A – PENSER L’HOMME, CONSTRUIRE LA MORALE A L’ECOLE

Du point de vue des grands courants, des grandes orientations pédagogiques, la place de Durkheim a longtemps été assignée de façon sommaire du côté de l’éducation traditionnelle.

Il était présenté le plus souvent comme le défenseur d’une éducation selon le devoir, insistance sur l’effort, l’imposition, la transmission par les adultes de la culture nécessaire à l’intégration sociale. Un traditionaliste usant des concepts habituels du traditionalisme, sens de l’effort, sentiment du devoir, esprit de discipline et autorité.

La célèbre définition de l’éducation que donne Durkheim, « L’éducation est l’action exercée par les générations adultes sur celles qui ne sont pas encore mûres pour la vie sociales. Elle a pour objet de susciter et de développer chez l’enfant un certains nombre d’états physiques, intellectuels et mentaux que réclament de lui et la société politique dans son ensemble et le milieu social auquel il est particulièrement destiné »297 n’est pas l’expression d’un credo pédagogique mais la toute première définition sociologique de l’éducation.

L’éducation est chose sociale, pratique sociale, travail de la société sur elle–même. Toute société fabrique toujours par son système d’éducation les hommes dont elle a besoin. On peut ici s’interroger sur le type d’homme « fabriqué » par l’école contemporaine.

L’héritage pédagogique de Durkheim s’articule autour de deux questions qui traitent des problèmes propres au monde moderne. Tout d’abord, le monde moderne est le monde des sciences et de la technique, celui de la civilisation scientifique et technique. Que doit être l’éducation dans ce monde là ?

Durkheim ne se demande pas seulement, comment enseigner les sciences, quelle place faire aux sciences dans l’éducation. Mais plus fortement, que doit être l’éducation au temps des sciences ?

Deuxièmement, il n’y a pas d’éducation authentique sans éducation morale. Durkheim s’interroge sur comment fonder un enseignement moral sur la culture scientifique et non plus sur un fondement religieux. Comment préserver, fonder le lien social ? En termes contemporains, comment construire le « vivre ensemble » ? Ces deux questions sont au fondement de l’idée de laïcité et du projet de l’école laïque. Avec Durkheim, c’est donc la doctrine et la pratique de l’école laïque qui se cherchent et qui se fondent. Il faut inventer l'école du peuple sans recourir à un fondement religieux. Durkheim voit dans l’idée laïque une garantie de la solidarité sociale et une forme de respect mutuel. La République doit formuler un idéal commun de croyances et de valeurs, de savoirs qui unissent. Toute l’œuvre du sociologue est marquée d’une inquiétude et même d’une obsession, comment préserver le lien social, maintenir la cohésion sociale, inculquer aux individus les comportements et les valeurs nécessaires au vivre ensemble ?

Le lien social est selon lui devenu problématique dans le monde moderne, les risques d’éclatement de la société se multiplient. Durkheim est convaincu que l’individualisme menace la démocratie. Selon Durkheim il n’y a de cohésion sociale sans valeurs partagées. La conscience collective est la source des valeurs qui s’imposent aux consciences individuelles et fondent la solidarité sociale. Il faut donc communier dans une morale commune pour resserrer le lien social. Vivre en intériorisant les règles du groupe, voilà la clé de l’équilibre individuel.

La société est ainsi le lieu de création de la morale, le fondement des valeurs éthiques qui s’imposent aux acteurs sociaux, aux individus. Telle est la fonction de l’éducation, une socialisation « méthodique » des jeunes générations, l’intériorisation des normes et des valeurs qui assurent la cohésion sociale et règlent les comportements individuels. Voilà la tâche qui incombe à l’école laïque, à l’école de la République.

‘« D’une manière générale, le processus éducatif a pour fonction, non seulement d’assurer le développement de l’individu, d’en faire un être social, mais plus essentiellement d’assurer la survie d’une société, la pérennité de ses conditions d’existence »298.’

Pour l’école laïque il s’agit d’un véritable défi. Elle doit pour asseoir sa légitimité faire la preuve non seulement qu’elle est capable d’instruire mais surtout qu’elle est fondée à éduquer. L’éducation morale est le défi que doit relever l’école laïque. C’est le défi des sociétés modernes, des sociétés démocratiques et celui de la conciliation de la cohésion, de la solidarité sociale et des valeurs individualistes.

Durkheim oppose la société traditionnelle à la société moderne. L’éducation morale laïque doit mettre en place les conditions de développement d’une personnalité démocratique, c’est à dire développer une conscience critique faite à la fois de rationalité individuelle et d’attachement au groupe, de sens de solidarité. La morale est à la fois de l’ordre de la raison et de l’affectivité.

L’éducation morale à l’école va alors passée selon Durkheim par une double perspective. Tout d’abord un enseignement rationnel de la morale, de ses lois, de leurs fondements, de leurs raisons de leur bien–fondé. L’espoir positiviste que les sciences humaines peuvent aider les hommes à mieux se conduire selon la raison. L’enseignement des sciences a véritablement pour Durkheim, un rôle moral. On parle désormais de « leçons de morale des choses ». Durkheim attend de l’enseignement des sciences, une rupture avec l'égocentrisme, la connaissance du déterminisme de l’univers et le sentiment de la complexité des choses chez l’enfant. L’enfant découvre une complexité qui le prépare à comprendre et accepter la complexité sociale, son système de dépendance entre les éléments. L’enfant apprend ainsi que la société est plus que la somme des individus qui la composent. Cette formation morale passe aussi par une éducation socio–affective. La morale et le lien social modernes sont aussi affaire de sentiments, d’affects, de disposition du caractère. Une instruction ne suffit pas.

Durkheim considère que l’esprit de la discipline, l’attachement au groupe et l’autonomie de la volonté constituent les trois éléments de la moralité. Il revient aux enseignants de les développer en prenant appui sur la vie de la classe. La mise en œuvre d’une pédagogie de groupe, ou plutôt d’une pédagogie du sens du groupe est un premier moyen. Le maître doit utiliser le milieu scolaire, la vie de la classe, le milieu groupal pour donner aux élèves le sens de la vie du groupe, leur faire sentir qu’il existe un intérêt collectif au–delà des fins personnelles.

‘« En effet, pour que la moralité soit assurée à sa source même, il faut que le citoyen ait le goût de la vie collective : car c’est seulement à cette condition qu’il pourra s’attacher, comme il convient, à ces fins collectives qui sont les fins morales par excellence. Mais ce goût lui–même ne peut s’acquérir, et surtout ne peut acquérir une force suffisante pour déterminer la conduite que par une pratique aussi continue que possible. Pour goûter la vie en commun au point de ne pouvoir s’en passer, il faut avoir l’habitude d’agir et de penser en commun. Ces liens sociaux qui, pour l’être insociable, sont de lourdes chaînes, il faut avoir compris à les aimer. Il faut avoir appris par l’expérience combien sont froids et pâles, en comparaison, les plaisirs de la vie solitaire. Il y a là tout un tempérament, toute une constitution mentale, qui ne peut se former que par un exercice répété, et qui demande à être perpétuellement tenu en haleine. Si, au contraire, nous ne sommes invités à faire acte d’êtres sociaux que de loin en loin, il est impossible que nous nous prenions d’un goût vif pour une existence à laquelle, dans ces conditions, nous ne pouvons nous adapter que très imparfaitement »299.’

Freinet comme nous l’avons déjà vu précédemment accorde une grande importance au milieu éducatif, comme outil de travail mais également comme condition à l’élaboration chez l’enfant des techniques de vie :

‘« L’enfant éprouve la technique de vie aux réalités ambiantes. Il faut, pour qu’elle soit efficace, que l’épreuve soit favorable. Pour cela, le milieu lui-même doit être favorable à l’organisation des techniques de vie que nous souhaitons. Il faut tâcher de le réaliser…. Nous accorderons donc, dans notre éducation, une place de choix à l’organisation de la vie dans le milieu. C’est l’organisation communautaire qui paraît répondre le plus parfaitement à ces nécessités de pratique éducative. Et nous ajouterons : la communauté axée sur le travail, activée, motivée par le travail. Non pas que les préceptes, les lois individuelles, morales, intellectuelles et sociales, ne puissent pas avoir leur utilité. Mais seulement si elles sont l’expression et la conclusion d’expériences réalisées, de l’examen de rapports intimement conçus et compris, si elles émanent de la vie effective et organisée dans toute sa complexité, au lieu de prétendre à elles seules organiser et diriger, de l’extérieur, une vie indépendante de toutes les réactions vitales dont nous avons étudié le comportement. L’éducation pourrait, en conséquence, être considérée comme l’orientation de l’individu vers les techniques de vie qui lui assurent l’équilibre et la puissance »300.’

La dernière perspective est celle d’un apprentissage de l’action collective, d’une éducation du citoyen acteur du changement social par l’action du groupe. Cependant, le maître doit aussi prendre conscience des risques d’abus de pouvoir.

Selon Freinet, ce maître doit également montrer l’exemple dans le groupe classe : » Il faut, autant que possible, adopter vous-même la technique de vie dont vous voudriez imprégner vos enfants. Travailler si vous les voulez travailleurs, être ordonné si vous les voulez ordonnés, être sincère, juste, généreux si vous les voulez sincères, justes, généreux »301.

L’apprentissage du sens de la règle constitue pour Durkheim un second moyen. L’esprit de discipline est l’acceptation raisonnée d’obéissance aux normes communes. Il s’agit d’éviter le développement des personnalités « anomiques », en donnant aux enfants le goût de la régularité, le goût et le sens du respect des règles indispensables à la vie scolaire, en enseignant le contrôle de soi.

La pédagogie nécessaire pour atteindre ces objectifs conduit Durkheim à justifier certaines pratiques et valeurs de son temps. L’enfant doit selon le sociologue être confronté à la loi du travail, au principe de réalité. On est là dans un état d’esprit assez proche de celui qu’a exprimé Freinet. Il doit y avoir du temps où l’enfant joue mais il doit aussi y avoir un temps où il travaille. Il s’agit de développer une éducation de la volonté et de la force du caractère.

Pour Durkheim l’autorité morale est la qualité maîtresse du vrai éducateur. L’autorité du maître est nécessaire ainsi que la sanction. L’autorité implique la confiance, et l’enfant ne peut donner sa confiance à une personne qu’il voit hésiter, revenir sur ses décisions.

Le maître doit donc sentir cette autorité en lui. La sanction, la punition, la « pénalité scolaire » doivent être émanation de la loi et non de la volonté personnelle de l’adulte. La sanction pour Durkheim c’est l’autorité de la loi.

‘« Ce qui fait l’autorité de la règle à l’école, c’est le sentiment qu’en ont les enfants, c’est la manière dont ils se la représentent comme une chose inviolable, sacrée, soustraite à leurs atteintes ; et tout ce qui pourra affaiblir ce sentiment, tout ce qui pourra induire les enfants à croire que cette inviolabilité n’est pas réelle, ne pourra manquer d’atteindre la discipline à sa source… ; une chose sacrée qui est profanée cesse d’apparaître comme sacrée… ; toute violation de la règle tend, pour sa part, à entamer la foi des enfants dans le caractère intangible de la règle »302. ’

Enfin, l’apprentissage des valeurs supérieures que sont la personne, l’individu libre et autonome constitue pour Durkheim un moyen, une fin. Le maître est l’initiateur de la morale rationnelle, des idéaux de justice, et du respect de la personne. Ces valeurs sont notre sacré, le sacré du monde moderne. Il n’y a pas de société possible sans communion dans des valeurs collectives sacrées.

L’humanisme, la reconnaissance de la personne, de l’humanité en chaque individu, sont les valeurs, le sacré de la société moderne.

Durkheim a présenté et définit l’éducation morale laïque que l’école primaire avait pour but de donner depuis les lois scolaires de 1881, considérées comme une grande révolution pédagogique. C’est cette révolution, présentée comme une éducation rationaliste, donc une éducation morale indépendante de toute religion, qu’il a tout d’abord justifié. Il y a des siècles que l’éducation s’est laïcisée, l’éducation purement rationnelle était selon lui, le résultat d’un développement graduel dont les origines remontent aux origines mêmes de l’histoire, et le christianisme lui–même, surtout le protestantisme, ont accéléré l’autonomisation de la morale. Le lien historique entre morale et religion est tel qu’une simple soustraction n’aboutirait selon Durkheim qu’à une morale appauvrie et décolorée. Il faut donc aller chercher au sein même des conceptions religieuses, les réalités morales qui y sont comme perdues et dissimulées. Il faut découvrir les substituts rationnels de ces notions religieuses qui, pendant si longtemps, ont servi de véhicule aux idées morales les plus essentielles.

On voit donc non seulement que la sociologie de l’éducation est dépendante, chez Durkheim, de la sociologie de la morale, mais que celle–ci est étroitement liée à la sociologie de la religion. Dans cette leçon où Durkheim parle de la réforme de Jules Ferry et des lois scolaires de 1880, il n’évoque jamais cette morale et instruction civique qui constitue la première matière des nouveaux programmes. Il indique essentiellement les idéaux du respect de la dignité humaine et de justice sociale. Ces idéaux sont liés au développement de l’individualisme qui caractérise les sociétés modernes. L’éducation doit préparer et diriger l’éclosion de ces sentiments nouveaux, favoriser les tendances morales nouvelles qui se font jour dans la conscience publique. L’éducation morale paraît n’être en rien une éducation du citoyen.

La classe doit être l’un de ces groupes intermédiaires entre la famille et l’Etat, sur lesquels Durkheim a tant insisté dans sa sociologie politique.

Pour Durkheim, toutes les disciplines, mêmes intellectuelles, concourent à l’éducation morale. L’éducation morale a, sans doute, pour rôle d’initier l’enfant aux divers devoirs, de susciter en lui les vertus particulières, prises une à une. Mais elle a aussi pour rôle de développer en lui l’aptitude générale à la moralité, les dispositions fondamentales qui sont à la racine de la vie morale, de constituer en lui l’agent moral, prêt aux initiatives qui sont la condition du progrès.

Durkheim ramène à trois ces éléments fondamentaux de notre moralité. Ce sont l’esprit de discipline, l’esprit d’abnégation et l’esprit d’autonomie. Il lui paraît indispensable, même à l’école primaire, que le maître enseigne à l’enfant ce que sont les sociétés où il est accepté à vivre telles que la famille, la corporation, la nation, la communauté de civilisation qui tend à incorporer l’humanité toute entière ; comment elles se sont formées et transformées ; quelle action elles exercent sur l’individu et quel rôle il y joue.

C’est chez deux de ses principaux initiateurs, Comenius et Pestalozzi que Durkheim a cherché l’idéal de formation. Tous deux se sont demandés comment un enseignement pouvait être à la fois encyclopédique et élémentaire, donner une idée du tout, former un esprit juste et équilibré, c’est à dire capable d’appréhender le réel tout entier, sans en méconnaître aucun élément essentiel, mais aussi s’adresser à tous les enfants sans exception, dont le plus grand nombre devra se contenter de notions sommaires, faciles à assimiler rapidement.

Durkheim appelle catégories, les notions–mères, centres d’intelligibilité, qui sont les cadres et les outils de la pensée logique. La transmission par le maître à l’élève, d’un savoir positif, l’assimilation par l’enfant d’une matière lui paraît être la condition d’une véritable formation intellectuelle. La mémoire, l’attention, la faculté d’association sont des dispositions congénitales chez l’enfant, que l’exercice développe, dans le champ de la seule expérience individuelle, quel que soit l’objet auquel ces facultés s’appliquent. Les idées directrices élaborées par notre civilisation sont, au contraire, des idées collectives qu’il faut transmettre à l’enfant parce qu’il ne saurait selon Durkheim les élaborer seul. Chaque profession constitue un milieu qui réclame des aptitudes particulières et des connaissances spéciales, où règnent certaines idées, certains usages, de certaines manières de voir les choses ; et comme l’enfant doit être préparé en vue de la fonction qu’il sera appelé à remplir, l’éducation, à partir d’un certain âge, ne peut plus rester la même pour tous les sujets auxquels elle s’applique.

Il s’agit donc de développer une certaine individualisation de l’éducation selon Durkheim. L’éducation consiste finalement en une socialisation méthodique de la jeune génération. Elle a avant tout, une fonction collective, si elle a pour objet d’adapter l’enfant au milieu social où il est destiné à vivre, il est impossible que la société se désintéresse d’une telle opération. Freinet accorde également une grande place à l’individualisation dans la construction de l’homme social :

‘« Nous nous sommes orientés depuis longtemps vers le travail individualisé, seul efficace. Avec nos fichiers autocorrectifs de calcul et de français qui, bien avant les expériences américaines, préfiguraient une programmation dont la mode actuelle consacre le succès. Nous faisions en même temps nos premiers essais d’individualisation du travail avec nos fiches guides d’histoire, de géographie et de sciences. Plus de manuels scolaires ! »303. ’

Cependant, si l’on attache quelque prix à l’existence de la société, il faut que l’éducation assure entre les citoyens une suffisante communauté d’idées et de sentiments sans laquelle toute société est impossible. Si l’on reconnaît l’éducation comme étant une fonction essentiellement sociale, l’Etat ne peut s’en désintéresser ; au contraire, tout ce qui est éducation doit être, en quelque mesure soumis à son action. Tous les hommes naissent égaux et avec des aptitudes égales, seule l’éducation va donc faire la différence.

Notes
297.

- DURKHEIM. E., Education et sociologie, Introduction de P. Fauconnet, 3è éd., Quadrige, PUF, Paris, 1992, p.51.

298.

- FILLOUX. J-C., Durkheim et l’éducation, Col. Pédagogues et Pédagogies, PUF, Paris, 1994, p. 22.

299.

- DURKHEIM. E., L’éducation morale, PUF, Paris, 1963, p. 197.

300.

- FREINET. C., Œuvres Pédagogiques, Essai de psychologie sensible, Editions du Seuil, Paris, 1994, p. 440.

301.

- Idem.

302.

- DURKHEIM. E., L’éducation morale, PUF, Paris, 1963, p. 139.

303.

- FREINET. C., Les techniques Freinet de l’école moderne, Collection Bourrelier, Editions Armand Colin, 7è éd., Paris, 1975.