Les nouvelles orientations, les nouveaux textes réorganisant l’école mettent en exergue la notion d’apprentissage telle la loi d’orientation sur l’éducation de 1989, précisant que l’école doit permettre à l’élève d’acquérir un savoir et de construire sa personnalité par sa propre activité. Le texte concernant le projet d’école rappelle que l’enfant est au cœur même du système éducatif. La loi d’orientation a le souci de vouloir adapter les rythmes d’apprentissage à chaque enfant, et de tenir compte de leur diversité en mettant en place des cycles de plusieurs années.
La nécessité de diversifier les itinéraires d’apprentissages et de les personnaliser le plus possible s’impose. Les enfants ne sont pas également sensibles, ni perméables à la même approche conceptuelle, ni au savoir formel. Les concepts ne se construisent pas de manière linéaire mais par approximations successives et l’abstraction naît de la comparaison de situations problèmes différentes d’aspect mais où un même concept est saillant, donnant ainsi un sens à ce concept. Le savoir personnel se construit aussi socialement dans un système interactif de communication où s’exercent confrontations, argumentations, critiques…
Freinet avait déjà reconnu et pris en compte l’existence de cette hétérogénéité d’une classe, chaque enfant se caractérisant par ses différences. Les rythmes d’apprentissage ne peuvent donc se dérouler selon un processus préétabli qui serait le même pour tous les enfants.
Pourtant dans la plupart des classes, c’est un même rythme qui est imposé à tous, un rythme moyen qui bouscule et fait chavirer les plus lents, qui freine et démobilise les plus rapides. Ce rythme qui caractérise l’enseignement collectif enferme chaque enfant dans une moyenne. L’enfant est évalué par rapport à un groupe et non par rapport à lui–même.
Il s’agit selon Freinet de permettre aux enfants de travailler à leur rythme afin qu’ils puissent travailler à leur propre niveau, de connaissances et d’acquisitions, pour qu’ils aient en leur possession les meilleurs atouts possibles.
Il apparaît alors indispensable à Freinet de personnaliser les apprentissages 235 . En effet, dans le film monté et réalisé par Freinet lui–même et sa femme, nous voyons bien comment l’instituteur se met au service de chacun d’entre eux : le plus avancé, comme le plus ‘ « dégoûté ’» de l’école traditionnelle. Il part des enfants, de leurs interrogations, pour leur proposer des activités personnalisées qui seront au service de leur socialisation dans la classe.
La personnalisation des apprentissages permet à l’enfant d’utiliser un outil adapté à ses intérêts et à ses besoins. L’enfant utilise un outil spécialement préparé par l’enseignant, devenant ainsi acteur de son savoir. Dans cette pédagogie l’adulte garde une place prépondérante car il doit stimuler l’action de l’enfant.
‘ « Aujourd’hui tous les pédagogues sont d’accord pour dire que l’éducation de l’enfant doit commencer dès la naissance et même avant. Malgré cela il n’existe pas de pédagogie pour la période pré–scolaire. C’est pendant cette période que la famille et les maisons d’enfants peuvent entasser dans l’âme et dans l’esprit de l’enfant toutes sortes de préjugés et de fausses connaissances. Par « tendresse » on apprend aux enfants à mentir, parce qu’on leur ment à chaque instant. Systématiquement, on les habitue à la paresse, parce que leur temps est toujours insuffisamment occupé. On cherche fort peu à satisfaire leur désir de comprendre ce qui les entoure. Systématiquement on cultive chez eux les sentiments de crainte « Non », « Il ne faut pas » sont les premiers mots qu’on leur enseigne. La société bourgeoise emploie toutes sortes de moyens pour comprimer leur âme. Mais ce n’est pas tout : On parle à l’enfant de dieux, du diable et de sorciers, et cela contribue à la création d’un chaos de fausses idées, dans lequel l’enfant est obligé de vivre. Une telle situation entrave leur développement, mais les sages bourgeois la trouvent tout à fait naturelle, et ils prêchent que les connaissances exactes nuisent aux enfants. Une pareille éducation, si elle est conforme aux intérêts de la bourgeoisie, ne peut que se faire aux détriments de l’enfant.En effet, le premier cycle, petite section maternelle et moyenne section se caractérisent comme celui des apprentissages premiers. Le second cycle, grande section–CP-CE1, celui des apprentissages fondamentaux. L’accent est donc une nouvelle fois mis sur la construction des savoirs par les élèves eux–mêmes avec l’aide de l’éducateur. Le processus complexe d’apprentissage se fonde avant tout sur la maîtrise progressive d’outils, de savoir–faire, de savoir–être par des élèves motivés, actifs et s’appropriant peu à peu le savoir sans jamais le subir. Il s’agit, bien entendu, de prendre en compte les contraintes inhérentes au développement de l’enfant.
L’objectif consiste à construire des connaissances et à développer des compétences, à la mesure du sujet et de ses propres capacités mentales. L’important n’est pas uniquement de faire acquérir des connaissances mais aussi de faire apprendre la démarche du connaissant, la démarche de l’apprenant. Il ne faut donc pas selon Freinet séparer savoir et savoir-faire, connaissance et méthodologie.
Bien avant Freinet, Rousseau, parlant de l’élève et de son activité créatrice, pensait qu’il ne s’agissait point de lui enseigner les sciences mais de lui donner le goût pour les aimer et des méthodes pour les apprendre.
Concrètement les pédagogies actives visent l’acquisition des outils qui permettront à l’enfant d’apprendre en faisant, en cherchant, en créant et même en se trompant. La leçon devient alors une séquence dynamique, vivante, une situation de découverte. L’exercice d’une expérience où les essais voire même les erreurs, les échecs sont à la base de la construction du savoir. Le résultat n’est qu’une étape.
Un changement de l’école dans un monde où l’enfant, pour la première fois dans l’histoire humaine, se voit octroyer, par la Convention des Nations Unies sur les Droits de l’enfant, le statut de ‘ « personne ’», titulaire de la liberté d’expression, du droit d’association, et devenant un citoyen partenaire responsable, dans la mesure de ses capacités de discernement 237 .
Nous entrons alors avec Freinet, dans l’ère du compagnonnage éducatif, le droit à l’éducation implique ici que chacun puisse réussir socialement par l’école.
L’article premier de la loi d’orientation de 1989 a d’ailleurs repris cette idée pédagogique ‘ « l’éducation est la première priorité nationale. Le service public de l’éducation est conçu et organisé en fonction des élèves. Il contribue à l’égalité des chances. Le droit à l’éducation est garanti à chacun afin de lui permettre de développer sa personnalité, d’élever son niveau de formation initiale et continue, de s’insérer dans la vie sociale et professionnelle, d’exercer sa citoyenneté. L’acquisition d’une culture générale et d’une qualification reconnue est assurée à tous les jeunes, quelle que soit leur origine sociale, culturelle ou géographique ’». Nous en sommes encore aujourd’hui bien loin.
Nous sommes ici au cœur de la problématique de la personnalisation des apprentissages. Elle a pour objet d’aider l’enfant à déterminer un projet de travail social correspondant à la fois à ses besoins et à ses capacités, et de favoriser ainsi le développement de sa personnalité en faisant de lui l’agent principal de son éducation.
D’élève soumis aux impératifs communs, il devient une personne sociale, ayant le droit, mais aussi la responsabilité, de participer au choix des objectifs communs et, à la mise au point des moyens pour atteindre et d’auto–organiser ses activités personnelles.
La personnalisation des apprentissages participe à l’apprentissage de la liberté, de la responsabilité et de l’autonomie.
Personnaliser l’apprentissage implique dans un premier temps, la reconnaissance de l’enfant, du jeune comme une personne, sujet de cet apprentissage, sujet actif et non pas simple objet de cet apprentissage dans cette structure sociale qu’est l’école. Il s’agit là d’une évidence pour les militants de la pédagogie Freinet mais ce n’est malheureusement pas une évidence dans les faits.
La reconnaissance de l’enfant comme personne, comme personnalité qui se construit, est quelque chose de toujours en attente dans le monde d’aujourd’hui. Pourtant les enfants sont des citoyens qui participent ou qui devraient participer à la vie de la cité, comme les autres personnes.
Francine Best déclare à ce sujet que l’ ‘ » on gomme, en fait, la personne, le côté personnalisant et personnalisé d’une évolution, d’un être humain qu’il soit fille ou garçon, avec ses caractéristiques individuelles, propres : son corps, la couleur de ses yeux, de ses cheveux, son style de parole, d’apprentissage aussi qui est différent d’une personne à l’autre, car c’est tout cela une personne, et cela, c’est très mal reconnu dans le discours dominant actuel ! ’» 238 .
Personnaliser les apprentissages consiste dans un second temps à reconnaître le désir d’apprendre de l’enfant, dès son plus jeune âge. L’affectivité et la personnalité de l’enfant s’exprime ici dans ce désir de savoir, cette curiosité envers les choses, envers le monde, envers les autres êtres humains. Ce désir de connaître, cette curiosité naturelle, sont immenses chez le tout petit enfant qui naît.
Lorsque l’on parle de motivations à l’école, est ce que ce ne serait pas faire place à ce désir d’apprendre ? Le sens de l’école n’est il pas de permettre aux enfants d’exercer leur droit à l’éducation en partant de leur ‘ « éducabilité ’» comme disait Wallon, c’est à dire de leur possibilités d’être éduqués et d’apprendre, inhérentes à la nature humaine ? Il faut donc selon Freinet faire place à l’école, à ce désir d’apprendre.
‘ « De même que, malgré lui, et malgré nous, l’enfant grandit normalement pourvu qu’il ait une nourriture suffisante et saine, il aspire à s’élever, à s’éduquer, intellectuellement et moralement, pourvu que nous sachions lui fournir les éléments de cette élévation. C’est l’enfant qui devient le centre de l’école ; l’école est le lieu où de petits êtres humains s’éduquent et s’élèvent avec l’aide des camarades, de la nature, des livres, du maître… » 239 . ’Nous sommes souvent frappés, lors d’observations auprès des jeunes enfants, par ce désir d’apprendre, cette curiosité. Alors, Freinet propose de mettre en place des situations qui fassent droit à ce désir d’apprendre, qui le réhabilitent. Il s’agit d’éveiller, de révéler la curiosité de l’enfant pour le monde qui l’entoure, pour les autres, pour lui–même.
‘ « Une société qui serait composée d’individus parfaitement développés, qui affirmeraient leur individualité, mais qui n’auraient pas cultivé en eux la conscience sociale, serait centrifuge et chaotique » 240 . ’Lorsque l’on parle d’individualiser, d’individualisation, de personnalisation, on oppose ces pratiques à un apprentissage collectif. D’un côté, il y a la socialisation, le fait de vivre avec d’autres enfants ; et de l’autre, il y a l’individualisation et la personnalité ; comme si la personnalité était enfermée dans son individualité.
Or, toutes les études ont montré que les interactions entre pairs étaient un formidable levier des apprentissages. Elles sont stimulantes. Il existe une incitation à l’apprentissage individuel par la vie en petit groupe, par la vie sociale. La réussite scolaire, la réussite personnelle, la réussite sociale ne font donc qu’un pour aider à la construction d’une personnalité. Il n’y a donc pas selon Freinet des éléments qui seraient entièrement personnels et d’autres entièrement sociaux et civiques, les deux sont en constantes interactions.
La communication avec ses pairs produit un effet sur les apprentissages cognitifs. Les objets–outils chez Freinet sont extrêmement important à ce sujet. En effet, ils sont là, tel que l’outil-imprimerie, non seulement pour que l’individu soit face à face avec lui–même, mais pour qu’il ait autour de lui un autre camarade et l’enseignant.
‘ « Aussi, y a t–il dans nos classes, depuis l’imprimerie, un grand besoin de parler, non pas pour bavarder, mais pour dire quelque chose d’intéressant, d’utile, quelque chose qui mérite d’être dit » 241 . ’Pour cette raison, on peut parler de relation triangulaire, maître–élève–outil, qui évite le face à face et la contrainte de la relation duelle. L’idée d’individualisation n’empêche donc nullement une certaine socialisation des interactions entre les individus.
Pour Freinet, ce qui permet de sortir de la relation duelle enfants–enseignant ce sont justement les outils. Il qualifiait alors sa pédagogie de ‘ « matérielle ’» ou ‘ « matérialiste ’» même ; elle rendait l’enfant passionné pour l’outil et pour sa manipulation. L’enfant devenait alors très attaché à cet outil, non seulement il le respectait mais il était également pensé par celui–ci comme fondamental pour l’acquisition de nouveaux savoirs mais également comme étant celui qui impliquait le travail d’équipe avec tous les sentiments que cela pouvait déclencher. Il s’agissait de l’outil de la communauté !
Personnaliser les apprentissages dans la pédagogie développée par Freinet consiste également à développer les activités créatrices qui vont permettre aux enfants dans ces activités d’expérimentation, de construction où il y a de la création, de trouver peu à peu leur style personnel. Avec des techniques identiques chaque enfant se découvre, essaie de trouver son style personnel.
S’il n’y a pas de rejet de la part de l’adulte, écrire un texte pour faire un roman collectif, un roman personnel ou un texte libre qui a toujours sa force formidable, aide l’enfant à trouver petit à petit un style personnel de création langagière.
La fonction expressive et créatrice du langage par le texte libre, la création de poèmes… permettent à l’enfant de personnaliser et non plus seulement individualiser ses apprentissages.
Personnaliser les apprentissages dans la pédagogie de Célestin Freinet consiste à permettre aux enfants de choisir. Il faut qu’il y ait selon Freinet, des moments dans la vie scolaire, que ce soit au niveau des établissements scolaires ou au niveau de la classe, où l’enfant puisse choisir son activité, sa technique et faire des choses pour lesquelles il a le goût de faire. Il y a donc des moments où l’enseignement est collectif, d’autres où il est individuel avec des fichiers, des objets–outils ; à d’autres moments encore il y aura des actes personnels de créations.
Dans ces ateliers l’éducateur retrouve les enfants qui ont les même goûts. Ils vont y trouver le contact entre les personnes, les personnalités, l’aide, l’entraide. Cette dernière, dans une activité choisie, aide à se personnaliser, à reconnaître les personnalités.
Cette découverte des interactions réciproques dans la personnalisation est un des thèmes forts de la pédagogie de Freinet. Des structures ‘ « dialogiques ’» doivent être mises en place y compris dans ces enseignements individualisés ; afin de pouvoir sortir de l’opposition individualisation–socialisation.
Selon Freinet, le j’apprends pour moi contre les autres doit devenir, j’apprends pour moi et pour les autres et j’apprends par moi et avec les autres.
Freinet constatait la tendance à ne pas établir des rôles d’entraide entre les élèves, dans la classe, mais à laisser les élèves subir l’aspect d’une ‘ « non–société ’» dans la vie scolaire. Ors toute société, quelle qu’elle soit, suppose des rôles complémentaires.
Si chacun n’est pas différencié dans des situations et dans des rôles multiples alors il y a tentation de violence, tentation, parce que justement, dans son aspect paradoxal l’identité doit être accueillie dans une réalité où elle a une place de responsable, il faut qu’il y en ait une pour chacune.
Jacob Moreno créateur de la sociométrie et des jeux de rôles définissait la personne, celle qui émerge d’une multiplicité de rôles responsables reconnue par laquelle elle a pu se révéler à elle–même et être révélée et reconnue par les autres. Il existe une différence de reconnaissance sociale selon que les rôles soient implicites ou institutionnalisés.
Il s’agit d’être reconnu comme existant par rapport à la réalité collective. Un rôle est d’abord défini par des tâches et des responsabilités par rapport à ces tâches.
Selon Freinet, chaque enfant doit pouvoir sentir qu’il peut exister et que certaines de ces réalités qui le différencient peuvent être utilisées au service de la classe.
C’est aussi par la responsabilisation que le savoir–être pourra se développer, pourra devenir autre chose qu’une instruction à caractère théorique et qu’il deviendra un vécu ‘ « civique ’» préparant déjà à des vécus ultérieurs de responsabilité solidaire.
Développer les apprentissages personnalisés socialisés pour que la construction des personnalités se fasse pour le mieux, voilà l’ambition de Freinet.
- FREINET. C., FREINET. E., L’école buissonnière, réalisation JP Le Chanois, Distribution René Château Vidéo, 1949.
- FREINET. C., Vie pédagogique, L’école à travers le monde, Ecole Emancipée, n°14, 30 décembre 1928.
- LE GAL. J., Mise en œuvre à l’école, de la Convention des Nations Unies sur les droits de l’enfant, Nouvel Educateur, n° 220, Novembre 1990.
- BEST. F., Enjeux et points d’appui des apprentissages individualisés et personnalisés, Actes du 2ème Salon National des Apprentissages Individualisés et Personnalisé, ICEM, Novembre 1990.
- FREINET. C., Vie pédagogique, Vers une méthode d’éducation nouvelle pour les écoles populaires, Ecole Emancipée, n°26, 24 mars 1929.
- FREINET. C., Notes de pédagogie nouvelle révolutionnaire, Le congrès de Locarno, Ecole Emancipée, n°14, 25 décembre 1927.
- FREINET. C., Chacun sa pierre, L’imprimerie à l’école, Ecole Emancipée, n°40,4 juillet 1926.