4 - L’imprimerie

Enfin un outil qui change les données pédagogiques de la classe, l’imprimerie. C’est Freinet qui, en 1925, à Bar–sur–Loup, établit la première imprimerie animée par les enfants. Dès 1927, une dizaine d’ateliers scolaires, éditeurs de journaux, se liaient par la voie de la correspondance.

Il s’agissait là d’équipes fortement structurées, très proches des formules industrielles. Il en est ainsi dans les ateliers d’artisanat scolaire : gravure sur linoléum ou zinc ; ateliers utilisant la pyrogravure, de la maquette au vernis ; équipes de poterie, sculpture sur plâtre, céramique, tapisserie…, qui, les expositions scolaires en font foi, se sont multipliées dans les classes d’esprit Freinet.

Le matériel d’imprimerie adapté à la classe permet de traduire le texte vivant, expression de la promenade, en page scolaire remplaçant les pages du manuel, ils retrouveraient, pour la lecture imprimée, le même intérêt profond et fonctionnel que pour la préparation du texte lui–même. Les élèves se passionnèrent pour la composition et l’imprimerie.

La technique de l’imprimerie ne prend son sens qu’à travers l’acte de l’enfant et la mise en situation de cet acte. Elle symbolise donc un véritable projet pédagogique alternatif à la modalité traditionnelle d’acquisition des connaissances.

L’enfant qui imprime apprend des gestes divers et maîtrise par là même une réalité complexe. Il acquiert ce qu’on nomme aujourd’hui une culture technique. L’enfant se construit simultanément la maîtrise manuelle de l’objet technique complexe et ce qu’on nomme la culture générale, c’est à dire la maîtrise de la langue, de la syntaxe et de leurs fondements contextuels. C’est toute une démarche éducative qui se met en place : à partir des textes libres individuels, la rédaction définitive se fait avec l’aide des autres élèves. Ensuite, un travail plus formel concerne la lisibilité et la présentation.

Puis viennent les dimensions plus strictement techniques des apprentissages, avec les problèmes du métier d’imprimeur : disposition des lignes sur les composteurs, placement des caractères sur la planche à imprimer, avec tous les gestes porteurs de savoirs d’expériences, tels que passer l’encre, installer le papier, sécher et agrafer les documents, etc.

Freinet insistait beaucoup sur ces petits détails apparemment de peu d’importance, y compris dans ses écrits, car il ne raisonne pas en termes de hiérarchie des savoirs ni des apprentissages, mais il s’intéressait plutôt à la globalité de l’acte d’apprendre, dans ses dimensions tant psychologique que philosophique.

L’autre originalité majeure de Freinet est que la technique de l’imprimerie n’est pas autosuffisante en tant qu’acte. Elle prend son sens dans sa finalité sociale qu’est la communication. L’enfant, à travers l’imprimerie, parle de lui à quelqu’un qui réciproquement est concerné par lui. Pour prendre des termes plus modernes, la technique de l’imprimerie est traversée par l’implication, qui lui donne son double sens cognitif et social.

Freinet insiste sur l’articulation entre la technique elle-même et son rôle social, à travers l’échange entre classes et la coopération scolaire qui seront les deux piliers, interne et externe, d’une conception nouvelle de l’éducation.

« L’imprimerie est précieuse d’abord pour les classes à plusieurs cours comme celle où je l’ai expérimentée, ou dans les écoles à maître unique des petits villages. L’imprimerie permet d’établir entre grands et petits un lien matériel et moral. Les grands coopéreront d’ailleurs à leur façon-encore à déterminer–à l’œuvre de la vie scolaire. Elle est possible aussi dans les classes nombreuses, mais plus homogènes, des villes. Car, pendant que quatre ou cinq élèves composeront en silence, le maître pourra s’occuper librement des autres élèves. Il y aurait même, dans les villes, d’autres combinaisons bien plus utiles : par exemple, une seule machine à imprimer pour l’école, mais un peu plus perfectionnée, et qui serait utilisée également par les classes supérieures, selon les méthodes nouvelles d’activité si chaudement recommandées, même par les programmes officiels » 227 .

Cette technique ne se réduit nullement à une technique instrumentale mais elle trouve son sens au contraire dans une perspective d’éducation globale. De manière étonnement moderne, Freinet construit de la réalité en produisant les éléments d’analyse qui en rendent possible la lecture.

Ils étaient pris au jeu, non seulement parce que le classement des caractères dans les composteurs pouvait être prenant, mais surtout parce qu’ils avaient retrouvé un processus normal et naturel de la culture : l’observation, la pensée, l’expression naturelle devenaient texte parfait. Ce texte avait été coulé dans le métal, puis imprimé. Et tous les spectateurs, l’auteur au tout premier chef, sentaient à la sortie de l’imprimé comme une émotion, au spectacle du texte magnifié qui prenait désormais valeur de témoignage.

C’était la première découverte de base qui allait permettre de reconsidérer progressivement tout notre enseignement. Ils avaient rétabli un circuit naturel obstrué par la ‘ « scolastique  ’».

La pensée et la vie de l’enfant pouvaient désormais devenir éléments majeurs de la culture. L’enfant était capable de produire ainsi des textes valables, dignes d’influencer notre ‘ « scolastique  ’». L’enfant se donne en main les clés, l’accès au savoir, à la connaissance.

L’enfant ne peut rédiger que lorsqu’il possède non seulement une assez riche collection d’expression… Que l’enfant apprenne d’abord à exprimer une idée, c’est à dire à assembler les éléments d’une proposition, à écrire correctement une phrase simple. Au cours moyen, il apprendra à combiner des phrases. Après avoir imaginé quelques phrases sur un paragraphe déterminé, les grouper logiquement en un développement d’une douzaine ou d’une quinzaine de lignes, voilà tout ce qu’on demande à ces enfants.

Non seulement les techniques Freinet permettent le développement de la communauté mais elles deviennent pratiques et coopératives. Les structures et les procédures sont à la fois socialisées et socialisantes avec les ateliers laboratoires et lieux de vie en commun, et la pratique du travail en équipe.

Le travail scolaire en équipe différencie ici deux formules complémentaires, l’enseignement magistral et le travail collectif des écoliers, ce dernier reposant sur l’identité des buts prescrits et l’uniformité des moyens consentis. Mais le travail en équipe se distingue aussi du travail individualisé ou personnalisé. Chaque enfant poursuit la totalité de la tâche commune, chaque ‘ « équipier  ’» adoptant finalement le résultat jugé le meilleur, c’est une formule interpersonnelle.

L’activité et la coopération jouent un plus grand rôle dans les ateliers des techniques Freinet. La tâche unique pour l’équipe est répartie selon les aptitudes des équipiers. Ainsi l’équipe scolaire se situe au-delà du groupe d’amitié mais en deçà de l’équipe stéréotypée de l’atelier d’adultes.

Sa structure est physiquement perceptible, son objet concret, voire utilitaire, mais à l’échelle enfantine, sa méthode dynamique et coopérative. Le travail en équipe requiert une première coordination, celle des moyens et attitudes de l’enfant lui-même. Présent, mais non présent, le maître encouragera les timides, réveillera les endormis, endiguera les intempérants.

Les rôles sont divers, le choix des équipiers qui constitue pour les enfants un jeu parmi les jeux, ne concerne que les leaders de fondation ou de délégation ; le choix de l’objet et la répartition des tâches et moyens sont généralement sur l’initiative du chef d’équipe dans les classes Freinet.

Déjà préparés par leurs jeux, des équipiers, des adjoints accomplissent souvent, de ce fait, un apprentissage technique et social des fonctions d’animateur ; au contraire, revenir travailler dans le rang n’est pas une régression dans une classe d’esprit coopératif. La société démocratique est celle où celui qui sert ici en animant, accepte de servir ailleurs en exécutant.

L’imprimerie est véritablement chez Freinet, l’aboutissement d’une réflexion critique sur l’école et sur ses pratiques. On doit se garder, selon Freinet, d’une lecture réductrice, purement ‘ « pédagogique  ’», ou l’imprimerie serait le moyen d’intéresser, de motiver les apprentissages. Elle veut également transformer l’école, substituer à l’école telle qu’elle est une autre école, l’école du prolétariat. Le recours à l’imprimerie est indissociable d’une critique politique de l’école, dans ses fins, ses formes et ses contenus.

Ce recours est solidaire de l’engagement en faveur de ‘ « l’école du peuple  ’», combat pour la démocratisation réelle de l’école, un refus de l’organisation élitiste de la forme scolaire, un refus de la scolastique se développent ainsi qu’une action en faveur de situations scolaires porteuses de sens pour tous et des pratiques scolaires visant des savoir–faire autant que des savoirs. Motiver la lecture et l’écriture en mettant l’enfant en situation réelle de communication, tel est l’enjeu d’une classe Freinet.

« Aussi l’école populaire, telle qu’elle est comprise dans la plupart des états capitalistes, est–elle en marge de la vie, nullement intégrée socialement ni moralement aux destinées du peuple. On pensait qu’enseigner à l’école les premiers éléments de la lecture, de l’écriture, des sciences, devait contribuer à l’élévation maximum des citoyens. Cette grande valeur éducative qu’on attribuait ainsi à l’instruction n’est plus défendue aujourd’hui par aucun pédagogue sérieux. L’école a plus et mieux à faire que de transmettre le savoir. Ce qui est grand, ce n’est pas le savoir, ce n’est pas même la découverte, c’est la recherche. L’esprit n’est pas un grenier qu’on remplit mais une flamme qu’on alimente ; il n’est pas la connaissance possédée ; la science apprise et assimilée, mais une activité toujours en éveil, qui, sans répit, se pose des problèmes nouveaux, invente, combine, organise les faits, suivant des rapports non encore aperçus » 228 .

Aujourd’hui, la petite presse Freinet laisse place à l’ordinateur dans la plupart des écoles, cependant cette dernière a été mise à la disposition des plus petits qui tout comme leurs aînés découvrent toujours cet outil avec autant et d’intérêt. L’arrivée d’internet à l’école donne désormais une nouvelle dimension à cet enjeu. Des logiciels simples d’emploi, facilement utilisables par les enfants eux–mêmes, permettent en effet de donner aux publications des classes une qualité professionnelle et une dimension internationale. Les enfants doivent être initiés aux techniques de base de l’ordinateur avant de pouvoir être autonome. L’enfant va pouvoir acquérir individuellement des techniques puis mettre en commun ses compétences. Nous sommes ici dans une application d’échange de savoirs.

Notes
227.

- FREINET. C., Chacun sa pierre, Une expérience d’adaptation de notre enseignement : l’imprimerie à l’école, Ecole Emancipée, n°8, 15 novembre 1925.

228.

- FREINET. C., Vers une méthode d’éducation nouvelle pour les écoles populaires, Perfectionnons nos techniques, Notes de pédagogie nouvelle révolutionnaire, Ecole Emancipée, n°26, 24 mars 1929.