3 – La méthode naturelle de dessin

Freinet s’intéressa très tôt à l’évolution du dessin chez l’enfant. Il a ainsi élaboré toute une méthode naturelle du dessin qui, comme tous les autres apprentissages suit le processus du tâtonnement expérimental. Il montre ainsi comment le dessin devient un véritable outil d’expression sociale qui suit une évolution semblable à celle du langage, mais qui plus est un outil de socialisation des enfants. ‘ « Il y a un processus de vie, d’enrichissement et de croissance dans lequel nous devons intégrer les formes diverses et complexes de l’expression enfantine. Ce sont les phases naturelles et normales de ce processus de dessin libre  ’» 138 .

Cependant, Freinet va plus loin encore avec le dessin en mettant au point un examen psychologique des graphismes permettant d’évaluer l’intelligence de l’enfant.

Sa démarche pédagogique est basée sur l’aspect inductif du travail. Le modèle de travail défendu par Freinet est un modèle naturel, ‘ « celui du paysan et de l’artisan  ’». Dans son milieu rural, rattacher l’école à la vie, c’est pour lui, la lier à la terre et à son travail. Pour ces enfants, nés à la campagne, grandissant au rythme des travaux des champs, leur seul référentiel reste celui de la terre et Freinet compte bien le respecter. Par cette méthode de travail, Freinet dépasse tous les principes d’acquisition des connaissances par le ‘ « cœur  ’», ‘ « le verbiage  ’». L’enfant apprend à raisonner par lui-même, pour mieux se préparer à affronter la vie. Le devenir des enfants est primordiale chez Freinet.

L’apprentissage de la langue, de la grammaire, du dessin, doit donc se faire d’une façon intuitive plus que formelle. L’acquisition des savoirs doit suivre la nature de chaque enfant. Mais c’est par expériences successives que l’enfant réussira petit à petit à s’améliorer.

« Aucune acquisition, qu’elle soit manuelle, intellectuelle, sociale ou morale, ne se fait spontanément par la vertu d’un don ou d’une faculté dont l’espèce humaine aurait l’étonnant privilège. Toute conquête de l’homme–toute conquête d’un être vivant–est le résultat de l’expérience à même la vie et le milieu, au service du besoin supérieur et général qu’à l’être vivant de croître, de surmonter les obstacles qui gênent cette croissance, d’affirmer sa personnalité, de monter le plus haut possible et de se perpétuer dans sa chair et dans ses œuvres » 139 .

Cette évolution vers la conquête d’un apprentissage découle d’un certain nombre de normes. D’une manière générale, ce processus se déroule en fonction de plusieurs postulats.

L’être humain est dans tous les domaines, animé par un principe de vie qui le pousse à monter sans cesse, à croître, à se perfectionner, à se saisir des mécanismes et des outils, afin d’acquérir un maximum de puissance sur le milieu qui l’entoure. Si ce n’était pas le cas, toutes tentatives pédagogiques resteraient vaines.

Les progrès se font non pas selon des principes plus ou moins rationnels, mais par une lente expérience tâtonnée, par la répétition automatique des essais réussis, selon un principe de progrès et d’économie, d’audace et de prudence, par un constant rapprochement avec les modèles adultes que l’individu cherche d’instinct à imiter avec une perfection maximale.

« Dans la série presque infinie des actes que tente l’individu pour vivre et dominer le milieu, seuls quelques-uns de ces actes sont réussis, c’est à dire qu’ils apportent à l’individu une partie au moins de cette puissance dont il a besoin pour vivre. Tout acte réussi va se reproduire. Et cette reproduction de l’acte se poursuit jusqu’à ce qu’elle soit devenue automatique, qu’elle se soit incorporée au comportement de l’individu comme règle ou technique de vie et ne nécessite plus, de ce fait, aucune réflexion ni aucun tâtonnement jusqu’à ce que la sûreté de l’acte instinctif soit acquise » 140 .

En l’occurrence, il ne s’agit pas uniquement d’imitation, c’est plus profond, plus organique, plus impératif. Que l’on soit enfant ou adulte, même si on cherche à s’affirmer, on est ‘ « un  ’» faisant parti d’un ‘ « tout  ’». L’individu moderne fait partie intégrante de la société contre laquelle il tente de s’affirmer. L’enfant a également besoin de suivre les gestes de ces semblables. Cette conquête se parfera uniquement par le processus expérimental, et la science elle–même n’en est que l’aboutissement.

En effet comme nous l’avons déjà évoqué, tout naît de l’expérience, elle constitue le seul procédé que nous ayons pour nous instruire sur la nature des choses qui sont en dehors de nous. C’est par des expériences successives que l’enfant arrivera à assimiler un grand nombre de choses.

Ce tâtonnement expérimental qui domine notre comportement pédagogique suppose, une intensité de vie maximum dans une école intégrée au milieu ambiant ; un matériel nouveau permettant le travail de l’enfant aux divers stades de son évolution ; des modèles les plus parfaits possibles dans les différents genres d’activité : parole, écriture, musique, dessin, comportement général ; l’attitude essentiellement ‘ « aidante  ’» du milieu, familial d’abord et surtout, pour ce qui concerne l’éducatif.

Le processus de tâtonnement expérimental n’est pas forcément plus long que les constructions prétendues logiques. Ce processus peut être amélioré et accéléré.

Un milieu ‘ « aidant  ’» qui présente des modèles aussi parfait que possible, qui facilite et motive une permanente expérience personnelle, est décisif dans l’accélération. Ce milieu aidant est aussi un moyen de diminuer les fausses manœuvres et les risques d’erreurs.

De même que pour l’apprentissage de la langue ou de l’écriture, le dessin selon Freinet, s’acquiert lui aussi par le tâtonnement expérimental. La production artistique des enfants devrait se nourrir d’intuition, et ne devraient pas être le fruit de directive. Le dessin doit être l’aboutissement d’une expression libre. Ce qui n’est pas toujours le cas.

Le chœur des scoliastes pensait que pour tout apprentissage, quel qu’il soit, il fallait avant tout connaître les règles qui en sont la base, les négliger, ce serait tourner le dos à l’incontestable apport de la science.

Le processus scientifique, contrairement au processus naturel défini précédemment, veut dire que, en partant de certaines pièces détachées qu’on est parvenu à isoler, on remonte les mécanismes d’une façon sure et méthodique. Ceci est valable pour l’écriture, la lecture, la grammaire mais aussi pour le dessin. Il semble en effet logique d’être initié à l’alliance et au mélange des couleurs avant de réussir des dessins et peintures complexes et vivantes.

C’est pourquoi dans les classes traditionnelles, vers l’âge de 7–12 ans, on juge utile d’orienter les élèves dans certaines directions. Mais ces règles de la scolastique sont à l’origine de la pauvreté artistique de certains enfants. Même si la règle de la méthode naturelle va à l’encontre des règles de la scolastique, il ne faut pas pour autant rejeter tous les grands principes de la méthode traditionnelle.

Le processus scientifique reste utile mais il ne faut pas oublier que les lois de la vie ne sont pas forcément les lois scientifiques de la mécanique, de la chimie, de la physique ou de l’électronique. Cela est d’autant plus valable pour le dessin. Le dessin est un des moyens d’expression le plus utilisé puisqu’il reste accessible à tous. Il doit donc rester libre, sans frontières, régi par aucune règle.

On peut effectuer une corrélation entre le processus général et la méthode d’apprentissage du dessin. Dès le premier âge, à partir de 2 ou 3 ans, l’enfant dessine librement. On peut voir son crayon se mouvoir d’abord au hasard sur la feuille. ‘ « Il y a, à la base, une réalité matérielle, la possibilité de disposer d’un outil – crayon, craie ou stylo à bille – qui produit la première trace ou le premier trait» ’ ‘ 141 ’ ‘ .

Puis une ressemblance surgit, que l’enfant répète jusqu’à la faire entrer dans son automatisme. On retrouve ici les postulats. En effet, l’enfant veut se perfectionner et pour cela il n’hésitera à répéter l’expérience plusieurs fois. Lorsqu’il est dans une phase de réussite, il persévère et dans le cas contraire il abandonne automatiquement ses essais infructueux. Même si l’enfant suit des traces individuelles.

« L’enfant se sert de cet outil comme d’un bâton ou d’une sucette, et puis, par hasard peut-être ou parce qu’il a vu l’adulte s’en servir pour tracer des signes sur le papier, il appuie, contre une surface plane, crayon ou craie qui laissent une trace » 142 .

Il est tenté de reproduire des dessins réussis par ses camarades. En effet, il s’inspire de ceux qui ont déjà acquis une enviable maîtrise. Seulement et cela est essentiel, l’enfant ne copie pas.

Il s’approprie l’expérience des autres et fait la sienne, l’intègre à son processus de travail et de vie jusqu’à lui donner parfois une personnalité originale.

Par ce processus, sans règles préétablies, l’enfant acquiert expérimentalement la maîtrise du dessin et de la couleur. Devant cette nouvelle place que prend le tâtonnement expérimental, l’influence d’un milieu aidant est évidente. Pour Freinet, l’éducateur dans l’école moderne doit intervenir dans l’éducation mais d’une manière différente il doit en effet se contenter de montrer à l’enfant les exemples les plus parfaits possibles, de mettre à sa disposition les outils propres à satisfaire son besoin de création, d’expression et de relation.

Il doit donc se limiter à offrir à l’enfant un milieu, un matériel, et une technique susceptibles d’aider à sa formation, de préparer les chemins sur lesquels il se lancera, selon ses aptitudes, son goût et ses besoins.

L’éducateur mettra donc l’accent, non plus sur la matière à mémoriser, sur les rudiments de sciences à étudier mais sur la santé et l’élan de l’individu, sur la persistance en lui de ses difficultés créatrices et actives, sur la possibilité… qui fait partie de sa nature et d’aller toujours au maximum de puissance ; sur la richesse du milieu éducatif ; sur le matériel et les techniques qui dans ce milieu permettront l’éducation naturelle, vivante et complète qu’il préconise. L’enfant doit construire lui-même sa personnalité.

L’éducateur est ‘ « aidant  ’» pour accélérer son expérience tâtonnée d’abord, puis son aménagement personnel ensuite.

« Ce graphisme apparaîtra plus particulièrement comme une réussite si l’adulte ou les autres enfants semblent lui accorder de l’importance. Si personne, dans l’entourage de l’enfant, n’a remarqué cette tache noire au milieu du gribouillis, tout se passera comme pour l’enfant qui pousse un cri si ce cri est sans écho et sans effet. L’enfant ne lui accordera aucune importance, ou du moins, aucune portée vitale. Il passera à d’autres expériences tâtonnées. Mais s’il voit qu’on admire cette première réussite, il fera–ou du moins essaiera de faire–un dessin semblable pour faire plaisir, pour réussir un nouveau dessin qui suscite l’admiration, ou du moins l’appréciation de son entourage» 143 .

Nous voyons bien ici comment cet outil, le dessin, présente un caractère socialisant. En effet, c’est bien pour l’autre et grâce à l’attention de l’autre que l’enfant progresse dans la découverte de ses capacités, des formes, des couleurs, du monde qui l’entoure. Le dessin devient alors ‘ « un moyen d’action sur le milieu  ’» 144 .

Pour exalter et satisfaire le goût de l’enfant en cultivant son besoin d’expression de perfection et de puissance, l’éducateur peut par exemples ; se procurer un appareil de polycopies pour reproduire, avec leurs couleurs essentielles, les dessins les mieux réussis et les plus expressifs ; ou acheter un limographe qui reproduit seulement les lignes (avec ombres si nécessaire) mais sans couleur. Cet appareil à l’avantage d’être plus pratique et de donner un plus grand nombre d’excellentes copies : on peut tirer le dessin choisi à 20 ou 30 exemplaires.

On assistera d’abord à l’émerveillement des enfants devant ce prodige : la reproduction instantanée et parfaite d’une réalisation graphique. Imaginez l’émotion du jeune acteur auteur qui voit ainsi son œuvre diffusée et honorée. Ces sentiments, joint à la joie du tirage et à la polycopie, seront par eux–mêmes une exaltation incomparable de ce besoin de dessiner pour créer, s’extérioriser, s’exprimer, entrer en contact avec le milieu ambiant.

Chaque enfant aura une reliure mobile qui sera son véritable livre, remplaçant les vieux syllabaires.

Il y ajoutera chaque jour un exemplaire du dessin ainsi polycopié ; du sien et de ceux de ses camarades. Mais cette feuille polycopiée, il l’aura au préalable coloriée, s’appropriant, pour ainsi dire et recréant l’œuvre d’autrui ainsi dépersonnalisée. D’autres exemplaires de ces mêmes feuilles, dûment coloriées, formeront une frise autour de la classe, d’autres seront communiquées aux parents et aux correspondants.

Ces activités rendues pratiquement possibles par les outils nouveaux que nous avons à disposition des écoles, constituent d’efficaces stimulants de ce besoin qu’à l’enfant de créer, de posséder, de communiquer une œuvre qui lui est propre et qui est, à quelque degré au moins, l’expression de sa personnalité et de sa nature.

« Si l’enfant se trouve dans un milieu où l’outil ne joue aucun rôle, s’il ne voit pas dessiner, s’il ne voit pas d’autres adultes ou d’autres enfants se servir d’un crayon, s’il n’y a personne autour de lui pour faire quelque cas de ses premières productions, il aura moins intensément et moins vite le sentiment de la réussite par le dessin. Il aura moins tendance à utiliser le dessin comme moyen d’action sur le milieu et, plus tard, comme moyen d’expression. C’est ce qu’il est advenu à notre génération, qui a vécu son enfance au début du siècle : peu de papier, crayons rares, craie trop chère ; en conséquence, tendance des adultes, parents et éducateurs, à considérer le dessin comme un dangereux gribouillage rigoureusement interdit. Résultat : le dessin n’a été, pour nous, à aucun moment, un moyen d’action ni un moyen d’expression. Nous avons désappris le dessin. Aujourd’hui, les conditions sont, ou tendent à être, radicalement changées. Le support, papier ou carton, est d’un usage beaucoup plus courant, de même que les outils : crayons, stylos à bille, craie, couleurs. L’enfant voit des dessins partout : sur les journaux, sur les livres, sur les affiches et les papiers d’emballage. Le public lui-même commence à s’intéresser de ce fait aux dessins d’enfants, qui reprennent peu à peu leur place normale dans le processus de croissance et de vie du monde contemporain. Il appartient aux instituteurs et aux institutrices de moderniser leur enseignement dans ce domaine, comme ils s’essaient à le moderniser pour l’expression écrite et orale, pour créer dans leur classe le climat favorable à l’éclosion et au développement normaux des dessins d’enfant  ’» 145 . Le dessin doit devenir un outil de socialisation à l’école.

L’école traditionnelle faisait en permanence sentir à ses élèves leur imperfection et leur impuissance, notées et sanctionnées. Loin de cultiver aussi dangereusement les sentiments d’infériorité, l’éducateur exalte au contraire le pouvoir créateur des enfants, l’aide à réussir, à prendre conscience de leurs possibilités.

La limogravure est un moyen d’expression : si on prend un morceau de linoléum sur lequel on décalque le dessin à reproduire. Avec les outils et en suivant les indications techniques, on grave ce dessin, que l’on tire à l’encre d’imprimerie, avec le matériel sommaire spécial. Ce résultat est graphiquement supérieur à celui de la polycopie, surtout quand la gravure ainsi obtenue a été rehaussée de couleurs.

Pour réussir dans toutes ces techniques, il n’est nullement nécessaire d’être soi–même particulièrement doué en dessin. Il n’est jamais indifférent certes que l’éducateur possède des qualités artistiques qui enrichissent l’aide qu’il apporte à ses élèves. Mais, même sans ces qualités artistiques, la possibilité matérielle de dessiner, la reproduction de ces dessins par le matériel énuméré, le classement de ces dessins et leur diffusion, donnent un aliment, un but, une impulsion à l’activité des enfants dans ce domaine.

Les buts cherchés seront immanquablement atteints : le dessin créateur, puis expressif, remplira pleinement son rôle de préparation à la deuxième phase de l’écriture–lecture.

Freinet montre comment le dessin et le langage de l’enfant évoluent de manière parallèle et passent par les mêmes stades. A la base du langage, il y a une réalité physiologique : la possibilité que le corps offre de parler. A la base du dessin, il y a aussi une réalité matérielle : la possibilité de disposer d’un outil (crayon, craie, …) qui permet la réalisation des premiers traits.

Ainsi, ‘ « au premier cri correspond le premier graphisme . Les principes de l’expérience tâtonnée, l’économie d’efforts pour un maximum de réussite, qui apparaît comme une des grandes lois du comportement des êtres vivants, font que l’individu a tendance à répéter l’acte réussi. L’enfant a produit un cri et il s’est rendu compte, intuitivement, par l’action qu’il avait sur le milieu, que ce cri était une réussite. Il tend à le répéter, sans savoir encore l’usage qu’il pourra en faire, simplement parce qu’il a besoin d’acquérir physiologiquement la maîtrise de cette réussite » ’ ‘ 146 ’ ‘ .

Les premiers traits réussis de l’enfant, apparus soit accidentellement, soit par imitation du milieu vont se répéter. ‘ « Le penchant de l’enfant à l’imitation n’est que l’imbrication naturelle de l’action extérieure dans le processus de son propre tâtonnement. L’enfant n’imite pas n’importe quoi, il imite pour un but comme il tâtonne vers un but  ’» 147 .

La première réussite spécialisée intervient également dans le processus de dessin. A ses premiers graphismes (ronds, esquisse, …) l’enfant ajoute de nouveaux traits. Une nouvelle réussite, plus spécialisée, apparaît. De par le phénomène de répétition des actions réussies, l’enfant ajoutera désormais ces nouveaux traits à son graphisme. Le même processus intervient pour le dessin, du moins si les dessins de l’enfant ont un effet sur le milieu, c’est à dire si les parents, l’entourage réagissent aux graphismes de l’enfant. Ainsi, comme nous en avons déjà évoqué quelques éléments, si l’entourage s’émerveille, admire le dessin, l’enfant essaiera de refaire le même dessin pour faire plaisir et pour susciter à nouveau l’admiration de son entourage.

Ce processus que Freinet nomme bifurcation, entre aussi en jeu dans le dessin. L’enfant cherchera le plus fréquemment à imiter dans ses graphismes. L’enfant répète au départ ses dessins réussis de manière séparée. Mais s’il se trouve que la feuille de dessin soit grande, il va répéter ces graphismes côte à côte et juxtaposer tout ce qu’il a appris sans pour autant établir de liens entre ces différents graphismes.

C’est ce que Freinet appelle la juxtaposition de graphismes. L’entourage est souvent amené à demander à l’enfant ce qu’il a dessiné. L’enfant est de ce fait engagé à donner des explications sur son dessin qui jusqu’alors se suffisait à lui–même.

« L’enfant opère dans son expression graphique comme nous le faisons quand nous allons à l’étranger. Nous connaissons la langue mais encore imparfaitement, et quelques mots seulement, toujours les mêmes, viennent spontanément à nos lèvres au début de toute expression parce qu’eux seuls sont passés dans l’automatisme. Par instinct, nous retrouvons les démarches d’apprentissage de notre enfance. L’expression reste, de ce fait, limitée et imparfaite. Elle ne deviendra libre et totale que lorsque le nombre de mots entrés dans l’automatisme permettra une manœuvre suffisante de la langue. C’est ce qui se produit aussi pour le dessin. Tant que l’enfant n’a pas la maîtrise totale d’une gamme importante de graphismes, il n’amorce pas comme il le veut l’explication ou l’histoire qu’il désire extérioriser. Ce n’est qu’au stade où il est maître d’une infinité de graphismes qu’il peut affronter la véritable expression » ’ ‘ 148 ’ ‘ .

En l’interrogeant, on déclenche un second processus : l’explication verbale. Il ne s’agit pas d’une explication et d’une justification logique du graphisme. Cette explication a posteriori est en réalité une projection de la pensée enfantine sur le dessin. L’enfant raconte, imagine l’histoire de son dessin. Des éléments de liaison apparaissent dans les graphismes de l’enfant, en complément des dessins juxtaposés. Ils sont nécessités par l’explication a posteriori. Freinet appelle cette étape l’explication a posteriori avec liaison artificielle des graphismes juxtaposés.

L’enfant atteint l’étape de l’explication a posteriori par complément des graphismes juxtaposés. L’enfant a pris l’habitude de raconter une histoire à partir des éléments juxtaposés. Il entre alors dans un réel procédé d’action. L’histoire débute avec les graphismes juxtaposés mais ils s’avèrent insuffisants pour mener à bien l’histoire.

« L’évolution de ce processus et l’accession tardive à la véritable expression expliquent aussi que l’enfant, jusqu’à ce stade, hésite à faire un dessin sur demande ou pour illustrer un texte. Jusque-là, il n’illustre pas vraiment et ne part jamais véritablement de la réalité existante, qu’elle soit événement extérieur ou texte imprimé. Il part de ses graphismes et ne parvient pas toujours à les raccorder à l’histoire qu’il voudrait bien continuer. Il ne peut pas encore s’élancer vers le large. Ces graphismes ne sont pas encore un outil assez souple, assez sûr pour s’adapter à toutes les circonstances » ’ ‘ 149 ’ ‘ .

L’enfant complète alors son dessin. On part donc d’une histoire née a posteriori sur des graphismes juxtaposés, histoire qui va s’enrichir, non plus a posteriori mais a priori. L’enfant acquiert peu à peu la maîtrise d’une gamme importante de graphismes. Ceci lui permet d’amorcer comme il le veut l’explication ou l’histoire qu’il désire raconter à l’autre. C’est à ce stade qu’il peut affronter la véritable expression enfantine et faire découvrir son travail à l’autre. Son dessin devient social. Il lui permet d’entrer en communication avec l’autre, mais celui-ci est également reconnu par l’autre. Nous voyons bien ici comment ce dessin devient petit à petit une sorte de médiateur social, au service de la verbalisation et des apprentissages qui vont suivre.

Enfin, Freinet souligne que la rapidité avec laquelle l’enfant s’empare du langage et du dessin dépend de son état physiologique et mental du milieu dans lequel il vit. Leur évolution se fait dans de meilleures conditions si le milieu est aidant. Ils deviennent ainsi plus facilement outil d’expression nuancée, riche de contenu technique et sensible.

Freinet montre de quelle façon dessin et écriture sont très liés en ce qui concerne leur évolution. Comme je l’ai noté précédemment, une des premières étapes du dessin de l’enfant est celle de l’explication a posteriori. Peu à peu, l’enfant ne va pas se contenter d’expliquer oralement a posteriori son dessin. Il va se mettre à ‘ « écrire  ’» l’explication sur la feuille grâce à un mouvement du crayon maîtrisé mais où l’on ne distingue encore aucune trace de différenciation. L’éducateur a ici une grande importance. C’est l’observation des comportements de l’éducateur (lire, écrire, …) par l’enfant qui va ‘ « orienter son tâtonnement vers une technique primitive  ’». Ainsi, par exemple, si l’enfant s’aperçoit que l’éducateur souligne ce qu’il écrit et signe, il va à son tour souligner ses ‘ « explications écrites  ’» sur ses dessins et signer. Ce ‘ « texte  ’», toujours selon le même principe de répétitions des graphismes réussis, va devenir partie intégrante du dessin.

Peu à peu, au fur et à mesure de ces répétitions, s’opère la lente différenciation de l’écriture ainsi qu’une certaine disposition synthétique du texte. ‘ « Nous sommes ici à l’aube de l’écriture véritable  ’» 150 .

Ainsi, l’écriture, d’abord ‘ « simple signature  ’», puis texte indifférencié incorporé au dessin, puis complément du dessin, va alors commencer son histoire autonome et se séparer du dessin. Mais pour que l’écriture ait réellement une raison d’être, il faut l’apparition d’un élément nouveau : l’écriture doit alors prendre sa valeur d’outil d’expression d’un désir, d’une pensée, d’un ordre. Pour cela, l’enfant doit bien entendu éprouver ce désir d’expression non naturelle. Il faut donc trouver une motivation particulière qui nécessite ce moyen d’expression.

C’est dans cette optique que Freinet a introduit l’imprimerie, le journal scolaire et les échanges interscolaires dans son école moderne. Cette correspondance permet à l’enfant de sentir la raison d’être de l’écriture et de la lecture. C’est au stade de l’écriture autonome (vers 5 ans selon Freinet) que l’enfant sépare définitivement le dessin de l’écriture et commence à s’intéresser à la technique de l’écriture.

L’enfant s’applique alors à la reproduction de lettres, de mots, de textes, de chiffres. A ce stade, le dessin est également plus parfait dans sa forme.

L’étape de la juxtaposition et de l’explication a posteriori est définitivement franchie. Le dessin devient ‘ « une composition c’est à dire la réalisation délibérée de graphismes différenciés et organisés les uns par rapport aux autres pour exprimer un résultat consciemment ou inconsciemment voulu  ’» 151 .

Bien entendu, le résultat n’est pas toujours celui escompté. Le passage d’un stade à l’autre se fait progressivement ; le processus de tâtonnement entre encore en jeu et il peut y avoir des reliquats d’explication a posteriori. Mais, dans son allure générale, l’explication n’est plus a posteriori. ‘ « Le dessin devient une expression, un langage  ’» 152 .

Freinet, suite à l’étude de nombreux dessins, a mis au point une méthode d’analyse psychologique des graphismes d’enfants qui permet de calculer le coefficient d’intelligence de l’enfant. Pour lui, l’enfant le plus évolué est celui qui donne vie à ses personnages et non celui qui suit parfaitement les règles imposées par la scolastique.

Afin de mesurer ces dessins enfantins, il a mis à jour trois éléments possibles d’estimation : l’escalier du dessin, le progrès graphique et la mesure de la vie.

Freinet a mis au point un escalier où figurent toutes les étapes de l’évolution du dessin et les âges normaux, moyens que les enfants ont à ces différentes phases. Chaque palier comporte les deux éléments de l’expérience tâtonnée : réussite et répétition jusqu’à ce que la réussite devienne automatisme.

Un premier élément de l’examen psychologique consiste donc à voir, selon ses graphismes, la position actuelle du sujet examiné et d’évaluer son retard ou son avance graphique en fonction de son âge. Selon Freinet, est très intelligent l’individu chez qui l’expérience laisse une trace vive, à qui une ou deux répétitions suffisent pour faire entrer un geste dans l’automatisme.

Est au contraire moins intelligent, l’individu qui doit répéter cinquante ou cent fois le même geste avant d’en avoir la maîtrise. Ainsi, plus l’enfant est rapide dans l’acquisition des automatismes, plus il est intelligent.

A partir de son escalier, Freinet calcule ainsi le degré d’intelligence en comparant le temps mis par l’enfant pour passer d’un stade à l’autre et le temps normalement constaté. Le troisième élément dont Freinet se sert pour analyser les dessins est la vie exprimée par le graphisme. Ces moments de vie peuvent apparaître dès les premiers dessins. Ils sont le signe d’un réel potentiel d’évolution selon Freinet. Il les met en relation avec le coefficient d’intelligence de l’enfant calculé à partir de son âge graphique et de son âge réel.

Le dessin constitue donc chez Freinet un apprentissage très important. C’est la première expression écrite que l’enfant développe mais surtout un autre outil pour se découvrir, s’exprimer, communiquer, s’insérer au sein de la classe et à plus long terme dans la société. Le dessin devient un médiateur social dans la classe et dans la société. Il permet de faire passer un message, des idées. Il sert donc à l’enseignant qui essaiera de comprendre le mieux possible le développement de l’enfant , et qui le mettra en application également pour développer la confrontation à l’autre, les échanges entre les enfants autour des productions personnelles. Il sert également et surtout l’enfant dans le développement des apprentissages et dans la construction de sa personnalité.

Le dessin permet alors selon Freinet de développer une certaine socialisation chez l’enfant notamment lorsque chaque jour il faut choisir celui qui appartiendra au recueil ; c’est à dire être capable de prendre en compte le travail de l’autre, de diminuer son égocentrisme et d’avoir une vision plus globale, un esprit de coopération, d’échanges, de progrès…

« Le but, pour l’enfant qui prend possession de la langue parlée, n’est point de prononcer les mots parfaitement ou de les inclure dans les phrases impeccables, mais de s’exprimer avec un maximum d’efficience pour mieux servir les exigences de sa vie dans le milieu. Dès que l’enfant a à sa disposition un nombre suffisant de vocables pour faire du langage un outil majeur d’expression, il atteint un palier où il évolue avec un dynamisme qui lui donne le sentiment permanent de puissance : du mot-outil doublé de la mimique et du geste, il passe au récit qui, non seulement a un but pour l’enfant lui-même, mais qui, par surcroît, l’incorpore de plus en plus au milieu où il affirme sa place. Comme on l’a vu, l’enfant n’essaie jamais, dans ses libres graphismes, de copier servilement des modèles, cette perfection et cette copie n’étant jamais, pour lui, un but. Son but est d’acquérir la technique de la parole, pour entrer en relations avec le milieu, pour agir sur ce milieu, pour le dominer si possible, pour s’exprimer et se réaliser » 153 .
Notes
138.

- FREINET. C., Œuvres Pédagogiques, La méthode naturelle de dessin, Tome 2, Editions du Seuil, Paris, 1994, p. 430.

139.

- Idem, p. 430.

140.

- Idem.

141.

- Idem, p. 431.

142.

- Idem.

143.

- Idem, p. 435.

144.

- Idem.

145.

- Idem, p. 438.

146.

- Idem, p. 432.

147.

- Idem, p. 439.

148.

- Idem, p. 468.

149.

- Idem, p. 469.

150.

- FREINET. C., Œuvres Pédagogiques, Méthode naturelle de lecture, Tome 2, Editions du Seuil, Paris, 1994, p. 265.

151.

- Idem, p. 273.

152.

- Idem, p. 265.

153.

- FREINET. C., Œuvres Pédagogiques, Méthode naturelle de dessin, Tome 2, Editions du Seuil, Paris, 1994, p. 471.