De l’éducation civique à l’école du peuple

Freinet a lu les pédagogues qui marquaient l’émergence du courant dit de ‘ « l’éducation nouvelle », ’Decroly (1871–1932), Ferrière (1879–1960), Montessori (1870–1952) entre autres : ‘ « Je lus Montaigne et Rousseau, et plus tard Pestalozzi, avec qui je me sentais une étonnante parenté. Ferrière, avec son « école active et la pratique de l’école active », orienta mes essais  ’» 264 . « Nous ne rendrons jamais assez hommage aux Ferrière, Decroly, Mme Guéritte, Cousinet, Washburne, etc…, nous suivons tous leurs travaux avec le plus grand intérêt  ’» 265 . Mais il a également lu Marx (1818–1883) et Lénine.

Il y a dans sa pensée pédagogique une dimension politique qui ne disparaîtra jamais. Sa réflexion renvoie à un projet explicite de démocratisation, lui–même fondé sur une certaine conception des rapports entre l’école et la société et l’éducation à la citoyenneté ; et celle–ci à son tour s’appuie sur une vision de l’histoire. Un article de 1924 publié dans Clarté ( journal communiste) quatre ans après ses débuts d’instituteur, précise cette conception. Cet article intitulé ‘ « Vers l’école du prolétariat : la dernière étape de l’école capitaliste  ’» développe plusieurs thèses 266 .

L’école selon Freinet est une école capitaliste, c’est à dire adaptée aux seuls besoins de l’économie et de la société capitalistes. Elle ne constitue donc qu’une étape dans l’évolution de l’école, en correspondance avec une certaine phase historique de l’évolution économique : le capitalisme. L’école satisfait aux besoins de la société capitaliste en produisant pour elle un matériel humain réduit à ses seules fonctions économiques, c’est à dire doté des connaissances scientifiques et techniques nécessaires à son insertion dans le procès de production capitaliste.

On note une opposition entre une conception épistémologique de l’école axée sur l’acquisition de connaissances et une conception anthropologique axée sur la formation et le développement concret de sujets humains.

L’école capitaliste selon Freinet pratique des méthodes traditionnelles et développe le primat du savoir, par opposition l’école du peuple fait vivre des méthodes nouvelles et développe le primat de la formation. ‘ « Et si nous devons essayer à l’école une action rénovatrice, il est certain que nous devons nous attaquer à cette tare essentiellement capitaliste, et jeter, dès le plus jeune âge, les frêles assises de la coopération de l’avenir  ’» 267 . L’école est entrée selon Freinet, en décadence, d’où une contradiction entre l’école et la société. L’école ne répond plus aux besoins sociaux actuels, qui ne sont plus dictés par le capital, mais par la montée des forces socialistes.

« Avant d’examiner plus particulièrement le mouvement des Coopératives scolaires en France, nous devons essayer de voir si de tels organismes ont un fondement pédagogique certain, ou s’ils ne répondent qu’à des nécessités sociales et politiques momentanées : bref, si, malgré les déviations possibles, nous devons les considérer comme un progrès pédagogique dont profitera tôt ou tard le prolétariat » 268 .

Depuis la guerre 1914–1918, on peut dire que la lutte de la classe populaire pour son école, pour l’adaptation à ses besoins spécifiques de l’éducation de ses enfants, a déjà commencé. L’éducation à la citoyenneté pour Freinet vise en effet à former un citoyen capable, non seulement de s’intégrer à la société existante mais aussi de la transformer : ‘ « Cet essai de socialisation de l’école même en régime capitaliste, sera certainement notre meilleure conquête pédagogique  ’» 269 . Les notions même de citoyen et de citoyenneté n’ont pas d’autre signification, puisqu’elles sont liées à la participation aux diverses formes de la délibération démocratique et du militantisme.

Freinet met en rapport l’éducation du peuple qui s’oppose à l’éducation scolastique avec le retour à la primauté de la Nature. Le retour fréquent d’expressions comme ‘ « milieu naturel  ’», ‘ « processus naturel  ’», ‘ « méthode naturelle  ’» suffit à témoigner de l’importance de ce concept dans sa pensée pédagogique.

Le processus éducatif de l’enfant doit reproduire analogiquement le processus de formation historique de l’homme lui–même depuis son origine. Dans le modèle mimétique de Condorcet et dans le modèle analogique tel qu’il fonctionne chez Piaget, la citoyenneté est conçue comme un concept intemporel, un ensemble de représentations, de valeurs et /ou de rapports sociaux qu’il s’agit d’inculquer à l’enfant en dehors de tout contexte et de toute référence historiques.

Avec Freinet en revanche, l’éducation à la citoyenneté ne se sépare pas de la participation à un mouvement historique qui traverse l’enfant et l’éducateur, l’école doit à la fois récapituler et prolonger un processus qui est celui de l’humanité entière en marche vers une société plus juste et plus égalitaire.

La seconde signification de la notion de nature sera un sens anthropologique, puisque c’est la même nature qui est à l’œuvre en l’homme et en l’enfant, ne différant que par le degré ou les circonstances, se définissant comme un ensemble de besoins, de tendances et de possibilités, l’éducation citoyenne et progressiste ne saurait être exclusivement celle qui favorise le libre développement de cette nature. L’action de l’éducateur doit donc selon Freinet se limiter à offrir un milieu le plus proche du milieu de l’histoire réelle ; elle consiste essentiellement à mettre en présence et en rapport la nature au sens physico–biologique et la nature au sens anthropologique comme ils sont en présence et en rapport dans la réalité.

Le concept de travail présenté dans le chapitre premier de ma deuxième partie, me semble important à repositionner ici dans ce chapitre sur l’éducation à la citoyenneté. En effet, ce concept est central, c’est celui qui spécifie le plus la pédagogie de Freinet, en permettant de se distinguer et de s’opposer à la fois à la pédagogie traditionnelle et scolastique, fondée sur le primat du discours, de la connaissance verbale, du savoir théorique ; mais aussi à toutes les pédagogies du jeu, du plaisir et de la pure spontanéité. Or ‘ « Ce n’est pas le jeu qui est naturel à l’enfant, mais le travail » 270 . Pour Freinet, en référence à Marx, la société réelle repose sur le primat socio–économique du travail c’est pourquoi il faut que l’école soit également fondée sur ce primat. Le travail doit selon Freinet devenir le grand principe, le moteur et la philosophie de la pédagogie populaire, l’activité d’où découlent toutes les acquisitions.

« Les enfants comme les adultes doivent s’instruire dans le processus du travail. Il ne faut donc choisir que des travaux qui leur sont accessibles, nécessaires et qui les instruisent. Ces travaux devront être mis aussi dans un ordre méthodique. Passant d’une sorte de travail à une autre, d’une production à une autre, du travail de fabrique au travail des champs, l’enfant étudiera les bases de la production et prendra les habitudes de travail nécessaires. Cela n’est possible que dans un degré de développement technique tel que nous le rencontrons en Amérique» 271 .

On le voit, ce n’est pas d’abord une contestation psychologique, une conception divergente de la nature enfantine qui conduit Freinet à critiquer les pédagogies du jeu et la valeur de celui–ci dans l’éducation morale et civique ; mais c’est le postulat d’analogie qui exige que la société et l’école aient le même principe d’organisation et que l’éducation à la citoyenneté transpose dans l’ordre scolaire, ce qui structure la réalité sociale.

Le travail est l’activité par laquelle l’homme satisfait ses grands besoins physiologiques et psychiques afin d’acquérir la puissance qui lui est indispensable pour accomplir sa destinée. Il renvoie donc à deux notions, le besoin et la puissance. La pédagogie devra développer ce besoin sans cesse accru de mieux connaître pour mieux dominer son propre travail, pour donner aux outils le rendement maximum au service de la puissance individuelle, liée à la puissance de la communauté. ‘ « De plus en plus au lieu d’être une institution d’organisation du travail enfantin ; elle aide à l’instruction qui se fait partout  ’» 272 .

La réalisation à l’école de la notion de travail revêt chez Freinet des formes diverses et complémentaires, pour la plupart bien connues : visites aux artisans locaux, initiation à la menuiserie, l’imprimerie, divers ateliers.

« Ils s’initient, mécaniquement, à l’orthographe des mots, à leur séparation, à la ponctuation. Ils s’habituent aussi à faire un travail parfait, sans une faute, car toute faute nécessite correction  ’» 273 . Toutes ces activités convergent vers un type déterminé de travail, le travail artisanal. Il est à l’école, de par sa dimension, ce que le travail industriel est à la société globale. Il permet une répartition des tâches dans le groupe classe analogue à la division du travail dans le groupe social. Il préserve l’unité de l’individu tout comme la pratique révolutionnaire vise à abolir la division sociale du travail tout en conservant la division technique. Par le travail à l’école, l’enfant acquiert, même tout jeune, la notion de l’ordre, de la maîtrise de soi, de la confiance, de l’amour du travail fini qui évoluera en conscience professionnelle, de l’équilibre et de la paix conquis par la vertu du travail. Le travail est défini d’une manière universelle comme l’action des hommes sur un milieu à l’aide d’instruments et de techniques appropriés, en vue de développer leur puissance sur ce milieu. Le travail doit reproduire le plus fidèlement possible ce triple rapport, homme–milieu–techniques, seule cette reproduction peut faire de l’école une école démocratique.

La coopérative scolaire et l’organisation de la classe ont pour signification et fonction essentielles de réaliser un apprentissage de la vie démocratique en groupe, dont on postule qu’il se transférera et s’étendra immédiatement à la vie adulte dans la société globale : ‘ « Il faut donc donner la vie à nos enfants. Pour cela il n’y a qu’un moyen : les faire vivre, non de la vie factice et réglée d’aujourd’hui, mais de leur vie à eux–qui est moins incohérente qu’on le croit. Il faut les faire vivre en république dès l’école  ’» 274 .

La démocratie à l’école ne prépare peut–être pas forcément à la démocratie politique, et l’apprentissage de l’exercice partagé et raisonné du pouvoir dans un groupe restreint s’il est nécessaire à la formation d’un adulte responsable, ne suffit sans doute pas à déjouer les pièges et les illusions qu’engendre la soumission au pouvoir politique et à ses justifications idéologiques.

« On prépare la démocratie de demain par la démocratie à l’école. Un régime autoritaire à l’école ne saurait être formateur de citoyens démocrates. (…) Au siècle de la démocratie, alors que tous les pays, les uns après les autres, accèdent à l’indépendance, l’école du peuple ne saurait être qu’une école démocratique, préparant, par l’exemple et par l’action, la vraie démocratie » 275 .

Une éducation directement politique est d’abord inutile, parce que pour Freinet, le monde réel, la société va nécessairement vers la révolution et le socialisme. Il suffit donc selon Freinet de préparer les enfants au monde tel qu’il est, à la société présente dans des tendances dynamiques, pour les préparer aussi vite que possible à la révolution socialiste. Pas besoin de référence ou d’allusion directe à la politique puisque cela se produit sans le dire.

L’éducation à la citoyenneté devient une pédagogie des attitudes. On postule que l’attitude inculquée à l’école peut s’exercer ailleurs que dans son champ d’origine, puisqu’il y a analogie des rapports. La pédagogie Freinet fait une place importante au travail réel des hommes. Mais ces ouvertures sur la réalité sociale sont prises dans les formes rigoureuses du langage et de l’ordre scolaires des textes libres, des conférences et des correspondances. La perfection du système de transposition de l’ordre réel dans l’ordre scolaire fait que ce dernier n’abandonne jamais la souveraineté qui est la sienne, ne se soumet jamais à rien qui puisse le dominer et briser le miroir de l’analogie.

Pour Freinet, l’organisation de l’école et de la classe préfigure le modèle de la société que l’on veut édifier et que l’apprentissage de la démocratie et de la citoyenneté ne saurait s’effectuer par une pédagogie autoritaire et verbaliste. Philippe Meirieu 276 , souligne qu’il n’y a de pédagogie du politique dans une didactique centrée sur l’élève, la démocratie ne peut se construire dans un rapport pédagogique où l’éducateur se contente d’y exhorter les élèves ou de postuler que l’accès au savoir est immédiat. Il s’agit de mettre en cohérence, dans les apprentissages eux–mêmes, les valeurs que l’on souhaite promouvoir avec les principes qui inspirent nos pratiques didactiques.

Notes
264.

- FREINET. C., Les techniques Freinet de l’école moderne, Collection Bourrelier, Editions Armand Colin, 7è éd., 1975.

265.

- FREINET. C., Notes de pédagogie révolutionnaire : le congrès de Locarno, Ecole Emancipée, p. 223-224, le 25 décembre 1927.

266.

- Pédagogie : éducation ou mise en condition ?, Maspéro, 1971, p. 138.

267.

- FREINET. C., Notes de pédagogie nouvelle révolutionnaire : les coopératives scolaires, Ecole Emancipée, le 5 mai 1929, p. 506-507.

268.

- Ibid.

269.

- Ibid.

270.

- FREINET. C., Œuvres pédagogiques, Tome 2, Editions du Seuil, Paris, 1994, p. 398.

271.

- FREINET. C., L’école à travers le monde : l’éducation socialiste, Ecole Emancipée, le 30 décembre 1928, p. 229-230.

272.

- Ibid.

273.

- FREINET. C., Chacun sa pierre, une expérience d’adaptation de notre enseignement : l’imprimerie à l’école, le 8 novembre 1925, p. 97-98.

274.

- FREINET. C., Chacun sa pierre, comment rattacher l’Ecole à la Vie, Ecole Emancipée, le 7 mai 1921.

275.

- FREINET. C., Pour l’école du peuple, Maspéro, Paris, Rééd. 1969, p. 173.

276.

- MEIRIEU. P., Le choix d’éduquer, ESF, Lyon, 1991.