Condorcet ou l’ éducation civique entendue comme savoir

L’idée d’un seuil minimal d’instruction à partir duquel l’inégalité n’entraînerait plus de dépendance et ne serait donc plus contraire au principe de l’égalité républicaine. L’exercice autonome de la raison suffit à constituer l’individu empirique en citoyen éclairé, actif, conscient de ses droits comme de ses devoirs et décidé à les exercer. Il n’y a donc pas d’instruction civique à proprement parler. C’est l’ensemble encyclopédique de toutes les connaissances humaines, indissolublement lié aux aptitudes intellectuelles et morales qui sont à la fois la condition et la conséquence de leur acquisition, c’est cet ensemble qui forme la substance de l’éducation à la citoyenneté.

L’instruction publique est également nécessaire ‘ « pour diminuer l’inégalité qui naît de la différence des sentiments moraux  ’» 257 . Condorcet s’oppose à la thèse selon laquelle ‘ « tout est politique  ’». Il oppose bien l’instruction, qui est ‘ « l’enseignement des vérités de fait et de calcul » ’et l’éducation, qui ‘ « embrasse toutes les opinions politiques, morales ou religieuses  ’» 258 , pour affirmer que l’éducation publique doit se limiter à l’instruction. Il ne saurait y avoir, ici encore, d’instruction sans éducation. Condorcet défend donc une conception de l’instruction publique, et par conséquent de l’éducation civique et morale, qui comporte une dimension indéniablement éducative.

Il faut remonter jusqu’aux premiers principes, dans tous les domaines. Ce ne sont pas les contenus du savoir qui sont décisifs mais sa forme, autrement dit sa capacité à faire l’objet d’une appropriation et d’une compréhension autonomes.

Le but de l’instruction n’est pas de dispenser la connaissance pour la connaissance, ni d’exercer la raison pour elle–même. L’utilité de l’individu et non l’utilité de la société domine ici : l’instruction publique doit viser à rendre chaque citoyen aussi indépendant des autres que possible. L’instruction est ainsi une éducation à l’activité dans tous les domaines ; ce ne peut être qu’une éducation active. L’instruction s’opposerait à l’éducation en ce sens qu’elle impliquerait la primauté absolue du savoir enseigné et la réduction de l’action didactique, aux seules contraintes propres à ce savoir.

Condorcet s’opposerait ainsi à Rousseau, notamment sur le concept d’éducation négative ; contrairement à Rousseau, il défendrait un accès précoce et méthodique à la connaissance, facteur de libération et non de soumission. Comme chez Rousseau, l’activité d’instruction doit donc s’appuyer non seulement sur une épistémologie des disciplines, mais aussi sur une psychologie du sujet enseigné afin d’être en mesure de discerner les conditions d’éveil de cet intérêt pour le savoir.

La réflexion proprement didactique doit dont nécessairement se doubler d’une réflexion sociologique d’un côté, évaluant l’utilité sociale et individuelle de chaque savoir pour l’indépendance future du citoyen, et psychologique d’autre part, cherchant à distinguer l’instinct naturel qui caractérise l’enfant et le porte vers certains objets plutôt que d’autres. Enseigner, ce n’est donc pas dispenser uniformément des connaissances en raison de leur vérité intrinsèque, c’est réguler entre des impératifs, des finalités contradictoires. Ce n’est pas le maître qui instruit, c’est l’élève qui, en tant que sujet raisonnable, s’instruit, c’est l’élève qui, en tant que sujet raisonnable, s’instruit lui–même avec l’aide du maître lui proposant un cheminement et construisant des dispositifs susceptibles de faciliter ses apprentissages. Condorcet ne dissocie jamais l’éducation morale et l’éducation civique ; la morale n’est que l’amplification, l’extension à l’humanité entière des principes égalitaires de la République ; inversement, ceux–ci ne sont que la concrétisation, la particularisation momentanée des droits et des devoirs de l’homme. Condorcet est mimétique, dans le sens platonicien, c’est à dire non pas comme l’imitation aveugle et servile d’un modèle dogmatiquement imposé, mais comme l’accès à une évidence irréductiblement double, à la fois intérieure par l’expérience intime de l’évidence et de la nécessité rationnelle de ce qui m’est enseigné, et extérieure dans le discours magistral où elle se trouve exposée avec la nécessité qui la caractérise.

Bien que Condorcet ne cesse de répéter qu’il n’y a pas de connaissance définitive et que tout doit pouvoir toujours être soumis à la critique et à la discussion, il n’en demeure pas moins que l’instruction civique et morale vise à susciter des sentiments et des évidences qui sont aussi spontanés qu’universels, c’est à dire qui s’apparentent à une ‘ « sensibilité naturelle, premier principe actif de toute moralité comme de toute vertu  ’». 259

La fonction de l’éducation civique et morale n’est pas d’inviter les hommes à construire de toutes pièces un ordre politique dont les principes seraient à inventer ; elle est bien plutôt d’éveiller en eux une nature qui ne demande qu’à s’épanouir, et dont le maître présente avant eux, un exemple d’accomplissement qui leur montre le chemin.

La morale laïque défendue par la IIIème République trouve dans l’école primaire nouvellement créée par Jules Ferry un champ d’expression qui donnera lieu à une prolifération de discours pédagogiques.

Notes
257.

- CONDORCET., Cinq mémoires sur l’instruction publique, GF, 1994, p. 63.

258.

- Idem, p. 84–85.

259.

- Idem, p. 113 – 114.