2 – La méthode naturelle de lecture

« Une méthode naturelle de lecture était née, qui supprimait le B-a-b-a et qui, comme l’apprentissage du langage par l’enfant, partait exclusivement de la vie, de l’expression de cette vie qui, ici, dans la classe, se fixait par l’imprimerie, en textes nets et définitifs » 137 .

Freinet justifie sa méthode naturelle en prenant l’exemple de sa fille, Bal. Celle-ci n’a jamais connu la méthode traditionnelle mais elle est arrivée, dans un temps normal à une maîtrise à peu près parfaite de l’expression écrite de sa pensée et de sa lecture. Freinet est parti de l’observation de sa fille qui n’a en aucun cas suivi l’école et ses rythmes imposés. Il n’est pas non plus intervenu dans son éducation afin qu’elle fasse ses apprentissages par tâtonnement expérimental. Toutefois, il l’a guidée pour qu’elle s’ouvre au monde, il était ‘ « aidant  ’».

Très tôt, comme tous les enfants, Bal a commencé à faire des mouvements mécaniques, puis des gestes de plus en plus coordonnés de ses membres et principalement de ses mains. C’est ainsi qu’à un an et huit mois, elle a commencé à écrire par imitation.

Tout d’abord, Bal signe ses dessins et souligne sa signature. Ensuite, sur la page de son dessin, il y a le dessin puis un texte manuscrit, sans doute l’explication narrative du dessin. Plus tard, le texte est inclus dans le dessin. Puis, dans une dernière étape, commencent à apparaître les premiers signes différenciés de l’écriture. Sans le dessin, le texte manuscrit, qui n’est qu’un gribouillage, est sans signification apparente. Il n’a de valeur que par sa fonction d’outil. L’enfant doit donc comprendre l’utilité de l’écriture pour continuer son tâtonnement dans ce sens. Il doit donc être motivé, c’est pourquoi Freinet a mis en place l’imprimerie à l’école, le journal scolaire et les échanges interscolaires (envois de lettres).

C’est donc dans cette atmosphère de communication à distance que Bal est mis, elle comprend alors la raison d’être de la lecture et de l’écriture.

Bal commence donc à reproduire des mots. Une fois ce stade atteint, l’enfant peut faire le lien entre le graphisme et la parole ou la pensée. Ceci se fait bien sûr sur des mots courants pour commencer, puis sur des mots de plus en plus compliqués. Ces derniers sont aussi acquis selon le processus de tâtonnement expérimental. Le propre de la technique du tâtonnement expérimental, est que l’enfant veut toujours faire mieux et de plus en plus vite. Par exemple, Bal écrit les noms qui lui sont familiers, mais elle aimerait écrire ses lettres de correspondance seule, sans intermédiaire. Pour aller plus loin, elle commence par recopier des mots qui reviennent souvent dans les lettres (chère, je t’embrasse…). Mais cela ne suffit pas pour remplir une lettre, elle continue donc à perfectionner ses réalisations. Elle cherche autour d’elle tous les moyens qui vont lui permettre d’améliorer sa technique.

Pour Freinet, la démarche normale de lecture passe par trois étapes. Dans un premier temps, il s’agit de l’expression orale des mots ou de phrases obtenues par le tâtonnement expérimental. Dans un second temps, l’enfant passe à l’expression écrite de ces mots et phrases par le même procédé. Puis, il est capable de reconnaître ces mots dans un texte étranger.

Lorsque le nombre de mots connus par l’enfant est insuffisant pour la compréhension du texte, l’enfant ne sait pas lire. Bal comprend que lire un mot dont on ne connaît pas la signification revient à ne pas savoir lire.

Quand elle rencontre un mot inconnu, elle en cherche la signification avant de poursuivre la lecture du texte.

A sept ans et trois mois, Bal accède à ce que Freinet appelle le ‘ « phénomène d’explosion  ’», c’est à dire qu’elle comprend qu’elle domine la technique de la lecture et qu’elle comprend ce qui est écrit.

Bal sait lire mais son expérience tâtonnée n’est pas terminée puisqu’elle cherchera toujours à se perfectionner.

Quant à l’écriture, son acquisition parfaite est longue et difficile. En effet, Bal peut s’exprimer par l’écriture, on comprend ce qu’elle écrit mais elle fait des fautes de français. D’abord, elle écrit selon la valeur phonétique des lettres. Ensuite, petit à petit, elle commence à assembler des lettres pour faire des sons. Au fur et à mesure, elle écrit des mots correctement, de nouveaux sons se manifestent et de nouveaux mots apparaissent dans son vocabulaire écrit. Toutefois, ces derniers sont encore mal orthographié. A l’issue de l’observation effectuée au travers des textes écrits par Bal, Freinet dit qu’à sept ans et neuf mois, elle a utilisé cent seize mots orthographiés correctement, quatre cent mots corrects ou qui sortent de l’ombre écrits avec une suffisante approximation pour être compris. A treize ans et quatre mois, Bal a le même niveau que les élèves issus de l’école traditionnelle.

Pour Freinet, le processus normal doit être une traduction de la pensée par la parole d’abord, par le dessin, par l’écriture ensuite et enfin par la reconnaissance des mots et des phrases jusqu’à la compréhension de la pensée qu’ils traduisent. Dans cette perspective, le progrès se fait par un long tâtonnement expérimental et une répétition automatique des réussites.

Cela nécessite une motivation et un besoin de perfectionnement de l’enfant et suppose aussi un milieu favorable à ce tâtonnement notamment avec l’utilisation de matériel nouveau et des modèles les plus parfaits possibles dans les divers domaines (lecture, écriture, dessin…). Les règles de grammaire et de syntaxe sont inutiles à ce premier degré scolaire.

Avec cette méthode, plus l’enfant est dynamique, plus vite il progresse. Aussi, la maîtrise de la lecture et de l’écriture est plus rapide si l’acquisition du langage a été favorisée. Le langage est l’étape intermédiaire essentielle dans le processus de relation entre l’enfant et le milieu.

Le langage doit donc être favorisé mais sans se détacher de la vie c’est à dire que cela suppose une organisation nouvelle de l’école, une conception différente du milieu qu’elle constitue, des outils qu’elle emploie, des relations qu’elle entretient ou qu’elle noue entre les individus.

Il faut favoriser la communication par le dessin, donner à l’enfant tous les moyens pour se perfectionner, lui laisser le temps de gravir les étapes et l’aider seulement dans les cas difficiles.

Au niveau de l’écriture, il faut écrire les mots familiers au tableau afin que les élèves s’en imprègnent. Aussi, pour qu’ils dépassent le stade de l’imitation pour arriver à l’expression, il est bien de procéder, au moins une fois par jour, à la transcription manuscrite des pensées, des paroles et des sentiments des élèves. Mais il faut donner un but à cette transcription pour qu’elle ne devienne pas un devoir (par exemple, en faire une page du livre de vie, une page du journal, une lettre aux correspondants…).

En ce qui concerne la lecture, son processus est déclenché avant qu’on ne la pense. L’enfant reconnaît naturellement des mots qu’il a appris à écrire. A un certain degré, l’enfant va jusqu’à deviner la pensée d’un texte ou d’une lettre. Puis à un moment donné, ‘ « l’explosion se fera  ’», c’est à dire que l’enfant commence à lire véritablement, sans hésitation.

Cette méthode naturelle implique donc un changement radical dans l’esprit et dans la conception du rôle de l’éducateur. Ceci n’est pas évident puisque les procédés traditionnels donnent aux éducateurs une sorte de garantie et une facilité à évaluer le niveau d’apprentissage des enfants.

La lecture globale a souvent été opposée à la méthode analytique, elle faisait remarquer que cette globalisation est plus conforme que l’analyse au processus normal de l’esprit enfantin. Le Docteur Decroly avait montré, par ses observations et ses expériences, que l’enfant est capable d’appréhender le mot et la phrase avant d’en distinguer les éléments constitutifs, mais à condition bien sûr, que cette phrase soit insérée intimement dans le contexte de la vie.

Quand on écrit au tableau et imprime : ‘ « Avec une pile et une ampoule, Mimile nous fait de la lumière  ’» les mots sont intégrés naturellement, dans une pensée et un événement vécus. Ils s’inscrivent de ce fait, naturellement, et avec un maximum de sûreté, dans le complexe d’acquisition et de vie.

L’enfant fixe un mot pour en reconnaître la structure. Mais ce mot n’a évidemment de sens que dans le contexte. Et c’est ce contexte que l’enfant interroge. L’œil part en reconnaissance, en avant du mot déchiffré. Il va parfois jusqu’à la ligne suivante, revient en arrière, repart en avant.

Le lecteur est en exploration. Il ne lira le mot que si le contexte est rétabli. Jusque là, l’enfant hésite, bégaie. S’il passe outre ou si on le presse, il traduira le mot au hasard. C’est parce que cet effort global est indispensable à la lecture que l’enfant lit plus facilement un texte qu’il comprend, alors qu’il hésitera, avec peut être les mêmes mots, si le texte est pour lui obscur. Il faut donner un sens affectif et humain aux textes lus et écrits.

L’enfant a besoin de la lecture analytique, c’est à dire syllabe par syllabe, mais aussi le mot à mot par un mécanisme global. L’analyse ne saurait suffire sans globalisation et inversement.

Une bonne méthode doit faire fond en permanence sur les deux processus comme cela se produit dans toute acquisition naturelle vitale. D’autant plus que le fonctionnement de ces processus n’est pas exactement le même chez tous les individus et ne saurait être préétabli comme règle uniforme et obligatoire.

Certains individus sont portés vers une conception analytique particulièrement efficace. Ce sont en général des enfants amoureux du détail minutieux jusqu’à en être parfois maniaques, qui distingueront avec maîtrise les composantes et seraient tentés parfois de négliger l’ensemble.

Il y a au contraire des personnalités qui voient davantage les ensembles, qui sont des ‘ « globalistes–nés  ’» et qu’il faut parfois ramener prudemment à l’étude attentive des détails qui conditionnent l’ensemble.

C’est pourquoi une bonne méthode, et elle ne peut être que naturelle, ne doit être ni exclusivement globale, ni exclusivement analytique : elle doit être vivante, avec un recours balancé et harmonieux à toutes les possibilités que porte en lui l’enfant obstiné à se surpasser, à s’enrichir et à grandir. L’enfant a soif de vie et d’activité. Il est motivé.

Il faut donc que la pédagogie s’appuie sur l’éduqué, ses besoins, ses sentiments et ses aspirations les plus intimes.

Par les différentes techniques mises en place par Célestin Freinet, telles que le texte libre, l’imprimerie à l’école et la correspondance interscolaire, se réalisent une préparation sociale, un épanouissement des personnalités et une occasion scolaire d’acquérir, d’amplifier et de préciser les diverses acquisitions : langue, grammaire, vocabulaire, sciences, histoire, géographie, morale, en greffant logiquement sur l’intérêt enfantin ainsi extériorisé, des disciplines prévues au programme.

Lorsque les enfants s’expriment, l’éducateur se doit de faciliter, d’encourager, de fixer et de diffuser leur pensée pour que cette expression ait son véritable sens, sa raison d’être. Aucune gradation savante n’est ménagée ; tous les mots et pensées sorties de la bouche des enfants peuvent et doivent, sans danger passer sur l’imprimé.

L’enfant ainsi compris et stimulé, éprouve le besoin d’écrire, de lire globalement et sans leçon. Il photographie avec insistance la ligne qu’il vient de composer ou tel mot qui l’a frappé. L’imprimé lui-même qui sort de la presse est fixé, dans l’esprit des enfants. C’est ainsi que s’opère la lecture globale idéale.

Comme pour le langage, des phrases, des mots, affleureront à l’expression consciente. Puis l’enfant lira et comprendra des phrases entières, jusqu’au jour où, intrigué, il s’attaquera enfin au problème de la lecture dont il découvrira le mécanisme, mots et syllabes.

L’enfant par l’expression libre selon la technique de la méthode globale, apprend naturellement à lire et à écrire sans aucune leçon spéciale, donc sans aucune fastidieuse obligation.

Il est possible, par des procédés artificiels et autoritaires, d’apprendre plus rapidement à l’enfant à lire et à écrire certains mots, mais aux dépens de l’équilibre des individus. Tous les enfants lisent avec enthousiasme leurs propres textes ; ils s’essayent à lire globalement quelques textes de leurs correspondants. Ils distinguent seulement quelques mots et pas toujours parfaitement.

Mais ils ont, en eux, liés intimement à toute leur vie psychique et sociale, l’image diverse d’une foule de mots qui, brusquement, viendront au jour, dans leur sens véritable et total. Alors l’enfant saura lire et pour toujours, parce que cet apprentissage naturel fera corps avec la vie elle-même et les processus d’évolution de l’individu.

L’attitude de l’enfant qui a appris par la méthode naturelle est plus humaine, plus rassurante. L’enfant refuse de lire ce qu’il ne comprend pas et veut connaître le sens des mots nouveaux avant d’aller plus loin, s’obstine à saisir avant toute la pensée exprimée par les mots. La lecture est donc une activité qui, dès le départ doit appartenir à l’enfant. C’est sur cette appropriation que s’ancre le désir d’apprendre.

L’enfant n’apprend bien que s’il est sujet de son activité. Il doit y avoir nécessairement prise en compte de l’individu tout entier, de son histoire, de ses dimensions affective, cognitive et sociale. La lecture est une activité de communication qui ne peut s’apprendre que dans la communication elle-même.

Cette méthode naturelle aux apports socio-pédagogiques trouve son origine dans un contexte historique qui l’a énormément influencée. Ce n’est pas la méthode pédagogique en elle-même, comme construction théorico–pratique qui est naturelle.

En effet, la méthode naturelle a pour objectif essentiel de soutenir et de renforcer le processus spontané. Aux habitudes nocives de la tradition scolaire, la scolastique, Freinet entend opposer le bon sens de l’ouvrier, de l’artisan, du paysan et de la mère de famille. Mais le développement ‘ « naturel  ’» ne se produit pas sans contrainte. D’une part, il se réalise dans un milieu familial, physique et social. Ce milieu est plus ou moins aidant et c’est sur celui ci que parents et éducateurs peuvent agir. D’autre part, des normes strictes existent.

Le qualificatif de ‘ « naturel  ’» doit être situer dans le contexte scolaire du début du XX siècle. Dans la jeune école laïque, l’instruction des citoyens doit être le moyen de garantir la République. Pour Freinet, la guerre 1914 – 1918 à laquelle il a participé sanctionne l’échec éducatif d’une école qu’il faut réformer. Pour cela il puisera chez certains philosophes de l’éducation et chez les théoriciens de l’Education Nouvelle.

Il y trouvera à la fois une réflexion et des techniques pour s’opposer par la pratique au formalisme de la scolastique dont il dénonce les effets. Il proclame alors que son approche est ‘ « naturelle  ’» en ce qu’elle introduit de la vie dans un monde scolaire rigide et artificiel.

Cette méthode ‘ « naturelle  ’» n’est donc pas propre à Freinet, elle a connu des précurseurs. François Rabelais (1483 – 1553), qui affirmait qu’une tête bien faite vaut mieux qu’une tête bien pleine, décrit l’éducation de Gargantua à l’Abbaye de Thélème en posant la connaissance comme ne devant pas être séparée de l’action. C’est déjà la scolastique qui était condamnée.

Jean–Jacques Rousseau (1712–1778), lui aussi avec son élève ‘ « Emile  ’» adopte la même optique, en déclarant qu’il ne faut point d’autre livre que le monde, et pas d’autres instructions que les faits, que les enfants n’apprennent pas la science mais qu’il l’invente ; une grande confiance en la nature de l’enfant est alors développée.

D’autres auteurs, pédagogues praticiens pour certains comme Comenius (1592–1971) ou Johann Heinrich Pestalozzi (1746–1827), développent des conceptions pédagogiques qui reposent sur la double conviction de la nécessité d’une part de respecter le développement ‘ « naturel  ’» de l’enfant et d’autre part de le confronter à un milieu favorable, en commençant par la nature elle-même.

Avec Freinet nous avons un apprentissage initial de la langue qui triomphe de l’expérience tâtonnée dans un milieu aidant. Ce que la méthode Freinet a de naturel, c’est d’une part l’attention portée à l’activité de l’enfant et d’autre part à son rapport au milieu.

Lorsque les élèves ou des classes correspondent entre elles pour échanger courrier et documents divers, lorsqu’un enfant produit un texte parce qu’il a quelque chose d’important à exprimer, lorsque la classe édite un journal qui sortira des murs de l’école, alors l’écrit remplit ses fonctions sociales de communication, réflexion, expression et information. Des ‘ « auteurs  ’» se trouvent engagés par ce qu’ils écrivent, un collectif se prononce sur des textes, une forme langagière socialement normée doit être adoptée. A travers cette activité, gérée par une coopérative dans une unité sociale, l’acquisition de la langue écrite se fait naturellement ou plutôt ‘ « socio-culturellement  ’».

La méthode naturelle permet dans un premier temps de prendre en compte l’individu dans ce qu’il a de naturel mais également et surtout, dans un second temps de développer les interactions entre enfants, entre natures. C’est lorsque l’enfant confronte sa nature à celles des autres, par notamment des interactions dans les domaines de la lecture ou du dessin, que celui-ci se socialise. La dimension interactive du processus d’apprentissage chez Freinet est alors très importante. Toutes les techniques qui vont alors être mises en œuvre dans la classe ont pour principal objectif, de faire se rencontrer les enfants, afin qu’ils s’observent, se découvrent et qu’ils confrontent leurs opinions, idées, sentiments.

Notes
137.

- Idem.