B – DES APPRENTISSAGES INDIVIDUALISES

« Nous nous sommes orientés depuis longtemps vers le travail individualisé, seul efficace. Avec nos fichiers autocorrectifs de calcul et de français qui, bien avant les expériences américaines, préfiguraient une programmation dont la mode actuelle consacre le succès. Nous faisions en même temps nos premiers essais d’individualisation du travail avec nos fiches guides d’histoire, de géographie et de sciences. Plus de manuels scolaires ! » 242 .

L’enseignement individualisé s’appuie sur les découvertes de la psychopédagogie et accorde une importance souveraine à l’enfant. Il l’engage en permanence dans des situations d’apprentissage dynamiques et constructives en adoptant plusieurs techniques et procédés, à ses différents stades d’évolution affective et cognitive.

Plus précisément qu’est ce que l’enseignement ? Qu’est ce qu’individualiser ? Qu’est ce que l’apprentissage ? Et pourquoi parle t’on d’apprentissage individualisé et non d’enseignement individualisé ?

L’enseignement vise à aider l’enfant à acquérir des connaissances ; à comprendre, analyser, synthétiser et évaluer ; à avoir les compétences voulues ; à acquérir des habitudes et à adopter des attitudes.

Individualiser c’est reconnaître et comprendre le caractère unique de chaque être social ; c’est ensuite utiliser des principes et méthodes différenciés. L’individualisation est dès lors fondée sur le sujet social à être traité avec ses caractéristiques personnelles.

L’apprentissage peut se définir comme un processus entraînant un changement relativement permanent dans la façon de penser sentir et agir de l’élève. L’enfant change de comportement et de façon relativement permanente.

Dans une situation d’apprentissage l’élément essentiel est la motivation de l’enfant. Une atmosphère doit donc être mise en place pour encourager l’enfant à être actif, favoriser la nature personnelle de l’apprentissage, accepter la notion qu’être différent est acceptable, reconnaître le droit à l’erreur, tolérer l’imperfection, encourager l’ouverture d’esprit et la confiance en soi, faciliter la découverte, mettre l’accent sur l’auto–évaluation en coopération, donner l’impression d’être respecté et accepté et permettre la confrontation des idées. L’apprentissage doit donc être personnel.

« Il faut certes une discipline nouvelle faisant plus franchement confiance à l’enfant, et des habitudes aussi de travail collectif, qui n’excluent cependant pas l’individualisation de l’enseignement » 243 .

L’apprentissage individualisé met l’apprenant au centre de l’action éducative, au centre des situations d’apprentissage. Le tâtonnement expérimental fait appel à toutes les énergies et petit à petit il sort de lui–même pour accéder à la vérité de la connaissance dans toute sa grandeur et dans toute sa relativité.

Il découvre la complexité du réel et agit sur cette complexité transformant ainsi le réel, étape préalable à la découverte technologique.

L’individualisation du travail permet à l’enfant d’effectuer un choix temporel et thématique dans son travail. Il a la possibilité de travailler sur un outil de son choix, à son propre rythme au moment où il l’aura choisi dans le cadre institué.

« Avec l’aide des adultes les enfants organisent et édifient leur vie. Ainsi, changent les rapports entre les enfants et les adultes » 244 .

L’enfant n’est pas une matière inerte, il a un rythme de croissance préétablie. Il y a donc lieu de respecter l’ordre naturel de la croissance. Si les apprentissages sont forcément individualisés, cela n’exclut nullement le travail de groupe qui, loin de lui être antinomique, lui permet de mieux se réaliser par le soutien, l’appui et le feedback.

Mais qui est cet enfant, véritablement ? On ne peut pas bien comprendre un enfant si on ne considère pas d’emblée qu’il est à la fois un être biologique, un être d’interaction et de communication et un être d’apprentissage.

Ces différents êtres dans un sont à tout moment sous tutelle des relations qui s’établissent entre l’enfant et son environnement social, entre l’enfant et son environnement inanimé, dont les objets. Ils sont également sous tutelle du temps et de l’espace.

A l’origine il y a donc cet être biologique, d’interaction et de communication d’apprentissage dont le développement repose sur ces trois axes essentiels que sont les systèmes de relation : le temps, les rythmes et l’espace.

Lorsque l’enfant se développement individuellement il développe sa personnalité d’être humain, dans son style et dans ses stratégies. Dès la naissance, l’enfant a des compétences diversifiées et complexes.

Un exemple souvent repris est celui qui illustre la capacité d’un bébé à faire la différence entre un air musical qu’on aura émis dans l’environnement de sa mère alors que l’enfant était à l’état fœtal et des airs musicaux qu’il n’a pas eu la possibilité d’apprendre.

Le fœtus est donc déjà un être de perception, il est capable, non pas seulement de recevoir des informations auditives dans l’environnement maternel mais aussi de les mettre en mémoire et de les comparer à d’autres informations auditives. Donc, dès la naissance ou peu de temps après, les différents bébés ont déjà construit des systèmes perceptifs individualisés, ce sont des êtres humains de perception diversifiée c’est à dire de construction affective mêlée de construction cognitive élaborée. Le bébé est non seulement compétent pour percevoir mais aussi pour développer des interactions et même piloter les interactions. A partir de ces échanges, les différents bébés, leurs mères et l’entourage vont construire les unes par rapport aux autres des styles personnalisés.

Comme le déclare Hubert Montagner 245 , il est évident qu’en tant qu’adulte, nous avons notre propre style, notre propre façon d’être et ceci, en agissant sur l’individualité qu’est le bébé, va évidemment contribuer à forger chez lui des façons personnalisées d’être ou de répondre, donc, déjà, la personnalisation dans la façon d’être, dans la façon de faire, émerge très tôt dans le développement de l’enfant. L’enfant développe très tôt ses interactions avec ses pairs.

Il s’agit donc d’offrir la possibilité de choix, la possibilité d’évoluer dans un espace en ayant le choix, on voit alors émerger des compétences précoces et complexes. L’important est que l’enfant ait la possibilité d’explorer son environnement, de le découvrir au sens cognitif du terme.

Prendre l’information et ajuster son comportement en fonction de l’information prise est possible lorsqu’il y a une organisation d’un espace structuré, et cela se passe d’une façon d’autant mieux ajustée lorsque l’enfant découvre un tel environnement dans un groupe d’enfants du même âge. Les enfants s’apportent mutuellement et s’aident à se dépasser.

Dans un premier temps, certains enfants restent à distance et regardent les autres, puis, petit à petit, ils s’approchent… ils essayent de faire comme les autres. L’imitation est un moteur important dans le développement de l’enfant, et en faisant comme les autres, ils créent des liens avec les autres. Il y a en même temps développement de toutes les structures corporelles et les structures de communication avec les autres enfants.

Freinet a éclairé ses idées en questionnant le matériel pédagogique développé par la célèbre pédagogue italienne Maria Montessori.

« Le matériel Montessori est basé sur la psychologie ancienne qui cherchait à développer les facultés au moyen d’un matériel fixe. Or, la psychologie moderne, qui commence à entrevoir la complexité de l’âme humaine et l’unité de la personnalité, nous apprend que l’enfant ne part pas de l’analyse, mais du global ; il globalise. Elle nous enseigne aussi à ne pas négliger le moment de l’éclosion des facultés, moment qui ne se reproduira peut–être pas si on le laisse échapper. Commencez donc à apprendre au petit, dès l’école enfantine, à vivre dans son milieu, à s’adapter à la société » 246 .

Il s’agit donc selon Freinet de modifier les écoles pour permettre aux enfants de vivre des alternatives, de façon que chaque enfant soit acteur de son développement. La différence avec Maria Montessori est ici criante, en effet, celle-ci a surtout répondu à l’objectif de développer une éducation individuelle avec du matériel éducatif. Freinet considère que ces prises en compte personnelle et individuelle de l’enfant seront au service d’une éducation sociale, ce qui n’a pas été pensé par la célèbre pédagogue italienne.

Alterner les moments où l’enfant se retrouve seul, les moments où il se trouve confronté à des tâches individuelles, des moments où les enfants se retrouvent en petits groupes confrontés à telle proposition d’activité…

Il s’agit alors de faire vivre la journée d’un enfant et la vie passe par le respect des alternances des enfants. Alors la structuration et l’amélioration de l’espace joue ici un rôle non négligeable.

« Pour nous, là est la seule voie qui puisse rattacher l ’ Ecole à la Vie en identifiant l ’ Ecole et la Vie » 247 .

Il est toujours possible de structurer un espace de telle sorte que chaque enfant ait la possibilité de choisir entre une activité individualisée ou en groupe, l’important étant pour Freinet l’activité de l’enfant. Nous abordons ici l’aménagement de la structure classe, mais la cour de récréation et la cantine sont également des lieux éducatifs.

L’enfant âgé de cinq à sept ans (transition maternelle et cours préparatoire) est fortement égocentrique donc incapable de participer au travail de groupe de façon constructive.

A ce niveau l’individualisation prend tout son sens. Pas de précipitation le maître va toujours selon Freinet être à ses côtés. Au cours élémentaire, l’enfant âgé de huit à dix ans est attiré par ses pairs, mais conserve jalousement sa personnalité. Il est dès lors clair qu’il est possible de faire faire des apprentissages individualisés au cours préparatoire comme au cours élémentaire en se gardant de ne pas insister sur l’aspect coopératif qui bien que naissant est mâture l’année suivante. Au cours moyen, dès l’âge de onze ans, les conditions essentielles sont réunies.

« L’observation, dit–on aussi, montre que les enfants forment des groupes de cinq à six au maximum, mais préfèrent les plus petits groupes de deux ou trois » 248 .

L’enfant a une vision plus réaliste de l’environnement et se prépare pour l’entrée dans le stade piagétien hypothético–déductif. Il reste qu’il a des faiblesses à combler et sa participation totale au travail de groupe lui sera salutaire.

L’affectivité, la motivation, l’intérêt sont des principes qui doivent pour Freinet guider en permanence l’éducateur. Ces principes pédagogiques entraînent des implications pédagogiques multiples. Il n’est pas possible d’envisager sans présomption les apprentissages individualisés à l’école élémentaire si l’on considère objectivement les conditions de travail qui y prévalent. Une réorganisation intégrale du système éducatif en place est à envisager du point de vue des investissements financiers, matériel et humain.

Pour individualiser les apprentissages, il faut en effet davantage de moyens, il faut également selon Freinet remodeler l’architecture des écoles, envisager une nouvelle organisation de la classe, telle qu’il l’a présentée dans les techniques de l’école moderne.

La gestion des activités individuelles, personnelles et collectives, entraîne inéluctablement le partage des responsabilités, le partage du travail, le partage des lieux, le partage du temps et le règlement des conflits. Lorsque le groupe classe a institué ces partages, qu’il travaille dans un esprit d’entraide pour favoriser l’autonomie de chacun, lorsqu’il permet l’auto-évaluation de chaque enfant, Freinet parle d’organisation coopérative de la classe.

L’idéal selon Freinet est que l’effectif soit limité à vingt cinq élèves et que les classes soit équipées de chaises et bureaux pour les convenances du travail de groupe.

Les programmes doivent être remaniés de même que les horaires et le système d’évaluation terminale qui devrait viser à évaluer plus des capacités, des aptitudes que des connaissances purement théoriques. La formation du maître est donc à revoir selon Freinet.

Outre sa parfaite connaissance de l’enfant pris individuellement il devrait être capable d’élaborer intelligemment des matériaux didactiques performants. Le conformisme bloquant des parents d’élève n’est pas de nature à favoriser les apprentissages individualisés, pour concilier la sympathie des parents il faut donc développer le contact et l’information, car leur collaboration est indispensable.

En effet, d’après Freinet, s’ils voient leurs enfants à l’œuvre, dessinant, écrivant, jouant, tenant des conférences, des réunions de coopérative, s’initiant ainsi à leurs responsabilités futures, ils seront alors fiers et enchantés pour apporter spontanément leur appui et leur soutien aux maîtres.

L’organisation matérielle de ces apprentissages individualisés prévoit donc des classes dotées de structures spécialisées où le travail de groupe est organisé et dans lesquelles l’enfant sera actif, s’est ce que nous avons pu déjà énoncer lorsque nous avons abordé l’organisation et la structuration de l’espace classe.

Cet espace permet en effet de répondre au besoin d’action de l’enfant et propose également à celui–ci des plans de travail individualisés dans lesquels l’enfant va se retrouver face à lui–même et à la tâche qu’il aura choisi d’exécuter. ‘ « La délimitation précise du travail à faire rassure et encourage l’enfant » ’ ‘ 249 ’ ‘ .

Toutes les méthodes scolastiques sont donc proscrites. Le maître doit ‘ « se délester de son orgueil de magistère  ’» pour être un entraîneur patient et tolérant, un guide avisé, un conseiller méthodique, un collaborateur prêt à servir, un animateur ou un simple observateur. Freinet expose ici une relation horizontale et non verticale entre l’éducateur et l’élève. Il s’agit, à ce propos, gagner la confiance des enfants et la discipline sera alors fonctionnelle.

« A condition qu’il ait établi lui–même son plan de travail, avec l’aide de l’éducateur ou de camarades, dans le cadre de certaines nécessités dont il comprend ou admet l’urgence, l’enfant aura à cœur de le terminer. Ne pas y réussir serait un grave échec qu’il ne veut pas encourir. Le plan de travail donne à l’enfant une certaine autonomie dans l’emploi du temps de sa journée. Avec le plan de travail, l’écolier veut aller vite. Il veut se surpasser… c’est dans sa nature » ’ ‘ 250 ’ ‘ .

Individualiser les apprentissages à certains moments seulement et à les rendre complémentaires d’apprentissages plus collectifs, consiste à différencier la pédagogie. Qu’est–ce que différencier pour Freinet ?

Différencier la pédagogie c’est parcourir, utiliser l’ensemble des types de groupement d’élèves, faire exister des apprentissages en petits groupes, des apprentissages totalement individuels, des apprentissages collectifs avec le groupe–classe ou l’école. L’enseignement frontal laisse la place ici à la diversification des groupes et des tâches.

L’éducateur peut selon Freinet organiser des groupes à tâches où le groupe est hétérogène, en niveau de connaissances et en aptitudes individuelles, des groupes à tâches centrés sur un projet, sur un intérêt commun, une expérimentation, une étude du milieu, une enquête…

Il peut y avoir des groupes homogènes, pas automatiquement au niveau des connaissances mais davantage au niveau des besoins. Un besoin qui vient d’une lacune ou un besoin qui vient d’un apprentissage passé à la phase ultérieure dans une discipline ou dans une autre.

Accepter, reconnaître, respecter les différences et leur permettre, de s’exprimer en respect mutuel, en coopération collective, doit être vécu et visible dans la relation des enseignants entre eux.

« Mais la technique ne donne ses effets que si l’éducateur, de son côté, entre dans le jeu, et respecte intégralement le contrat régulier que représente le plan. Si l’enfant qui a terminé son plan le vendredi tient à passer sa journée de samedi à lire, ou à jouer, les éducateurs ne doivent pas y contredire » ’ ‘ 251 ’ ‘ .

Il y a là une logique du respect qui doit s’effectuer collectivement et non pas en considérant que le respect c’est l’isolement, c’est le cloisonnement, c’est la solitude. Au contraire, c’est la solidarité, c’est la communication, c’est l’échange, c’est la mise en commun des efforts dans la différence préservée, dans la variété assurée.

Au delà de ces aspects que les théories systémiques aident à percevoir, apparaît la justification de la pédagogie différenciée, indispensable pour une individualisation et personnalisation de l’enseignement. Il faut confier aux élèves des activités pédagogiques, des activités de croissance à tous les niveaux du savoir–faire, du savoir–être, du savoir et du savoir–devenir. Nous voyons ici apparaître la complexité du rôle de l’enseignant, celui–ci est de plus en plus un organisateur d’apprentissage individualisé et coopératif.

Freinet soutiendra donc l’idée qu’il faut responsabiliser l’enfant. Chaque élève, doit sentir, au travers de certaines formes pratiques, qu’il a, quelque soit le moment de son parcours, une place réelle dans la classe et dans l’école, quel qu’il soit.

« Chaque enfant se sent membre d’une grande collectivité  ’» 252 . Chaque rôle est personnalisant, il demande une responsabilité individuelle, une responsabilité de la personne mais en même temps il est socialisant puisqu’on est responsable pour les autres et avec les autres et non pas en séparation.

« L’école n’est pas le lieu où on apprend telles ou telles choses d’un programme défini. L’école doit être l’apprentissage de la vie. Et c’est ce qu’on oublie totalement. On apprend des connaissances à l’enfant ; on ne lui dit pas même ce qui sert ou nuit à l’homme son frère ; on ne le prépare pas à vivre en société. Et l’on s’étonne ensuite qu’il soit comme égaré quand l’école le rejette et qu’il ne soit pas sociable » 253 .
Notes
242.

- FREINET. C., Les techniques Freinet de l’école moderne, Collection Bourrelier, Editions Armand Colin, 7è éd., 1975.

243.

- FREINET. C., Chacun sa pierre, une expérience d’adaptation de notre enseignement, L’imprimerie à l’école, Ecole Emancipée, n°8, 15 novembre 1925.

244.

- FREINET. C., Vie pédagogique, L’école à travers le monde, L’éducation socialiste, Ecole Emancipée, n°14, 30 décembre 1928.

245.

- MONTAGNER, H., L’enfant et la communication, Paris, Stock/Laurence Pernoud, 1988.

246.

- FREINET. C., Vie Pédagogique, Le congrès de Locarno, Ecole Emancipée, n°19, 29 janvier 1928.

247.

- FREINET. C., Chacun sa pierre, Comment rattacher l’Ecole à la Vie, Ecole Emancipée, n° 32, 7 mai 1921.

248.

- FREINET. C., Vie pédagogique, Le congrès de Locarno, Ecole Emancipée, n°19, 29 janvier 1928.

249.

- FREINET. C., Les techniques Freinet de l’école moderne, Collection Bourrelier, Editions Armand Colin, 7è éd., 1975.

250.

- Idem.

251.

- Idem.

252.

- FREINET. C., Vie pédagogique, L’école à travers le monde, Ecole Emancipée, n°14, 30 décembre 1928.

253.

- FREINET. C., Chacun sa pierre, Comment rattacher l’Ecole à la vie, Ecole Emancipée, n°32, 7 mai 1921.