1 – Le tâtonnement expérimental

« Notre théorie psychologique du tâtonnement expérimental, base de notre pédagogie, va sans cesse s’affirmant. Elle est intuitivement admise et comprise par ceux qui pratiquent nos méthodes naturelles. Elle est critiquée et rejetée de parti pris par ceux qui, sans en connaître les vrais fondements, la considèrent comme s’opposant à la science dont on vante volontiers les conquêtes contemporaines. Il n’y a nullement opposition entre les méthodes scientifiques et le tâtonnement expérimental. C’est le progrès scientifique qui se fait par tâtonnement expérimental » 131 .

L’être humain est, dans tous les domaines, animé par un principe de vie qui le pousse à monter sans cesse, à croître, à se perfectionner, à se saisir des mécanismes et des outils, afin d’acquérir un maximum de puissance sur le milieu qui l’entoure. L’individu éprouve une sorte de besoin, non seulement psychologique mais fonctionnel, d’accorder ses actes, ses gestes, ses cris avec ceux des individus qui l’entourent, il veut devenir un être social, comme les autres. Il est donc naturel que l’enfant qui veut croître en puissance s’efforce de mettre ses gestes et ses cris à l’unisson du comportement et des paroles de son entourage.

Il n’existe pas d’autres démarchesque le tâtonnement expérimental, et la science elle-même n’en est que l’aboutissement. Dans son effort naturel pour mettre ses cris à l’unisson des cris ambiants, l’enfant essaie successivement toutes les possibilités physiologiques et techniques, toutes les combinaisons qu’autorise son organisme, mouvement de la langue et des lèvres, action des dents, inspiration et expiration.

Il retient, pour les répéter et les utiliser, les essais qui ont réussi et qui, par la répétition systématique, se fixent en règles de vie plus ou moins indélébiles. Il parvient ainsi à l’imitation parfaite des sons divers qu’il entend. Ce résultat est obtenu après un nombre varié d’expériences. Il n’y a là que tâtonnement et non-construction logique. L’enfant ne parviendra pas à imiter parfaitement un langage s’il l’entend imparfaitement. L’enfant imite aussi bien les défauts que les qualités.

Il se met tout simplement à l’unisson de l’expression ambiante. Le processus de tâtonnement expérimental n’est pas forcément plus long que les constructions prétendues logiques. Ce processus peut d’ailleurs être perfectionné et accéléré. Un milieu «aidant» qui présente des modèles aussi parfaits que possible, qui facilite et motive une permanente expérience personnelle, qui oriente la répétition et la systématisation des réussites en diminuant les fausses manœuvres et les risques d’erreur est, sans aucun doute, décisif dans cette accélération. Il y a une gradation dans la méthode naturelle.

Mais c’est une gradation à la mesure des besoins de l’enfant, d’une part, de ses possibilités physiologiques et techniques, d’autre part. Si le travail scolaire est motivé comme l’est le comportement hors de l’école, l’enfant éprouvera naturellement le besoin et le désir de monter sans cesse, de perfectionner expérimentalement ses techniques pour les rendre plus efficientes en face du problème complexe de la vie. Cette motivation, ce besoin naturel d’accroître la puissance vitale sont à la base du tâtonnement expérimental. La motivation et le sentiment de besoin apparaissent en partie par l’intermédiaire de l’entourage qui va solliciter l’enfant. Il va de soi que, si l’on supprime la motivation et le besoin vital de croissance, tout le mécanisme du tâtonnement expérimental est faussé.

« Dans toutes les matières à enseigner incluses dans un programme dont le moins qu’on puisse dire, c’est qu’il n’est pas intégré à la vie, dans toutes les disciplines, calcul, sciences, histoire, géographie, morale, c’est la leçon du manuel, reprise et commentée par le maître, qui supplée à l’expérience de l’enfant, à sa vision des choses. La leçon faite, automatiquement surgissent les exercices qui doivent confirmer les règles expliquées, alors qu’il aurait été si facile de mettre à la disposition des enfants le matériel et la documentation leur permettant d’archiver par eux–mêmes à la connaissance, en dehors de tout « baratin ». 90,95 % des élèves subissent l’enseignement livresque avec effort, perte de temps et d’énergie. C’est pour ces 90 % d’écoliers que nous avons cherché des solutions susceptibles de faire éclore en eux des aptitudes qui préfigurent et honorent l’homme qu’ils seront demain.
Les intérêts ne changent plus, passé un certain âge. Les intérêts se forment dans l’enfance, à l’âge de l’école primaire et de la famille… Si nous voulons que les hommes de demain ne soient pas handicapés dans la mobilité du travail, il faut deux choses : d’abord que, dès l’enseignement primaire, les enfants se voient offrir la possibilité de développer, sans difficultés, le plus d’intérêts possibles. Or, actuellement, ils n’ont à l’école qu’une formation de technique littéraire, aussi bien pour apprendre l’orthographe que le calcul… C’est peut–être un bien d’ailleurs, que la leçon traditionnelle soit inefficace, car certaines connaissances théoriques risqueraient de compromettre le processus souverain du tâtonnement expérimental qui est : ajustement, recherche, progression. L’intelligence manuelle, artistique, scientifique, ne se cultive point par l’usage des seules idées, mais par la création, le travail et l’expérience »
132 .

Il s’agit alors de chercher des solutions de remplacement sur des bases artificielles. Sans cette motivation vitale, il ne saurait y avoir de méthode naturelle.

« Mais notre pédagogie à la prétention d’être plus simple que la pédagogie traditionnelle parce qu’elle est naturelle, c’est à dire qu’elle est basée sur des principes et des comportements de bon sens que comprend et admet quiconque possède ce bon sens. Le seul fait de faire confiance à l’enfant, de l’aider au lieu de le commander, de le soupçonner et de le punir suppose une révolution dans le comportement des éducateurs » 133 .

A l’origine, chez l’enfant, un pur tâtonnement mécanique est présent. Il est suscité par une force qui est l’équivalent de la pesanteur pour l’eau de source. C’est ce besoin inné et encore mystérieux de vie, ce potentiel de puissance qui pousse l’être à monter, à aller de l’avant, pour réaliser une destinée plus ample. Il n’y a, en revanche, aucune pensée particulière, qui serait spécifiquement humaine, pour justifier ce premier tâtonnement mécanique.

L’expérience, qui n’est en définitive, qu’une systématisation et une utilisation du tâtonnement, commence. C’est elle qui est à l’origine du psychisme, et non le psychisme et une hypothétique pensée à la base de cette première manifestation dynamique de la vie. L’enfant esquisse les gestes qui, au moment où ils sont exécutés, sont possibles, et s’il en tient à ceux qui ont réussi. Si la direction adoptée est, à l’origine, due au pur hasard, le geste lui-même est par contre motivé, par tout le complexe fonctionnel de l’individu et par le milieu extérieur sur lequel cet individu réagit.

Les premiers actes d’un individu ne sont pas, au départ, des réactions intelligentes supposant un choix déterminé et menant à un résultat clairement prévu et sûrement atteint. A l’origine, les recours physiques et physiologiques ne sont chargés d’aucun contenu cérébral ou psychique. Ils s’effectuent par tâtonnement, ce tâtonnement n’étant lui-même, à ce stade de réaction mécanique entre l’individu et le milieu à la poursuite de sa puissance vitale.

La théorie psychologique du tâtonnement expérimental est la base de la pédagogie Freinet. Aucune, absolument aucune des grandes acquisitions vitales ne se fait par les procédés apparemment scientifiques.

« C’est en marchant que l’enfant apprend à marcher ; c’est en parlant qu’il apprend à parler ; c’est en dessinant qu’il apprend à dessiner. Il n’est pas exagéré de penser qu’un processus si général et si universel doive être exactement valable pour tous les enseignements, les scolaires compris.» 134 .

Et c’est fort de cette certitude que Freinet a réalisé des méthodes naturelles dont les scientifiques essaient de contester la valeur.

Tous les progrès, des enfants et des hommes, du plus petit au plus grand, se font par ce processus universel de tâtonnement expérimental. Le tâtonnement expérimental est souvent confondu avec la pratique des essais et des erreurs. La pédagogie Freinet apporte un élément nouveau à cette pratique des essais et des erreurs, c’est la perméabilité à l’expérience.

« A l’origine, l’acte est dû au pur hasard. Mais, bien vite, il creuse une trace par où il aura tendance à se répéter. Il n’y a là, dans la direction à prendre et dans les conditions du tracé, absolument rien de préalablement défini. Rien ne dit à l’acte qu’il doit aller dans un sens particulier. Seuls interviendront les obstacles qui feront barrage et qui entraîneront la vie dans le sens de l’acte réussi. L’acte réussi ouvre en effet la voie au torrent de vie. L’obstacle et l’échec le contrecarrent et le repoussent vers les voies ouvertes par l’expérience » 135 .

Quand ils parlent de perméabilité à l’expérience et de trace laissée dans le comportement, ils ne sous-entendent pas que l’enfant devra obligatoirement répéter longtemps l’acte réussi avant d’avoir la maîtrise. Cela dépend des enfants.

Certains enfants ont effectivement besoin de répéter cent fois le même geste avant d’en assurer la réussite. Leur corps est très peu perméable à l’expérience. Le corps humain a des possibilités encore insoupçonnées. Il est des enfants qui ont une sensibilité à l’expérience tellement aiguë, que le geste n’a pas même besoin d’être répété pour laisser sa trace indélébile. L’individu ne passe à une nouvelle acquisition que lorsque l’expérience en cours a fait sa trace indélébile. Alors, l’acte devient mécanique. Il est technique de vie qui servira de solide tremplin pour les acquisitions ultérieures.

A partir du premier acte réussi par tâtonnement expérimental, l’individu répète cet acte jusqu’à ce que la trace soit creusée d’une façon indélébile, qu’elle soit devenue mécanique et technique de vie. Le temps de cet exercice varie avec la perméabilité à l’expérience, c’est à dire avec l’intelligence. Lorsque la maîtrise mécanique de l’acte est acquise, un nouveau tâtonnement expérimental conduit à un second acte réussi qui, à son tour, va se répéter jusqu’à l’automatisme, puis laisser la place à d’autres tâtonnements. C’est l’individu, et l’individu seul qui, tout compte fait, juge du succès ou de l’échec d’un acte.

Le subconscient, l’intuition, toutes les réactions physiologiques, le milieu même entrent en ligne de compte pour le critère de cette réussite qui peut donc, en certaines circonstances, n’être ni moral ni social.

L’éducation consistera justement à faire varier les éléments du tâtonnement et de la réussite pour asseoir des techniques de vie favorables.

Il y a, à l’origine, l’individu qui cherche. Et il cherche tout simplement parce qu’il n’est pas satisfait de sa situation ; qu’il n’y a pas une suffisante sécurité alors il explore précautionneusement, il tâtonne, il s’aventure, à la recherche de sa nourriture.

Parallèlement au respect de la démarche naturelle de l’enfant, le tâtonnement expérimental, les éducateurs vont avoir pour rôle de faire varier les éléments du tâtonnement pour développer chez l’enfant des techniques de vie. De quelles techniques s’agit–il ? Par l’expérimentation, l’enfant tâtonne, il se met en situation de recherche, de compréhension et de travail. L’idée étant de développer dans cette période de découverte, d’exploration, le besoin de l’autre. L’enfant tout naturellement passe par ce temps de l’imitation, mais il va s’agir ici d’accompagner l’enfant dans cette relation à l’autre, pour qu’elle devienne nécessaire. Cette connaissance psychologique de l’enfant permet alors à Freinet d’envisager une pratique pédagogique, sociale, beaucoup plus adaptée au développement naturel de l’enfant.

Ce besoin de rechercher, de connaître autour de soi, de s’enrichir, et de monter est inné chez l’homme et chez tous les êtres vivants.

« Nul maîtres ou enfants n’aime être considéré comme ignorant ; tout être humain veut connaître et progresser, mais par des voies plus efficaces et qui lui sont personnelles » 136 .

L’individu a fait une découverte, qui a peut-être été faite déjà par d’autres, mais qui n’en est pas moins pour lui une découverte. Par besoin, il va répéter l’acte qui se consolidera s’il est vraiment réussi, et se fixera peu à peu en technique de vie. Le tâtonnement expérimental reste le processus majeur de la recherche et de la connaissance scientifique dans tous les domaines. Dans le domaine scolaire, il ne suffit pas de soigner les impotents et les malades. Il faut prévenir les erreurs de base qui produisent les déséquilibres et retrouver les lois sûres de la vie. Le procès des conditions traditionnelles d’apprentissage de l’orthographe n’est certes pas terminé par ce premier aperçu. Il reste à condamner les exercices systématiques de mémoire et de «par cœur» qui prétendent assurer une pratique normale de l’orthographe par la seule vertu de la répétition, du ‘ «conditionnement ».

La scolastique à l’école primaire en est remplie à tel point qu’ils se demandent comment ils tueraient le temps dans les classes s’ils supprimaient tous ces «exercices», qui remplissent tant de pages des manuels de grammaire.

L’enfant est donc véritablement au cœur des apprentissages, il devient le ‘ « constructeur  ’» de son savoir, de techniques de vie et de sa personnalité. Le groupe, le maître ont alors une place ici très importante dans le développement de ce tâtonnement expérimental, ils seront à l’origine dans certaine situation du sentiment du besoin et de motivation chez l’enfant, mais également au développement de la socialisation. Et c’est ce sentiment qu’il faut développer au maximum en situation classe pour que l’enfant mette en place tout naturellement le processus du tâtonnement expérimental et devienne également par ce fait être social. Au niveau des apprentissages, Freinet nous présente ce qu’il appelera la méthode naturelle de lecture et la méthode naturelle de dessin, complémentaires au tâtonnement expérimental.

Notes
131.

- FREINET. C., Les méthodes naturelles dans la pédagogie moderne, Collection Bourrelier, Editions Armand Colin, Paris, 1956.

132.

- FREINET. C., Les techniques Freinet de l’école moderne, Carnets de pédagogie pratique, Collection Bourrelier, Editions Armand Colin, 7è édition, Paris, 1975.

133.

- Idem.

134.

- FREINET. C., Les méthodes naturelles dans la pédagogie moderne, Collection Bourrelier, Editions Armand Colin, Paris, 1956.

135.

- Idem.

136.

- FREINET. C., Les techniques Freinet de l’école moderne, Carnets de pédagogie pratique, Collection Bourrelier, Editions Armand Colin, 7è édition, Paris, 1975.