodique de l’activité individuelle dans le cadre de la vie complexe de la classe.

« A l’encontre de certains théoriciens d’éducation nouvelle, nous ne pensons pas que nous devions laisser les enfants aller exclusivement au gré de leurs tendances et de leurs fantaisies individuelles. Ce serait les tromper sur la vie, et susciter un déséquilibre qui les opposerait tôt ou tard aux exigences du milieu naturel ou social. L’enfant est, dès sa naissance, baigné dans un ensemble complexe, et souvent, hélas, tyrannique, d’obligations familiales et sociales qui dominent même notre action formative. Ces rapports nécessaires avec le milieu, nous aurions tort de les laisser au hasard, car ce serait faillir à une exigence élémentaire de notre fonction. Notre rôle est d’adapter au maximum l’éminence incontestable de la personnalité humaine aux nécessités de la vie en commun, même si ces nécessités nous paraissent parfois illogiques et déraisonnables » 124 .

Freinet ajoute, ‘ « La société a également posé ses barrières. Les unes sont générales–ce sont les programmes et les horaires auxquels nous sommes obligés de nous conformer ; les autres contingentes et locales–ce sont les habitudes, les traditions, les opinions, les exigences des parents ou des élites. Nous continuerons de même, en partant de ces réalités qui sont compensées du reste par des possibilités de recours que nous tâcherons d’exploiter. A nous d’aider l’organisation dans ce cadre de recours–barrières, en repoussant le plus possible les barrières, en intensifiant et en systématisant les recours. Notre système des plans de travail va nous apporter la solution pratique  ’» 125 .

La délimitation précise du travail à réaliser, rassure et encourage l’enfant, à condition qu’il ait établi lui–même son plan de travail, avec l’aide de l’éducateur ou de camarades, dans le cadre de certaines nécessités dont il comprend ou admet l’urgence ; l’enfant aura à cœur de le terminer. Le plan de travail donne à l’enfant une certaine autonomie dans l’emploi du temps de sa journée. Avec le plan de travail, l’élève veut aller plus vite, il veut se surpasser…c’est dans sa nature.

Cependant la technique ne donne ses effets que si l’éducateur, de son côté, entre dans le jeu, et respecte intégralement le contrat régulier que représente le plan. Si l’enfant qui a terminé son plan le vendredi tient à passer sa journée de samedi à lire, ou à jouer, les éducateurs ne doivent pas y contredire.

L’individu travaille en fonction de la communauté.

Comme à l’école primaire, l’application des techniques Freinet à l’école maternelle repose tout d’abord sur la création d’un milieu éducatif le plus riche et le plus varié possible, susceptible de permettre à chacun des petits le maximum d’expériences dans le climat de sécurité, de confiance et de liberté.

L’enfant qui entre à l’école maternelle quitte pour la première fois un milieu familial plus ou moins sécurisant, pour entrer dans un milieu inconnu, d’autant plus redoutable et insécurisant pour lui que les locaux en sont plus vastes, les enfants plus nombreux, le personnel plus accablé par la lourdeur de la tâche.

L’école maternelle a l’ambition de mener chacun de ses petits vers la prise de conscience de ses pouvoirs sensori–moteurs et créateurs, de ses possibilités d’expression et de communication et de ses premières démarches intellectuelles.

Ce milieu éducatif doit tout d’abord répondre au premier besoin de l’enfant de cet âge, le besoin de sécurité. Il faut de ce fait une organisation convenable des entrées et des sorties ainsi que des récréations. L’enseignant doit établir le contact, le plus fréquemment possible, avec la maman, pour favoriser l’adaptation de l’enfant à ce milieu nouveau.

Il s’agit de rechercher le dialogue, la coopération entre l’école et la famille. Chaque classe peut vite devenir un milieu sécurisant à condition de garder son indépendance et de répondre au besoin d’activité.

L’école maternelle peut, en répondant à ce besoin, aider l’enfant à prendre possession de son corps, à maîtriser ses coordinations motrices, à perfectionner et à socialiser son langage, à affirmer sa personne à travers une affectivité qui tend peu à peu vers 5 ans ½ - 6 ans à la compréhension des autres, à l’échange, au dialogue.

L’expérience individuelle, l’activité personnelle, le tâtonnement expérimental par lesquels s’exercent les pouvoirs de l’enfant, se forme et s’exprime sa personnalité vont être recherchés. La découverte des qualités des objets s’opère par la pratique, par l’action, par l’usage et l’enfant qui construit ses perceptions se construit en même temps lui-même.

Freinet veut faire de l’enfant un être social, c’est pourquoi il utilise les occupations par groupes ainsi que l’activité collective.

A l’école maternelle surtout, tout enseignement plus ou moins didactique va être réduit à néant. Au double contact d’un milieu aidant et de techniques mécaniques, intellectuelles et artistiques appropriées, l’enfant va perfectionner la sûreté de ses gestes, qui est à la base de la sûreté de ses jugements et de ses réactions.

Ce que l’enfant ne sait pas encore exprimer avec une suffisante précision par la parole, par l’écrit ou la réalisation manuelle, il va l’extérioriser avec succès par le dessin, la gravure, le chant, la mimique ; il a une idée fonctionnelle de ses obligations individuelles et de son rôle social ; il est capable se plier à une discipline qui est fonction d’ordre et d’équilibre, tout en conservant son allant, son originalité et aussi, son pouvoir d’opposition instinctive aux tendances qui lui paraissent nuisibles à cette harmonie. C’est ainsi qu’il peut y avoir avantage à constituer pour certains groupes des fichiers auto -correctifs de lecture, d’écriture ou de calcul.

Freinet comme nous l’avons déjà vu, considère que l’enfant passe par un développement naturel. L’éducation se doit alors de prendre en compte la nature de l’enfant ainsi que son déroulement. C’est pourquoi Freinet a développé une éducation, qu’il qualifie de ‘ « naturelle  ’ ‘ » ’, au sens ou celle–ci va passer par des étapes éducatives au cours desquelles pensée et pratique pédagogiques sont repensées.

« C’est ce processus scolastique contre nature que nous devons dénoncer, et ce sera notre préoccupation essentielle et délicate, car le pédagogue croit déchoir s’il ne place sa fausse science à l’origine de toute connaissance dont l’enfant doit devenir maître ; s’il accepte de suivre la nature, les événements, au lieu de prétendre les remplacer » 126 .

Ce passage par périodes, dans des structures complémentaires, met à nouveau en avant un projet de socialisation de l’enfant. En effet, dès son plus jeune âge, au cours de cette période pré–scolaire, Freinet propose aux premiers éducateurs à qui est confié l’enfant, des lignes de conduite et d’action qui répondront à ce projet d’un développement naturel de la socialisation. Puis dès l’âge de deux ans, la relation à l’autre, l’échange, l’expérimentation, l’éveil culturel, le tâtonnement, prennent une place de plus en plus grande dans l’accompagnement pédagogique et social. Penser des étapes éducatives permet une certaine maîtrise du développement de l’enfant, un contrôle des procédures pédagogiques, au service d’un projet pédagogique et social. Cependant, on peut constater que pour Freinet il s’agit davantage de mettre en place un processus d’individualisation, par l’outil et le travail, plus que d’un processus de socialisation ; bien que les deux se retrouvent liés.

En effet, en mettant en place ce code pédagogique et ses étapes éducatives, Freinet donne ici des outils pratiques et théoriques aux enseignants a qui est confié l’enfant. Par ces derniers, il y voit surtout l’idée d’une connaissance plus précise de l’individu. C’est lorsque je connais bien l’enfant que j’ai en face de moi, que je peux répondre à ses besoins ; mais également et surtout mettre en place des stratégies d’apprentissages pour que celui-ci devienne un être social, un citoyen.

Notes
103.

- FREINET. C., L’école moderne française, guide pratique pour l’organisation matérielle, technique et pédagogique de l’école populaire, 5è éd., Editions Rossignol, Montmorillon, 1957.

104.

- FREINET. C, Œuvres Pédagogiques, L’école moderne française, Tome 2, Editions du Seuil, Paris, 1994, p. 24.

105.

- Ibid.

106.

- Idem, p. 25.

107.

- Ibid.

108.

- Ibid.

109.

- Ibid.

110.

- Ibid.

111.

- Idem, p. 26.

112.

- Ibid.

113.

- Idem, p. 29.

114.

- Idem.

115.

- Idem, p. 30.

116.

- Idem, p. 31.

117.

- Ibid.

118.

- Ibid.

119.

- Idem, p. 32.

120.

- Ibid.

121.

- Idem, p. 33.

122.

- Idem, p. 37.

123.

- Idem, p. 40.

124.

- Idem, p. 62.

125.

- Idem, p. 63.

126.

- FREINET. C., Les techniques Freinet de l’école moderne, Carnets de pédagogie pratique, Collection Bourrelier, Editions Armand Colin, 7è édition, Paris, 1975.