B – UN CONTEXTE SCOLAIRE SOCIAL ET COOPERATIF

L’espace classe peut lui-même être également considéré comme une technique, même si Freinet en parle assez peu, dans la mesure où il se présente comme un allant de soi, comme la base concrète et la condition matérielle de toute la méthode. La classe de Freinet ne trouve pas son originalité dans la seule suppression symbolique de l’estrade.

Elle ne ressemble pas, géographiquement, à une classe ordinaire avec alignement des tables d’élèves et regard frontal au bureau du maître. On y voit divers lieux d’ateliers réservés à toutes sortes d’activités spécifiques.

Dans la classe de Freinet il y a les ateliers, mais aussi le jardin où les enfants s’exercent à la culture potagère, mais encore un lieu d’élevage où vivent des animaux de basse-cour.

La dimension essentielle de la construction locale de la réalité, parce qu’elle désigne le travail d’institution, est la notion de coopérative. C’est la mise en place de cet esprit coopératif qui va socialiser l’enfant.

La classe est en effet significative de l’articulation entre l’individuel et le collectif dans la conception que Freinet se fait concernant le développement des fonctions cognitives. La modalité principale du travail en classe est celle des ateliers, dont les lieux sont marqués matériellement dans l’espace - classe. La coopérative a donc une première fonction d’organisation pour une utilisation optimale des ateliers, d’où plan de travail collectif, plan d’occupation des ateliers, et structuration des activités collectives.

Mais le plus novateur dans la notion de coopérative est sans doute sa dimension politique. Le dispositif s’articule sur un élément matériel de la pratique, à savoir le journal mural. A partir des opinions et remarques écrites par les élèves, ce sont de véritables séances hebdomadaires d’un Parlement d’enfants que décrit Freinet. Le rituel est élaboré, avec un président, des témoins, des plaidoyers. Les critiques et les félicitations des uns envers les autres sont analysées, débattues et produisent finalement un consensus où Freinet voit l’exemple de manifestation d’une démocratie effective.

On sait que la séance hebdomadaire de la coopérative évoluera vers la notion de classe coopérative d’une part à l’intérieur du mouvement Freinet, puis sera le point de départ de ce qui deviendra la pédagogie institutionnelle.

Le recours à la nature est plus que jamais pour l’enfant une tonifiante nécessité. Mais il ne saurait y avoir d’école moderne sans milieu naturel. L’école moderne sera un atelier de travail, intégré à la vie du milieu. Cette destination spécifique nécessite une structure nouvelle. L’école est un atelier de travail tout à la fois communautaire et spécialisé. Il doit donc comporter : Une salle commune, à peu près comparable à la salle de classe traditionnelle, où les enfants peuvent se réunir pour tous les travaux collectifs. Mais cette salle est la mieux éclairée et la mieux aérée possible. Cet atelier comporte également des ateliers spécialisés extérieurs et intérieurs comprenant : le milieu naturel : jardin, potager, fruitier ; le local d’élevage : lapins, ruche, cochons d’Inde, poules, chèvres.

L’instituteur cesse d’être l’adjuvant de semaine pour devenir en permanence le conseiller et l’aide. Freinet veut l’éducation par le travail, une culture issue de l’activité laborieuse des enfants eux-mêmes, une science fille de l’expérience, une pensée sans cesse précisée à même la matière et l’action. C’est pourquoi ateliers de travail, salle commune, aide du maître sont conditions inséparables d’un même tout qui est la formation de l’enfant, et par-delà lui, la formation de l’homme du citoyen de la nouvelle société populaire. On le socialise.

Sa conception pédagogique nouvelle nécessite donc que, même dans les écoles à maîtres multiples chaque classe comporte des ateliers spécialisés qui font partie du processus éducatif comme en faisait partie jusqu’à ce jour la chaire surélevée, moyen et symbole de l’enseignement. Ce qui n’empêche pas l’organisation d’ateliers complémentaires où des maîtres spécialisés donnent toutes directives pratiques pour le travail proprement scolaire.

L’ameublement ne répond plus du tout aux nécessités scolaires nouvelles : Parce que tout travail, debout ou assis, autre que l’écriture - audition passive est impossible ; que les déplacements sont impossibles aussi  ; et que de ce fait toute collaboration entre élèves d’une part, entre élèves et maître d’autre part est absolument irréalisable.

Freinet propose alors des plans de locaux pour une école de travail à une ou deux classes 229 .

Freinet prévoit : Des tables ordinaires, donc essentiellement mobiles, de 1 m sur 0,80, à dessus plat, sur lesquelles peuvent travailler sans se gêner quatre élèves. Un petit pupitre portatif se posant sur la table pourra être employé éventuellement par les élèves qui préfèrent écrire sur un plan légèrement incliné.

Ils sont contre le banc - pupitre incliné qui ne peut servir qu’à écrire. Leurs tables sont pratiques pour l’écriture, pour la lecture, pour le découpage, le collage, le dessin, l’examen de cartes et documents. Placées bout à bout elles constituent une grande table pour le travail par groupes. Il s’agit éviter que les élèves soient aussi matériellement dépendants de leurs camarades : il en résulte des querelles, des accidents, de l’inutile désordre. Comme sièges, la chaise normale, à défaut le tabouret de bois. Le banc collectif doit être exclu. La hauteur des tables et des sièges sera d’ailleurs adaptée au niveau des classes.

Des casiers sont installés sur une des faces libres de la classe. Les élèves y déposent livres, cahiers et outils qui ne surchargent plus les tables. La disposition du mobilier permet à l’écolier de se lever librement et sans bruit lorsqu’il le désire pour se rendre à son casier. La chaise surélevée du maître devient superflue.

L’éducateur fait de moins en moins ou même plus du tout, de leçons doctorales. Il est appelé plus souvent à collaborer avec les élèves, dans les divers coins de la classe. Une simple table, comme celle affectée aux élèves, essentiellement mobile, avec un casier particulier, suffit parfaitement.

Ils étendent l’usage des tableaux. Ils ont un tableau sur chevalet pour copie des textes, notes et inscriptions intéressant directement toute la classe, un, deux ou même trois tableaux peints même les espaces libres des murs ou sur panneaux de bois, et destinés aux travaux de groupes. Il n’est pas nécessaire que ces tableaux soient lugubrement noirs, il ne faut rien négliger de ce qui peut améliorer l’inutile austérité de la classe. L’éclairage naturel doit être suffisant. Ne pas craindre les larges baies vitrées. Il est bon que les enfants puissent regarder à l’extérieur si ça leur chante.

Cela libèrera notre école de cette atmosphère de prison. L’ameublement des ateliers comporte, selon la destination : tables mobiles ou appuyées contre le mur, casiers et étagères. Après examen psychologique et social des besoins essentiels des enfants de leur époque, ils ont arrêté à huit le nombre des ateliers spécialisés de travail.

Quatre de ces ateliers sont consacrés à ce qu’ils appellent le travail manuel de base, c’est à dire celui vers lequel se tourne spontanément l’enfant qui est libre de choisir son activité. Entre une activité qui nécessite un effort général spécial et un travail manuel qui permet de dominer un temps soit peu la matière vivante ou passive, aucun enfant n’hésite, à moins qu’il n’ait déjà été perverti par une formation qui lui a valu une anormale répulsion pour l’effort manuel. Il est préférable de prendre la nature comme elle est, et de construire à partir de ses plus saines virtualités.

De ce travail de base, troisième étape de la personnalité, après la prospection tâtonnée et l’aménagement, naîtront immanquablement : la conscience des rapports entre les faits, la logique dans l’expérience et la construction, et ce besoin sans cesse accru de mieux connaître pour mieux dominer son propre travail, pour donner aux outils le rendement maximum au service de la puissance individuelle, liée à la puissance de la communauté.

Le passage d’une étape à la suivante n’est pas une affaire extérieure, mais intérieure. L’éducateur peut l’aider, le faciliter, l’accélérer. Ce passage est d’autant plus rapide que le milieu est plus aidant et que l’individu a plus de possibilités pour appréhender le monde, qu’il est plus intelligent–l’intelligence (perméabilité à l’expérience) n’étant pas prise ici dans son sens strictement scolaire.

Par leurs ateliers de travail de base, ce sont des possibilités de travail qu’ils offrent aux enfants et non des formes pour le dressage. Il s’agit d’éviter de retourner à la scolastique en faisant du travail dans ces ateliers des devoirs consécutifs à certaines leçons méthodiques, ou en obligeant tous les enfants à passer alternativement dans chacun de ces ateliers pour initiation qu’on jugerait indispensable. Il est rare qu’un individu s’intéresse également aux diverses activités manuelles et qu’il y réussisse avec une égale maîtrise.

Cet intérêt varie avec l’âge : il varie essentiellement avec la saison, avec le temps, avec certaines modes à l’origine impondérables, ‘ « qui sont dans l’air  ’». L’école doit sentir et respecter cet intérêt et ce rythme, il faut laisser l’enfant choisir son activité dans le cadre des nécessités communautaires.

Ces recommandations ont plus d’importance qu’on ne croit : si les éducateurs ne les respectent pas, ils font tout simplement un préapprentissage plus ou moins prématuré qui peut avoir ses avantages, mais ils ne réalisent pas l’éducation du travail.

Les quatre ateliers pour le travail manuel de base sont, le travail des champs, élevage ; la forge et la menuiserie ; la filature, le tissage, la couture, la cuisine, le ménage ; les constructions, la mécanique, le commerce.

Freinet a mis en place quatre ateliers d’activité évoluée, socialisée et intellectualisée. Il s’agit d’un atelier de prospection, de connaissances et de documentation, qui comporte les ‘ « fameuses  ’» bibliothèques de travail, le fichier scolaire, l’index généralisé, les dictionnaires et les collections encyclopédiques réalisés par les enfants, des disques et des films, et des cartes géographiques.

Cet atelier permet aux enfants de trouver instantanément, parmi cette richesse accumulée, les matériaux dont ils ont besoin pour donner à leur travail une figure nouvelle, sociale et culturelle. Un atelier d’expérimentation est également proposé pour les sciences physiques et naturelles, ainsi qu’un atelier de création, d’expression et communication graphiques, et un atelier de création, expression et communication artistiques.

Le travail que permettent ces ateliers, considéré comme la base naturelle de l’activité enfantine, ne constitue cependant qu’un palier primaire de cette fonction travail à laquelle Freinet a donné la place d’honneur dans son système éducatif.

Nous pouvons voir qu’à travers la mise en place de ce milieu et du matériel éducatif, Freinet respecte au mieux la nature de l’enfant, ses intérêts, ses projets tout en l’initiant à une certaine structure sociale. L’école est ici le reflet de la société, et c’est en ce sens qu’elle va socialiser l’enfant, le préparer à la citoyenneté.

Le milieu est au service de la pédagogie et des apprentissages. On ne peut concevoir une école innovante sans repenser complètement les espaces. Après toutes ces considérations, le problème se trouve ainsi posé, l’enfant veut travailler. Il va donc falloir lui rendre possible le travail – jeu auquel il aspire.

Pour cela Freinet a mis à leur disposition des ateliers, des outils et des machines essentiels, des guides qui les aideront à surmonter leurs difficultés. Il s’agit donc plus d’un problème technique plus qu’intellectuel. Par cette réforme pédagogique, l’enfant va désormais pouvoir expérimenter et créer toutes les fois que cela est possible.

Freinet nous a donc également proposé un plan de classe pour mettre en place ces ateliers 230 .

L’expérimentation et la création sont des activités malgré tout communes. Elles ne sont pas spécifiquement scolaires. La nouveauté que Freinet apporte, est la documentation, qui leur apporte l’appoint de la connaissance et leur permet d’aller toujours plus avant, avec plus d’audace et de sûreté, qui les intègre dans le processus complexe du progrès humain.

Une organisation nouvelle de l’éducation suppose dans un premier temps, un nouvel agencement, une autre utilisation des locaux. Il faut donc imprégner l’école de cette conception nouvelle du processus éducatif. Il s’agit ici d’une école par la vie, pour la vie et par le travail.

« Notre école sera un peu comme un petit village, avec des salles communes où les élèves pourront se réunir le plus souvent possible ou, du moins, avec, au centre, une salle commune transformable rayonnant sur des ateliers de travail, des salles de documentation et d’expérience. Autour du local encore, et constituant comme une zone extérieure d’activités, des logements pour l’élevage, des champs et vergers, un rucher, des terrains de sport et de jeux, la fraîcheur d’un ruisseau si possible » 231 .

Freinet prévoit le travail en commun, parce que cela constitue souvent une nécessité dans les petites communes où tous les élèves sont réunis dans une seule et même classe ; et qu’il est d’ailleurs positif d’habituer les enfants au travail social qui est la norme dans la famille et dont l’école doit constituer le prolongement.

Avec l’âge l’enfant va commencer à dominer les exigences du pur instinct pour se plier progressivement aux conclusions de l’expérience, sous toutes ses formes, et aux nécessités sociales qui s’imposent toujours plus. C’est la vie consciente qui commence alors véritablement.

« Il faut tâcher justement de lui faire sentir la nécessité d’autres buts que ceux, trop égoïstes encore, qui le dominent… Il faut idéaliser son comportement, le socialiser !… » 232 .

Il faut donc respecter le rythme de ses périodes de croissance. L’enfant va de plus en plus prendre conscience des expériences de la vie et des nécessités sociales.

Cependant, ‘ « notre organisation scolaire ne doit pas être une caricature de société « pour rire », tout comme le travail ne doit pas être un travail « pour rire », mais une activité véritable, fondée tout à la fois individuellement, scolairement et socialement  ’» 233 .

Pour travailler, s’instruire, s’enrichir, se perfectionner, monter et croître efficacement l’homme a besoin d’outils et de techniques appropriés.

L’outil , comme la pensée, ne prend toute sa valeur humaine chez Freinet, que lorsqu’il est conçu dans un dynamisme, en fonction de l’usage personnel et social que l’on en fait. Les travaux dans la classe Freinet sont en lien avec les métiers de base exercés dans les villages d’autrefois.

A travers cette mise en ‘ « scène  ’» Freinet tente de mettre en valeur l’importance accordée à l’expérimentation chez l’enfant qui est la base d’une formation individuelle, sociale et humaniste. Il faut cultiver et satisfaire ce besoin.

La rénovation pédagogique porte ici sur le milieu scolaire et social d’une part et sur le matériel et les techniques d’emploi d’autre part.

La relation imparfaite entre l’enfant et le milieu scolaire tient, soit à l’enfant, soit à l’école, soit à leurs interactions que l’on peut analyser en termes psychologiques, sociologiques, psycho–pathologiques, pédagogiques…

L’espace est une des dimensions structurantes du psychisme du petit être qui se forme, parce qu’il constitue une dimension essentielle du milieu dans lequel le nouveau – né est plongé, parce que la prise de conscience en soi, de son propre corps, se forme dans l’alternance de la proximité et de l’éloignement du corps de sa mère. Les lois du développement de l’enfant dans l’espace sont bien connues.

L’espace physique a toujours pour l’enfant une tonalité affective et cet espace est un espace socialisé. Les modes de vie, les règles sociales, les parents déterminent l’environnement de l’enfant. Cet environnement s’élargit avec la croissance de l’enfant. La relation de l’enfant à l’espace construit ou aménagé est donc une voie de sa socialisation.

Pour ce qui concerne les techniques elles–mêmes, les éducateurs sont invités à faire régulièrement appel aux artisans, aux ouvriers, aux ménagères…, qui, outre l’exemple, les conseils pratiques et les directives qu’ils apportent, établissent entre l’école et le milieu une sorte de cordon ombilical, une dépendance naturelle susceptibles de rendre au travail social le sérieux et la dignité qui sont nécessaires pour lui redonner une place éminente au centre même de notre culture.

En principe, tous les enfants doivent, en principe, participer à ces travaux de base pour acquérir une initiation minimale. Ce qui n’exclut pas la manifestation de préférences.

Dans la pratique, il faut davantage veiller à l’intérêt de l’enfant pour le travail, à l’activité fonctionnelle qui trouve enfin but et possibilités de réalisation, à l’exaltation permanente de la vie qu’à l’exécution plus ou moins régulière des tâches prévues. Le matériel et l’organisation peuvent développer ici une éducation nouvelle par le travail.

L’instituteur doit alors parfaire sans cesse, individuellement et coopérativement, en collaboration aussi avec ses élèves, l’organisation matérielle et la vie communautaire de son école. Il doit permettre à chacun de se livrer à un travail–jeu qui réponde au maximum à ses tendances et à ses besoins vitaux ; diriger éventuellement, aider efficacement, les petits travailleurs en difficulté et assurer une certaine souveraineté dans l’école et une harmonie de travail.

Toute cette organisation nouvelle donne aux éducateurs de nouvelles raisons de chercher et de travailler.

Freinet déclare à ce sujet ‘ « Je ne prépare pas une pédagogie de l’amour, mais une pédagogie de l’harmonie individuelle et sociale par la vertu souveraine du travail  ’» 234 .

Plus qu’une école de l’usine, son école du travail apparaît comme une école du village et de la campagne. La pédagogie du travail va ici plus loin qu’un renouvellement des contenus manuel et intellectuel et, que l’adoption de la méthode des complexes, qui avait permis de définir la culture polytechnique. C’est tout le travail dans la classe qui est alors modifié radicalement et concerné.

Il faut se centrer sur l’enfant et non sur l’adulte ; et il faut subordonner les méthodes à l’enfant. Faire une pédagogie du travail, c’est se donner des moyens de travail dans la classe qui répondent au besoin naturel de travail de l’enfant. L’organisation nouvelle de l’école est primordiale ; locaux, environnement, outils, techniques, ateliers ; tout est moyen pour faire fonctionner et réaliser cette pédagogie du travail.

Notes
229.

- FREINET. C., Œuvres Pédagogiques, Education du travail, Tome 1, Editions du Seuil, Paris, 1994, p. 288.

230.

- FREINET. C., Œuvres Pédagogiques, L’école moderne française, Editions du Seuil, Paris, 1994, p. 53.

231.

- FREINET. C., Oeuvres Pédagogiques, L’éducation du travail, Editions du Seuil, Paris, 1994, p. 282.

232.

- Ibid, p. 285.

233.

- Idem, p. 287.

234.

- Idem, p. 320.