B – CONSTRUIRE LE « VIVRE ENSEMBLE » A L’ECOLE

Freinet pense que le sens de l’éducation réside dans l’acte même de construction du vivre ensemble. Toute sanction devrait alors chercher à témoigner clairement de son projet d’inscrire l’enfant sanctionné dans le processus de construction du vivre ensemble et favoriser son retour rapide dans le groupe.

« A l’encontre de certains théoriciens d’éducation nouvelle, nous ne pensons pas que nous devions laisser les enfants aller exclusivement au gré de leurs tendances et de leurs fantaisies individuelles. Ce serait les tromper sur la vie, et susciter un déséquilibre qui les opposerait tôt ou tard aux exigences du milieu naturel ou social. L’enfant est, dès sa naissance, baigné dans un ensemble complexe, et souvent, hélas, tyrannique, d’obligations familiales et sociales qui dominent même notre action formative. Ces rapports nécessaires avec le milieu, nous aurions tort de les laisser au hasard, car ce serait faillir à une exigence élémentaire de notre fonction. Notre rôle est d’adapter au maximum l’éminence incontestable de la personnalité humaine aux nécessités de la vie en commun, même si ces nécessités nous paraissent parfois illogiques et déraisonnables. Nous ne nous contenterons pas de laisser les enfants jouer des coudes au hasard des circonstances, de leur force ou de leur habileté. Nous organiserons minutieusement la vie de l’école pour que, de cette organisation, découlent naturellement l’équilibre et l’harmonie qui résoudront bénéfiquement les problèmes de discipline. Cette organisation est conditionnée par la position préalable de ce que nous avons appelé les recours-barrières : famille, nature, société, individualités, qui posent leurs barrières plus ou moins gênantes, mais que nous ne pouvons pas toujours reculer ni faire sauter, et qui peuvent être en même temps des appuis, des aides qui recueillent plus ou moins favorablement les recours que leur adresse l’individu en difficulté » 295 .

Mais selon Freinet des procédures précises doivent exister auquel cas les éducateurs risquent le plus souvent d’agir à partir de leur seules émotions et donc d’oublier les visées éducatives de la sanction et recourir à des pratiques arbitraires.

C’est pourquoi, il est urgent selon Freinet de requestionner les pratiques pédagogiques par les invariants pédagogiques et de faire entrer le droit dans le fonctionnement des institutions éducatives. La tache de l’éducateur devient alors ardue pour tenir cette position tierce qui s’appuie sur les règles afin de permettre au sujet de trouver sa place avec les autres.

Mais si la tache est difficile, si chaque situation est différente et donc qu’il n’existe pas de ‘ « recette miracle  ’», Freinet souhaite montrer que nous ne sommes pas totalement démunis pour que l’éducation et la loi l’emportent sur l’arbitraire et l’illégalité.

Il ne suffit pas qu’existe une règlement, qu’il soit diffusé et connu, qu’il ait même été défini collectivement pour pouvoir considérer fonctionner démocratiquement. Le droit fonctionne sur la base de principes et de procédures qui visent à garantir l’équité du jugement, principe d’indépendance, débat contradictoire, droits de la défense, recours possibles…

Le non respect de ces principes et procédures remet en cause un des fondements de la démocratie, la protection du citoyen par la loi.

Il est utile de se rappeler que les principes de fonctionnement de la justice trouvent leur fondement dans la Déclaration des Droits de l’Homme et dans la Convention Européenne des Droits de l’Homme. Il convient ici de distinguer le droit, au sens juridique, des droits tels qu’ils sont perçus relativement à des coutumes ou à des privilèges. Au sens large, le droit peut être défini comme un système de normes collectives, lesquelles diffèrent d’une culture à une autre.

Le droit, comme les normes, sont donc des notions empreintes de subjectivité, voire de relativisme culturel. Dans le cadre de ce travail de thèse, j’envisage la notion de droit tel que défini dans une société démocratique. Dès lors, l’ensemble des règles qui constituent le droit, reposent sur des principes clairement énoncés dans les instruments juridiques relatifs au droit international des Droits de l’Homme.

Le principe de base étant celui de l’égalité en dignité et en droits de tous les êtres humains. Cette notion d’égale dignité, inspirée de la grande tradition européenne de l’humanisme et du droit naturel, a non seulement influencé la formulation du droit positif contemporain, mais aussi les idées pédagogiques. Pour que l’autorité des éducateurs soit reconnue il faut qu’elle soit fondée sur une application juste de la loi. Le principe d’égalité de traitement signifie que les règles internes à une institution éducative doivent s’imposer à tous ses membres, adultes comme enfants. Le droit positif est le droit affirmé, formulé dans les textes de loi, il représente l’organisation concrète de la cité. La différence fondamentale entre le droit naturel, qui s’apparente à la morale, et le droit positif, réside dans la sanction en cas de non respect de la loi.

Dans un état de droit, les relations entre les personnes sont ainsi régies par différentes catégories de règles ( règles sociales, règles de droit), mais, en dernière instance, celles qui tranchent sont les règles constitutives du droit positif. Ces règles de droit, supposées connues de tous, s’appliquent à tous les citoyens de cet Etat.

Il ne s’agit cependant pas de limiter le droit à ses aspects normatifs ; le droit est aussi une pratique qui invite à la réflexion car il est en redéfinition permanente et sans cesse questionné par le développement des savoirs et l’évolution des pratiques sociales. La question des droits de l’enfant nous interroge à nouveau sur la citoyenneté, s’agit–il d’éduquer le citoyen ou le futur citoyen ?

En premier lieu, vont venir les droits fondamentaux qui concernent l’enfant en tant que personne humaine, ayant droit, comme toute personne, au respect, à la dignité, à une identité personnelle, sociale, culturelle, etc. Ces droits ont émergé peu à peu à partir d’une conception où l’enfant n’était pas véritablement reconnu comme un être humain à part entière ; et à partir du XVIIIème siècle ils n’ont plus été contestés. En second lieu, les droits ‘ « passifs  ’», droit à la protection, à la sécurité, à l’intégrité physique et psychique, droit à certaines prestations comme celles relatives à la santé, à l’éducation, font l’objet d’une conquête progressive à partir d’une situation où l’enfant était largement exploité et exposé à des risques multiples. La troisième catégorie, est celle des droits dits ‘ « actifs  ’» qui sont le droit d’expression, d’association, d’opinion et de croyance ; et dont les droits politiques, droit de vote et d’éligibilité ne sont que l’extrême pointe, n’a jamais été envisagée pour l’enfant avant la fin de la seconde guerre mondiale.

En s’associant, en créant des institutions, en élaborant des règles de vie commune, en réalisant un projet ils apprendront à vivre ensemble dans une relation qui allie liberté et égalité, à comprendre la nécessité d’un lien social fondé sur le respect de l’autre, à respecter un contrat, à assumer des responsabilités.

L’éducation à la citoyenneté suppose notamment une éducation à la responsabilité, et celle–ci ne saurait s’exercer uniquement à propos de sujets infantiles, mais doit porter sur tout ce qui concerne l’enfant et son existence. La Convention de 1989, lui reconnaît la liberté d’expression, lui garantit le droit de l’enfant à la liberté de pensée, de conscience et de religion.

L’enfant n’est plus seulement un futur citoyen dont il faut former le jugement par l’éducation familiale et scolaire ; c’est déjà un citoyen dont il faut respecter la liberté d’opinion et d’expression, même si la Convention ne dit rien d’éventuels droits directement politiques ; c’est aussi une personne ayant une vie privée que tous doivent respecter, y compris les parents et les éducateurs. On aboutit ainsi au paradoxe que l’autonomie, la citoyenneté, ne peut s’atteindre que par l’hétéronomie, la soumission à l’autorité de l’adulte éducateur, tandis qu’inversement une expérience trop précoce de l’autonomie, d’une citoyenneté enfantine, conduit à l’hétéronomie, au conditionnement, à la manipulation et la mise sous influence.

Lorsque nous abordons la notion de droit dans la pédagogie de Freinet, nous évoquons également la reconnaissance des droits de l’enfant à travers un texte officiel propre à l’école Freinet, la Charte de l’Ecole Moderne. En effet, Freinet a toujours milité pour cette reconsidération initiale chez l’enfant. Même si la rédaction de la Charte de l’Ecole Moderne adoptée au Congrès de Pau date de 1968, deux années après la disparition de Freinet, sa philosophie reste tout à fait d’actualité.

Elle constitue un texte de base auquel les membres de l’Institut Coopératif des Ecoles Modernes (ICEM) et ceux de la Fédération Internationale des Mouvements de l’Ecole Moderne (FIMEM) adhèrent toujours.

« L’éducation est épanouissement et élévation et non accumulation de connaissances, dressage ou mise en condition ». ’Il s’agit de rechercher les techniques de travail et les outils, les modes d’organisation et de vie, dans le cadre scolaire et social, qui permettront au maximum cet épanouissement de l’enfant et son élévation. Freinet avait la certitude d’influer sur le comportement des enfants qui seront les hommes de demain, mais également sur le comportement des éducateurs appelés à jouer un rôle nouveau dans la société.

« Nous sommes opposés à tout endoctrinement  ’». Freinet ne prétendait pas définir par avance le devenir de l’enfant, il ne souhaitait pas le préparer à servir et à continuer le monde de son temps mais à construire la société qui garantirait au mieux son épanouissement. Il s’agit de faire des élèves des adultes conscients et respectueux qui bâtiront un monde d’où seront proscrits la guerre, le racisme et toutes les formes de discrimination et d’exploitation de l’homme. Le passé douloureux de Freinet ressort ici, lorsque mobilisé sur le front pendant la guerre de 1914–1918 il avait été grièvement blessé au poumon. D’hôpital en hôpital, il nous raconte dans son ouvrage 296 « Touché ! Souvenirs d’un blessé de guerre  ’» les souffrances endurées, mais également sa vision de la guerre, cette ‘ « boucherie  ’» qu’il ne faut en aucun cas reproduire.

‘« Nous rejetons l’illusion d’une éducation qui se suffirait à elle–même hors des grands courants sociaux et politiques qui la conditionnent ». ’

L’éducation est un élément mais n’est qu’un élément d’une révolution sociale indispensable. Le contexte social et politique, les conditions de travail et de vie des adultes comme des enfants influencent de façon décisive la formation des jeunes générations. Il faut selon Freinet montrer aux éducateurs, aux parents et à tous les amis de l’école, la nécessité de lutter socialement et politiquement aux côtés des travailleurs pour que l’enseignement laïc puisse remplir sa remarquable fonction éducatrice. Il s’agit alors d’agir conformément à ses préférences idéologiques, philosophiques et politiques pour que les exigences de l’éducation s’intègrent dans cette recherche du bonheur, de la culture et de la paix.

« L’école de demain sera l’école du travail  ’». Nous l’avons vu, le travail est un concept clé dans la pédagogie de Freinet. Le travail créateur, librement choisi et pris en charge par le groupe est le grand principe, le fondement même de l’éducation populaire que souhaite développer Freinet. De lui découleront toutes les acquisitions et par lui s’affirmeront toutes les potentialités de l’enfant. Par le travail et la responsabilité, l’école ainsi régénérée sera parfaitement intégrée au milieu social et culturel dont elle est arbitrairement selon Freinet détachée.

« L’école sera centrée sur l’enfant. C’est l’enfant qui avec notre aide, construit lui–même sa personnalité  ’». Connaître l’enfant, sa nature psychologique, ses tendances, ses motivations pour fonder sur cette connaissance le comportement éducatif de l’éducateur, n’est pas chose facile. Toutefois, la pédagogie de Freinet, axée sur la libre expression par les méthodes naturelles, en préparant un milieu aidant, un matériel et des techniques qui permettent une éducation naturelle, vivante et culturelle, va permettre ce véritable redressement psychologique et pédagogique.

« La recherche expérimentale à la base est la condition première de notre effort de modernisation scolaire par la coopération  ’». Freinet puis l’ICEM ont développé un mouvement pédagogique qui s’appuie sur des nouvelles bases : travail constructif, libre activité dans le cadre de la communauté, liberté pour l’individu de choisir son travail au sein de l’équipe, discipline entièrement consentie…

« Les éducateurs de l’ICEM sont seuls responsables de l’orientation et de l’exploitation de leurs efforts coopératifs  ’». La vie et la survie de la coopérative tient elle–même des fonds, des efforts de chacun. La coopérative est devenue ‘ « la maison  ’» de Freinet.

« Notre mouvement de l’Ecole Moderne est soucieux d’entretenir des relations de sympathie et de collaboration avec toutes les organisations oeuvrant dans le même sens  ’». Le but de Freinet et de l’ICEM est de servir au mieux l’école publique et d’accélérer la modernisation de l’enseignement. Il s’agit pour Freinet d’un véritable combat.

« Nos relations avec l’administration  ’». Freinet se déclare lui–même engagé et disponible pour apporter son expérience à ses collègues pour servir la modernisation pédagogique. Cet apport sera proposé auprès des centres de formation des maîtres et au cours de stages départementaux ou nationaux.

« La pédagogie Freinet est, par essence, internationale  ’». C’ est sur le principe d’équipes coopératives de travail que Freinet et ses collègues ont tenté de développer leur effort à l’échelle internationale. Freinet déclarera que cet internationalisme était pour eux, plus qu’une profession de foi, il était une nécessité de travail. N’avons nous pas ici un homme qui tente tout simplement de faire diffuser ses idées ? D’où l’apparition progressive de la FINEM, Fédération Internationale des Mouvements d’Ecole Moderne, qui agit pour que se développent les fraternités de travail dans le monde éducatif international.

Notes
295.

- FREINET. C., Œuvres Pédagogiques, L’école moderne française, Editions du Seuil, 1994, p. 62.

296.

- FREINET. C., Touché ! Souvenirs d’un blessé de guerre, Atelier du Gué, Villelongue-d’Aube, 1920, 2è éd., 1996.