A – UNE EDUCATION DU TRAVAIL

Face aux idéologies préconisant soit l’effort exclusif pour les uns, soit le seul plaisir pour les autres, comme mobiles de l’action de l’enfant, Freinet oppose une approche du travail mêlée au jeu. Initialement, le travail est mêlé au jeu. Dans le jeu, Freinet distingue le jeu de distraction ‘ « haschich  ’», inhibant plus que créatif, et le jeu spontané, expression réelle de la personne de l’enfant créateur. Le jeu spontané peut se faire jeu–travail par imitation des adultes, pour mener, dans son processus, au travail social avec ce qu’il implique de répartition, au sein du groupe, de tâches complémentaires.

Freinet a eu la prétention et l’audace de se remettre à l’école des sages de Gars, son village, de les écouter parler, de s’imprégner de leur rythme, de leur sens de la vie, de leur enseignement, pour essayer de découvrir, ou de préciser, ou de prolonger, par delà l’impasse où les avait abandonnés la culture, les fondements originaux d’une meilleure conception philosophique et pédagogique.

« Seules l’enfance et la jeunesse sont capables de monter hardiment vers les sommets. Encore faut–il ne pas les en empêcher » 156 .

La science a selon Freinet commis des erreurs humaines et a mené la race à la dégénérescence.

Face à ce constat, ‘ « il faut faire à la nature une confiance nouvelle et, en son sein, retrouver les lignes de vie hors desquelles nul ne saurait construire utilement  ’» 157 . ‘ « Et ce spectacle de la folie humaine doit nous engager plus délibérément encore à revoir nos conceptions philosophiques, morales et pédagogiques, à rechercher et à confesser nos erreurs, à puiser aux sources claires où nous pourrons encore atteindre pour retrouver des lignes de vie plus humaines et plus sûres. C’est je crois, une question de vie ou de mort, pour nous, pour nos enfants, pour notre pays, pour notre civilisation  ’». 158

Pour réussir ce défi Freinet considère qu’il faut revenir d’abord à des pratiques conditionnées par le dynamisme que chaque enfant porte en lui pour assurer sa croissance, sa défense et son élévation. Tout naturellement notre être physique et mental tend à rétablir sans cesse l’harmonie qui lui est indispensable. Il y a en chaque être un système encore mystérieux non seulement de défense, mais également de compensation et de création.

« Je ne réagis point contre la science elle–même, technique éprouvée d’un long tâtonnement expérimental et méthodique, mais contre les déformations que lui vaut le milieu social que nous subissons. Le jour où les travailleurs auront maîtrisé et corrigé le système de mensonge et d’exploitation qui dévie la science de ses buts, ce jour–là mon bon sens rejoindra l’expérience scientifique  ’» 159 . « La culture moderne a produit un décalage dangereux entre la vie et la pensée, un hiatus dans le processus d’évolution de l’organisme individuel et social » 160 .

Le progrès n’est pas forcément matériel. Il y a aussi l’évolution dans la pensée, dans la marche de l’organisme social, dans le développement du sens moral : ‘ « On a demandé à l’école, de se charger de la besogne, et des philosophes, des écrivains, des savants ont participé à l’édification d’une conception nouvelle de la vie, qui n’a que le tort d’être imposée d’en haut, sans tenir compte de ce qui existait et qui n’était pas toujours mauvais, avec ses assises profondes et sûres ; d’avoir plaqué, sur une civilisation aux trames ancestrales, rythmes anormaux, ses intérêts et ses idéaux  ’» 161 .

Il s’est alors produit un décalage dangereux entre tous les éléments essentiels, la vie familiale, le travail, le jeu. Les hommes de science, les philosophes, les pédagogues ont cru qu’il était possible de prendre les êtres humains comme une masse brute, de la malaxer dans leurs centres d’analyses et de les mélanger pour en former d’autres vies.

Il ne s’agit pas de rejeter la tradition ou le progrès, mais d’adapter avec intelligence notre comportement aux nécessités de l’époque. Le progrès doit se faire en fonction du passé en évitant ce décalage. L’école va contribuer à faciliter cette tâche.

A l’école, rien n’est plus tentant et plus dangereux selon Freinet, que la scolastique 162 : ‘ « Elle coupe l’arbre de ses racines, l’isole du sol qui le nourrit. Il nous faut retrouver la sève ’» 163 . ‘ « En rationalisant sa philosophie et son enseignement, l’école a prétendu dépasser l’Eglise pour se substituer à elle un jour. Mais vous ne vous rendez pas compte que vous procédez comme l’Eglise, et que ce n’est point un hasard si les enfants ont, vis à vis de l’école, les mêmes réactions qu’en entrant à l’Eglise et si les voix chez vous résonnent et chantonnent comme le dimanche aux offices » ’ ‘ 164 ’ ‘ .

Pendant trop longtemps, on a cru que l’on pouvait prétendre arracher l’enfant à sa famille, à son milieu, à ses traditions, à ses travaux et à ses jeux, pour le transporter avec force et autorité dans ce milieu si différent, rationnel, formel et froid qu’est l’école. C’est ce qui constitue d’après Freinet un grand drame :

« Vous venez prendre nos enfants, vous les arrachez à leur maisons, à leurs champs, à l’intimité familière qui les baigne pour les enfermer dans une salle froide où vous prétendez les former selon les enseignements de maîtres qui manient peut être à la perfection les concepts philosophiques et abstraits, mais font certainement fausse route lorsqu’il s’agit de la formation d’enfants qui ne sont pas seulement des esprits, mais aussi du muscle, du cœur, sans compter cette impondérable fantaisie dont nous mesurons mal le rôle constructeur » 165 .

Freinet considère qu’il faut non seulement relier la science d’aujourd’hui à la tradition du passé et aux enseignements du présent, mais également relier l’enseignement méthodique de l’école à cette culture, ce milieu qui marque à jamais le corps et les âmes. L’école doit constituer tout naturellement la suite normale et le complément de l’autre.

Selon Freinet on peut avec des outils mieux étudiés, avec un examen plus attentif et plus intelligent du milieu, et une force décuplée obtenir tout à la fois, une culture profonde et la rapidité du travail. Cela constitue le vrai progrès, la véritable ligne d’action pour rendre les efforts humains toujours plus efficients.

Pour le moment, l’école souhaite d’abord garnir l’esprit de l’enfant, lui réchauffer le cœur afin qu’il soit mieux à même de remplir dignement sa destinée d’homme et de citoyen, dans la sociétéqui l’accueille. Le progrès n’est pas inévitablement un progrès humain. Les progrès ont sur la vie individuelle et sociale des hommes une incontestable influence. On ne peut dissocier la culture ou la pensée, ou le progrès moral de toute l’évolution matérielle et technique.

Progressivement, on a senti la nécessité d’augmenter les connaissances techniques des enfants. A un progrès matériel et technique correspond nécessairement une évolution des destinées de l’homme. Pour construire, surveiller, faire fonctionner les machines et les installations nouvelles nées du génie des hommes, la société attend de l’école qu’elle initie les enfants aux notions essentielles des sciences, de la physique et de la mécanique. L’école comme tout organisme social, doit forcément s’adapter aux nécessités changeantes du milieu.

Cette adaptation est une des conditions de la vie ; elle se poursuit même sur le terrain philosophique, ce qui développe une sorte d’humanisation permanente des techniques, une humanisation de la vie.

L’évolution matérielle a pu devenir, dans une certaine mesure, une évolution intellectuelle, une évolution morale, une évolution humaine.

L’éducation et l’instruction ne sont pas nécessairement des épreuves, elles sont et doivent être des fonctions naturelles. L’homme est fait pour monter, pour s’élever, pour dépasser ses difficultés. L’instruction a trop souvent été réduite à une nécessité technique et sociale auprès des parents d’élèves. L’instruction et les connaissances ne sont que des outils.

« Instruction et connaissances ne sont que des outils–qu’on aurait tort de négliger d’ailleurs. Mais leur emploi nécessite une direction avisée qui suppose la culture profonde de la personnalité » 166 .

Une des tâches de l’école est d’instruire mais avec méthode, en connaissant vraiment les buts à atteindre, même s’ils restent spécifiquement matériels et utilitaires. D’après Freinet celui qui ne connaît pas les connaissances élémentaires, ne peut pas remplir efficacement sa fonction sociale et se trouve handicapé dans la lutte pour la vie. La société exige une certaine somme de connaissances, un minimum d’acquisitions et d’initiations. L’école doit en munir les élèves avec un maximum d’efficiente méthode tout en sauvegardant les droits de la vie et de l’humanité. «‘ Donner les connaissances et l’instruction technique sans tenir compte des considérations humaines serait faillir à toutes les traditions de l’école  ’» 167 .

La connaissance et la compétence technique ne sont qu’un élément de la complexe fonction sociale de l’homme. A l’école, l’être humain doit travailler intelligemment, l’efficience est indispensable ; l’enfant doitse donner avec conscience et enthousiasme aux diverses besognes sociales, se sentir comme un élément de la communauté.

L’école de demain ne doit plus être l’école scolastique, mais il ne suffit pas de la changer, il faut partir de ce qui est dynamique pour aider la nouvelle génération à faire face avec honneur et efficacité. Le retour à des pratiques respectant le rythme de vie n’est pas d’une grande utilité ou efficacité parce que les conditions matérielles, économiques et sociales ont évolué et il faut en tenir compte.

« La recherche pratique d’une conception d’éducation populaire intéressante, efficiente, humaine passe par le travail qui en sera tout à la fois la base et le moteur » 168 .

L’enfant possède en lui de vraies forces qui vont vers la culture et la vie, sous-estimées et méconnues intentionnellement ou non par l’école, qui les a substituées à d’autres normes de comportement ou d’autres disciplines.

L’école s’intéresse enfin positivement à l’enfant d’abord, aux techniques d’éducation ensuite, aux éducateurs et au milieu enfin. Elles sont toutes aussi nécessaires et tellement dépendantes les unes des autres. Cependant, le vrai domaine d’action de l’école sont les possibilités techniques.

« Vous aurez a organiser un milieu d’activité, de travail, de vie dans lequel l’enfant va se trouver automatiquement encadré, entraîné, animé, enthousiasmé. Il faudra que vous parveniez à réaliser ces mêmes conditions matérielles, techniques, communautaires, morales et sociales qui seront par elles–mêmes le moteur discret mais décisif de tout son système éducatif » 169 . ’ ‘« Ce qui suscite et oriente les pensées des hommes, qui justifie leur comportement individuel et social, c’est le travail dans tout ce qu’il a aujourd’hui de complexe et de socialement organisé. Le travail est le moteur essentiel, élément de progrès et de dignité, symbole de paix et de fraternité » 170 . ’

Dans la pédagogie de Freinet, le travail 171 doit être placé à la base de toute l’éducation. L’enfant doit pouvoir s’exercer au maximum de métiers, pratiqués, adaptés tout à la fois à ses possibilités enfantines et aux nécessités sociales, sur leur terrain d’application réel ou le plus souvent dans les ateliers qui sont les cellules vivantes de la pédagogie de Freinet :

« Sûre, solide dans ses fondations, mobile et souple dans son adaptation aux besoins individuels et sociaux, l’éducation trouvera son moteur essentiel dans le travail » 172 .

L’éducation va être mobile et souple dans sa forme ; et va alors forcément adapter ses techniques aux nécessités variables de l’activité et de la vie humaines.

Elle exaltera en l’enfant ce qu’il porte de spécifiquement humain, enrichira et renforcera le fonds commun de connaissance. Celle-ci préparera techniquement l’enfant à ses tâches immédiates.

L’un ne va pas sans l’autre. Freinet insiste sur la nécessité de retrouver d’abord les grandes lignes de vie qui assureront leurs fondements et qui leur permettront de bâtir ensuite avec audace et dynamisme.

Il n’y a pas chez l’enfant un ‘ « besoin naturel du jeu  ’», mais seulement un puissant besoin de travail. Freinet ne croit pas que l’enfance puisse être caractérisée par un besoin exclusif de jeu. En effet, Freinet considèreque l’enfant va passer du jeu au travail ; d’une attitude de jeu à uneattitude de travail et ceci de façon naturelle, puisque seul le travail constitue a un âge donné, un véritable besoin pour l’enfant :

« Il y a un jeu fonctionnel qui s’exerce dans le sens des besoins individuels et sociaux de l’enfant et de l’homme, un jeu qui prend ses racines au plus profond du devenir ancestral et qui, indirectement peut être, reste comme une préparation essentielle à la vie, une éducation qui se poursuit mystérieusement, instinctivement, non pas sur le mode analytique, raisonnable et dogmatique de la scolastique, mais dans un esprit, par une logique, selon un processus qui semblent être spécifiques à la nature de l’enfant »  173 .

Ce jeu qui est essentiel n’est autre que le travail, mais du travail d’enfant, qui évoque du plaisir. Le jeu traditionnel de l’enfant est créateur et dynamique. Il lui fait prendre conscience de ses possibilités et de sa puissance, il lui permet de se mesurer avec le monde ambiant. L’enfant, lui, est comme un moteur puissant qui se donne toujours au maximum de ses possibilités.

Selon Freinet, «‘ l’enfant joue lorsque le travail n’a pas suffi à épuiser toute son activité  ’» 174 . ‘ « Le travail peut et doit être une bénédiction, il est la fonction salvatrice susceptible de donner un sens à l’effort, d’éclairer nos peines, de mesurer notre puissance dont l’exaltation victorieuse illumine notre âme d’éclairs qui participent de la majesté des dieux que nous imaginons  ’» 175 .

Il faut donc offrir aux enfants des activités qui les intéressent profondément et les mobilisent tout entiers. Le moteur principal du jeu et du travail, c’est la satisfaction de ce besoin d’activité et de vie. Freinet insiste sur le fait que ce n’est pas le jeu qui est naturel chez l’enfant, c’est le travail, c’est à dire la nécessité organique d’user le potentiel de vie à une activité tout à la fois individuelle et sociale. Cependant, il ne faut en aucun cas séparer la pensée de la nature de celle du travail. L’enfant a dû accommoder son activité pour répondre aux attentes de sa nature.

Certaines sont alors spécifiques à l’enfant :

« Elles sont la satisfaction normale de ses besoins naturels les plus puissants : intelligence, union profonde avec la nature, adaptation aux possibilités physiques ou mentales, sentiment de puissance, de création et de domination, efficacité technique immédiatement sensible, utilité familiale et sociale manifeste, grande amplitude de sensations, peine, fatigues et souffrances incluses » 176 .

Ces activités procurent un sentiment de bien-être et de plénitude. Pour ressouder puissamment la nature humaine, il faut, selon Freinet, réaliser une activité idéale appelée travail–jeu pour bien montrer qu’elle est les deux à la fois : ‘ « Orientons nous-même sans réussir à 100 %, vers le travail–jeu replacé dans son cadre familial et social, qui sera par lui-même tout à la fois, apprentissage et culture  ’» 177 .

Les jeux–travaux répondent aux grands besoins organiques, fonctionnels, sociaux et vitaux des enfants. Ils vont satisfaire le besoin général et inné de conserver la vie.

Les enfants sont poussés à leurs travaux–jeux par ce besoin central de civilisation, les rapports entre individus d’abord, entre groupes ensuite. Il s’agit du besoin universel de conserver la vie, de la rendre aussi puissante que possible, et de la transmettre pour la continuer :

« Conserver la vie implique d’une part la nécessité de s’alimenter. D’où les gestes du grimpeur, du cueilleur, du chasseur, du pêcheur, de l’éleveur aussi : courses, sauts, lutte, usage de la pierre, du bâton, de la massue, des lianes et des cordes ; les gestes de l’individu qui doit se défendre contre les animaux : instinct de l’abri, dans ce qu’il a parfois de magique aussi, recherche des grottes, des cachettes, constructions clôturées et fermées, ponts ; la lutte enfin contre les individus qui viennent vous ravir la nourriture, ou qu’il faut attaquer pour la leur ravir » 178 .

Le besoin de rendre la vie aussi puissante que possible pousse à l’intégration dans le groupe social qui se lie, se ressert, pour lutter, se défendre, attaquer, se perpétuer collectivement, et réagir collectivement aussi contre les menaces permanentes.

« Le besoin enfin de transmettre la vie et de la continuer est à l’origine de l’instinct puissant de la maternité, de l’instinct plus diffus de la paternité, de la vie et de l’évolution de la famille » 179 .

Ce jeu–travail satisfait les besoins primordiaux des individus ; il libère et canalise, l’énergie physiologique et le potentiel psychique. Il assure la vie, la plus complète possible, défend et perpétue cette vie, et offre enfin de nombreuses sensations. Sa caractéristique n’est nullement la joie mais, l’effort et le travail qui s’accompagnent de fatigue, de craintes, de peur, de surprises, de découvertes et d’une expérience précieuse.

Ainsi, le jeu–travail est comme une sorte d’activité instinctive qui a pour fonction d’assurer à l’enfant l’exercice de son dynamisme vital. Le jeu–travail est comme inné, il n’a pas être enseigné. Spontanément, l’enfant le pratique et les habitudes rituelles qui l’accompagnent se transmettent également. L’enfant selon Freinet doit se livrer à un jeu–travail pour parer aux insuffisances ou aux erreurs du milieu social.

Il s’agit de placer l’enfant au centre des préoccupations pédagogiques, placer le travail–jeu au centre de l’activité enfantine, donner le pas à l’action féconde sur la pensée purement spéculative, telle est selon Freinet la révolution qui reste à réaliser d’urgence en éducation.

Le souci éducatif essentiel doit être de réaliser dans la famille si possible, du moins à l’école et autour de l’école, un monde qui soit vraiment à la mesure de l’enfant, évoluant à son rythme, répondant à ses besoins, et dans lequel il pourra se livrer aux travaux–jeux qui sont susceptibles de répondre au maximum aux aspirations naturelles et fonctionnelles de son être. Si les conditions imposées ne permettent pas aux éducateurs, la réalisation suffisamment poussée de cette atmosphère et de cette organisation favorables aux travaux–jeux, ils doivent parer à cette insuffisance par le jeu–travail qui en est un substitut et un dérivatif. Les jeux–travaux supposent en général une activité naturelle, ce sont des exercices toniques qui préparent à l’activité sociale dans le milieu ambiant. Ils apaisent donc l’enfant et le prédispose à l’équilibre et à l’harmonie. Selon Freinet, les jeux–travaux ne suscitent que des sentiments favorables à la vie sociale :

« Si le travail–jeu est pour les enfants l’activité idéale, le jeu–travail, qui en est le substitut n’en reste pas moins comme l’expression naturelle du besoin qu’à l’individu de vivre le plus intensément possible dans le cadre de la famille et de la société, en reproduisant les gestes ancestraux qui assurent la vie et sa perpétuation. Si l’enfant est rebuté par certains travaux que les progrès ont imposés aux adultes, il se réfugie dans des jeux–travaux qui sont comme une réaction de défense contre les atteintes sociales à la nature fonctionnelle du travail des hommes, une réaction contre les erreurs et les écarts dont nous sommes coupables et qui tendent à détruire l’harmonie et la dignité de la fonction travail » 180 .

L’adulte, a selon Freinet, désappris le vrai travail, il l’associe de façon systématique à la peine qui en est le stigmate de malédiction. Travail–jeu et jeu–travail rétablissent le circuit. C’est pourquoi ceux qui, dans les villages surtout, en ont été imprégnés dans leur jeunesse portent longtemps en eux, ce sentiment de dignité du travail, de la nécessité fonctionnelle qui lui réserve une place de choix dans le processus de croissance et de fixation au sein de la société vivante :

« C’est comme une filiation qu’on garde, qui nous unit mystiquement non seulement à nos contemporains, mais aux générations passées comme aux générations à venir. Cet amour du travail reste, en définitive, le seul lien véritable entre les hommes, puisque toutes les grandes choses se font par la conjonction active de ceux qui, par–delà la croûte illusoire et éphémère des jouissances artificielles, se retrouvent dans une même soif candide du travail souverain. Malheur aux enfants qui n’ont pas connu la satisfaction profonde des travaux–jeux, et chez qui les jeux–travaux ont été trop vite dépassés par l’inhumité de ce que nous pourrions appeler le travail–profit, par la perversion débilitante des jeux de détente compensatrice qui en sont le pendant inexorable ; ou même par l’ivresse des jeux–haschich dont il nous restera à dire toute la malfaisance ! » 181 .

Notre société dominée par le "haschich", prône à tort une pédagogie du jeu. Baser toute une pédagogie sur le jeu constitue à admettre implicitement que le travail est impuissant à assurer l’éducation et la socialisation des jeunes générations. Le jeu apparaît comme le plus efficace des stimulants, et le moins nocif, pour les conduire au but.

L’école, selon Freinet, semble hypnotisée par le souci d’apprendre. Cependant, apprendre n’est qu’un aspect de la technique de la vie. Il faut donc que l’enfant passe tout par l’expérience de la vie, par l’action, par le travail. L’enfant a besoin de connaître, de savoir ; ce désir participe à sa recherche permanente de puissance et de conquête :

« Nous préparons techniquement une école où l’on construise, où l’on édifie, non par l’étude seule, mais par le travail seul créateur et, à défaut, par certains jeux qui en sont les substituts les plus proches. Là est désormais la tâche essentielle de la pédagogie : créer l’atmosphère de travail et, en même temps, prévoir et mettre au point les techniques qui rendent ce travail accessible aux enfants, productif et formatif. L’enfant aura alors besoin de matériaux, de connaissances » 182 .

Les connaissances dont on se souvient le mieux, ce sont celles qui ont servi à un travail intéressant et vital ; elles sont incorporées à l’organisme par ce travail qui en a été le moteur. La mémoire est en fonction du travail.

Le travail n’est pas quelque chose que l’on explique et que l’on apprend, mais bien une réalité qui s’inscrit dans la vie des hommes. Autrefois, la religion apparaissait comme le pivot et le moteur, l’ordonnatrice de la société, l’éducation était avant tout une initiation rituelle. Les philosophes ont ensuite tenté de détrôner la religion au profit de la raison dans le comportement individuel et social. L’école est alors devenue l’édifice de l’instruction, fondement de la science et de la raison. Avec Freinet, désormais c’est par le travail que l’enfant va acquérir des connaissances et des techniques en vue d’une insertion meilleure.

Toute cette nouvelle visée éducative va participer au bonheur et à l’épanouissement total de l’enfant. Nous sommes réellement ici dans un projet de socialisation de l’enfant plus que d’instruction ou d’éducation. L’éducation du travail va au delà d’une éducation par le travail manuel, elle est plus qu’un préapprentissage prématuré ; elle est reliée à la tradition mais également imprégnée avec prudence par la science et la mécanique contemporaines, point de départ d’une culture dont le travail est le centre. Le travail devient un élément de l’activité éducative, il y est intégré.

Il y a travail toutes les fois que l’activité physique ou intellectuelle répond à un besoin naturel de l’enfant, c’est à dire qu’il procure de ce fait une satisfaction qui est par elle–même une raison d’être. Le travail scolaire doit être nécessairement, dans tous les cas, selon Freinet, un travail–jeu :

« Il doit être à la mesure de l’enfant pour les gestes qu’il nécessite, l’effort qu’il suppose, la fatigue qu’il entraîne, le rythme auquel il s’exécute. Ce travail doit faire jouer normalement et harmonieusement les divers muscles aussi bien que les sens et l’intelligence, afin de produire une fatigue naturelle qui n’est jamais courbature mais seulement satisfaction apaisante d’un besoin. Enfin, il doit répondre aux tendances essentielles de l’individu : besoin de monter, de s’enrichir matériellement, intellectuellement et moralement, d’augmenter sans cesse sa puissance pour triompher dans la lutte pour la vie, besoin de s’alimenter et de se garantir contre les intempéries ; besoin de se défendre aussi contre les éléments, contre les animaux, contre les autres hommes ; besoin de se grouper (famille, clan, patrie) pour assurer la perpétuation de l’espèce » 183 .

L’utilité sociale du travail est incluse dans ces caractéristiques. Le travailleur va préparer les enfants à mieux remplir demain leur tâche sociale qu’est le travail.

Cependant, ‘ « il ne suffit pas d’installer à l’école des outils ou des machines plus ou moins compliqués, d’ouvrir des ateliers, d’acquérir et de mettre en culture des champs et des jardins, puis de laisser ces multiples sollicitations s’offrir sans ordre majeur, sans raison intime, à l’intérêt et au désir de travail des enfants  ’» 184 .

Cette éducation du travail doit être cadrée et organisée tout en laissant à l’enfant ce sentiment de liberté. L’essentiel, en toutes circonstances, ce n’est pas la liberté en elle–même, mais la possibilité plus ou moins grande que l’enfant a de satisfaire ses besoins essentiels, d’augmenter sa puissance, de s’élever, de triompher dans la lutte contre la nature, contre les éléments, contre les ennemis.

L’éducation du travail est donc selon Freinet indispensable. Il ne peut concevoir une éducation, une socialisation de l’enfant sans en solliciter son moteur, le travail. Il faut voir dans cette approche un intérêt technique mais également et surtout l’émergence d’une nouvelle philosophie du travail. Freinet développe par cette éducation du travail un esprit de fraternité.

« La vraie fraternité, c’est la fraternité du travail ; le plus solide des traits d’union entre les membres d’une famille, d’un groupe, d’un village, d’une patrie, c’est encore le travail » 185 .

Le travail–jeu est le seul lien effectif et efficace entre les hommes. ‘ « Intelligence, raison, charité, fraternité, bonté, justice, générosité, ne sont vraiment totales et effectives que dans et par le travail  ’» 186 .

Le travail apparaît dans la pédagogie de Freinet comme le seul moyen d’expression et d’exaltation de ce besoin d’être, et comme la seule union commune entre les membres de la société. Cette éducation par le travail que préconise Freinet présente donc de véritables vertus socialisantes.

En effet, « ceux qui ont le malheur de ne pas connaître le goût profond du travail sont partout comme de lamentables déracinés » 187 .

C’est le travail qui unit les habitants d’un même village, parce qu’il exige de tous des gestes et des actes similaires aux mêmes périodes. C’est le travail qui va faire travailler la pensée, la purifier, laquelle agit par réaction sur les conditions de travail. Naturellement, l’enfant tend à monter du travail primitif à l’activité différenciée, afin de parvenir jusqu’à la connaissance intellectuelle, à la culture philosophique et à la conception morale de la vie. L’homme recherche toujours la difficulté ; sa nature est de se surpasser sans cesse, de connaître la justification des choses, de se poser des questions et d’en rechercher les réponses ; cette tendance est naturelle.

L’éducateur va devoir éviter que, dans son désir inné d’aller toujours plus vite, toujours plus haut, toujours plus loin, l’enfant se contente d’utiliser les matériaux, les outils et les machines réalisés par l’homme, comme s’ils s’agissaient de réalités naturelles ; qu’il en oublie de considérer le travail et les concessions qu’ils représentent et qu’il fausse ainsi, à l’origine, sa conception du monde et sa notion de l’activité sociale.

Comme nous l’avons vu, donc, Freinet reprend l’idée qu’il y a à la base une prédisposition psychologique chez l’enfant à aller à la rencontre du jeu, pour ensuite avec l’aide de son éducateur, découvrir le travail et ses intérêts. Freinet considère qu’il faut en faire un objet de l’éducation, tout simplement parce que le passage d’une attitude de jeu à celle du travail, mérite d’être accompagnée et encouragée. Puisque l’essentiel pour Freinet, en terme de socialisation c’est le travail. Certes, lorsque l’enfant joue avec l’autre pour le simple plaisir de jouer, il y a des éléments de socialisation qui se mettent en place ; mais c’est réellement lorsque l’enfant partagera avec ce dernier un travail qu’il sera confronté aux règles sociales. Freinet développe une véritable anthropologie du travail à l’école.

Notes
156.

- Idem, p. 41.

157.

- Idem, p. 55.

158.

- Idem, p. 34.

159.

- Idem, p. 57.

160.

- Idem, p. 69.

161.

- Idem, p. 71.

162.

- Cf Première Partie.

163.

- Idem, p. 81.

164.

- Idem, p. 84.

165.

- Idem, p. 89.

166.

- Idem, p. 105.

167.

- Idem, p. 107.

168.

- Idem, p. 133.

169.

- Idem, p. 139.

170.

- Idem, p. 143.

171.

- Par définition, le travail est un effort que l’on fait, une peine que l’on prend pour faire quelque chose, c’est un effort qui est parfois long et penible. Il constitue l’ensemble des activités économiques des hommes, d’un pays, en vue de produire quelque chose d’utile pou la communauté. Il s’agit d’une activité rémunérée. Travailler était synonyme jusqu’au XVIème siècle, de tourmenter, de souffrir. Puis à partir du début du XVIème siècle, travailler exprime l’idée d’exécuter un ouvrage, ouvrer. Freinet utilise régulièrement ce concept du travail lorsqu’il aborde l’éducation de l’enfant, la citoyenneté et la socialisation de ce dernier, mais il ne le définit qu’à travers celles-ci.

172.

- Idem, p. 145.

173.

- Idem, p. 149

174.

- Idem, p. 151.

175.

- Idem, p. 155.

176.

- Idem, p. 167.

177.

- Idem, p. 169.

178.

- Idem, p. 173.

179.

- Idem, p. 174.

180.

- Idem, p. 217.

181.

- Idem, p. 218.

182.

- Idem, p. 238.

183.

- Idem, p. 252.

184.

- Idem, p. 259.

185.

- Idem, p. 263.

186.

- Idem.

187.

- Idem, p. 265.