B – FORMER UNE PERSONNE MORALE

Piaget souhaitait changer la société par l’éducation, en libérant l’homme de son égocentrisme.

Il pensait qu’un homme capable de se décentrer pour comprendre les points de vue d’autrui serait un citoyen éclairé, au service de la démocratie, de la liberté, de l’égalité et, par conséquent, de la paix internationale. Pour cela, il fallait que, l’homme «nouveau» puisse atteindre une autonomie de conscience sur le plan moral et accéder à un raisonnement objectif sur le plan intellectuel, grâce à une éducation appropriée. Rousseau a défendu la thèse selon laquelle l’homme naît bon mais il est corrompu par la société. Piaget apporte une position nuancée, ne condamnant ni la nature humaine ni la société car la nature psychologique de l’individu comme tel demeure neutre au point de vue moral même s’il reconnaît que l’enfant est naturellement égocentrique.

Quand à l’influence de la société, par l’éducation notamment, elle peut s’avérer positive ou négative. Elle est négative lorsqu’elle fixe l’individu dans son égocentrisme initial par l’imposition autoritaire de normes. Elle est positive lorsqu’elle engendre la raison et la morale par le processus de la coopération. Car la spécificité de l’homme vient de la socialisation, dans le sens que c’est elle qui génère la raison et la morale. La société entraîne la contrainte lorsque l’autorité des parents, des adultes ou du groupe et de ses traditions s’impose en tant qu’obligation extérieure.

Elle entraîne la coopération lorsque les personnalités élaborent en toute autonomie un système de relations fondées sur la réciprocité.

Freinet considère alors que cette société est négative au sens de Piaget : « Il ne nous est guère possible de modifier directement par nos propres moyens et le milieu naturel et le milieu social. Indirectement, cependant, nous devons y travailler par la coopération sociale et par l’effort politique qui en est pour ainsi dire l’instrument dynamique »304.

Pour Piaget, il n’y a pas d’harmonie préétablie entre la constitution psycho-biologique de l’homme et l’ensemble des valeurs intellectuelles et morales que nous propose la vie en commun, mais une simple convergence, une prédisposition qu’il faut actualiser par un ajustement laborieux, l’éducation toute entière. C’est à l’éducation de servir de médiation entre la nature de l’enfant et la société.

Selon Piaget, la société comporte un double aspect dans sa composante éducative. Elle peut être contrainte ou coopération, et une relation étroite unit chacun des deux termes à chacun des deux pôles de l’individu. La société, à travers l’éducation notamment, est contrainte dans la mesure où elle est source d’hétéronomie par rapport à la conscience individuelle. En tant qu’extérieures aux individus, les réalités sociales peuvent, en effet, s’imposer par leur seule autorité et sans que l’individu qui les subit participe à leur élaboration. C’est le cas lorsque l’enfant reçoit de l’adulte des règles et des opinions toutes faites, à accepter telles quelles, ou lorsque l’individu, même adulte est contraint d’observer les traditions de son groupe par le seul fait qu’elles s’imposent.

Cette contrainte éducative et sociale implique ainsi l’inégalité entre les individus. Les uns sont revêtus d’autorité ou de prestige, parce que plus âgés et parce que détenteurs de la tradition, et les autres sont soumis à cette autorité. A ce premier type d’action sociale et éducative, Piaget oppose un second, qu’il nomme «coopération», terme qu’il convient de replacer dans le contexte du constructivisme où les opérations intellectuelles sont l’équivalent des actions intériorisées. La coopération est à l’origine de tout lien social, alors que la contrainte suppose la société déjà constituée. Il s’en suit que la coopération apparaît comme une victoire progressive de l’esprit social, et non pas comme une donnée première. D’après Piaget l’égalité n’est pas naturelle aux individus, mais se conquiert peu à peu. Certes, l’égalité parfaite n’existe qu’en droit; en fait, elle n’est jamais atteinte. La coopération vise l’accord des esprits, c’est l’acceptation d’une certaine vérité, expérimentale ou simplement logique, mais après discussion et confrontation des points de vue divers.

Le consensus est le fruit de la contrainte sociale. Piaget appelle consensus une unité superficielle, réalisée par autorité et dans des cas élémentaires, l’unité se réalisant d’elle-même sans prise de conscience des perspectives individuelles ni élaboration raisonnée due aux libres personnalités. L’autorité peut être due à une personne dotée de prestige telle que les parents, les maîtres etc.., à la tradition établie, à la pression de conformité d’un groupe d’appartenance ou de l’opinion publique. Le consensus freine donc tout examen critique, occulte la prise de conscience des divergences et par conséquent empêche le véritable débat contradictoire. Au lieu d’ouvrir l’interlocuteur aux positions d’autrui, au lieu de le conduire à la recherche de preuves et d’arguments, il l’enferme dans un accord de surface, où chacun reste prisonnier de sa conception de départ.

La contrainte éducative et sociale cristallise et consolide la pensée symbolique. Le symbole social est l’instrument de fusion de la pensée égocentrique et des représentations collectives. Ainsi, par le biais du consensus facile, la contrainte éducative et sociale conduit au conformisme, que Piaget considère comme une entrave au processus de l’adaptation véritable. Les espèces se diversifient elles-mêmes pour s’adapter, alors que les individus diversifient leurs comportements en fonction des situations. L’équilibre à la fois interne à l’organisme et externe, est obtenu par le jeu complémentaire de l’assimilation et de l’accommodation. Or tout ce qui fige l’individu dans un registre comportemental limité, tout ce qui l’empêche de développer de nouveaux comportements pour faire face à une situation nouvelle, empêche l’accommodation au profit de l’assimilation.

Freinet reprend ces idées en déclarant que l’école n’est finalement pas adaptée à l’enfant :

‘« Si l’école était ce qu’elle doit être, un lieu de prédilection pour les expériences tâtonnées de l’enfant, pour l’organisation de sa vie en vue du renforcement permanent de son potentiel de puissance pour la réalisation de son torrent de vie ; si elle était, comme elle devrait l’être, le recours-barrière aidant par excellence, et aidant, non seulement par lui-même en qualité de représentant de la société, mais aussi en tant que centre de coordination pour les réactions de l’enfant vis à vis de tous les autres recours-barrières familiaux, naturels ou individuels ; si ces conditions étaient réalisées, jamais l’enfant à l’école ne resterait sur le quai, et n’en serait, encore moins, réduit à se réfugier dans la salle d’attente »305.’

En d’autres termes, tout conservatisme intellectuel, moral et social découle d’un conformisme. La véritable adaptation ne se réfère pas à l’ordre établi, mais à la nouveauté, au changement, à la difficulté qui surgit, à la vie qui évolue. La démarche éducative doit être adaptée aux faits observés et à la finalité poursuivie.

Piaget expose une théorie de la personnalité qui lui est propre. La personnalité se construit en dépassant le «moi». Elle est le fruit d’un type particulier d’éducation fait de respect mutuel et de la coopération morale et intellectuelle entre personnes se considérant égales de droit.

En revanche, la contrainte éducative et sociale usant d’arguments d’autorité et employant le pouvoir ne fait que renforcer l’égocentrisme intellectuel, l’immaturité affective désignée par le «moi», et l’hétéronomie morale qui caractérise l’enfance. En d’autres termes, tout homme a le potentiel accéder à la personnalité mais tous n’y accèdent pas, car c’est le type d’éducation reçue qui le permet ou qui l’empêche. Piaget distingue la personnalité du «moi». L’individualité en effet peut se comprendre en deux sens bien distincts. Le premier, c’est le «moi», c’est à dire l’individu en tant que centré sur lui-même. C’est le «moi» en tant qu’opposé aux autres «moi», c’est à dire en tant qu’antérieur ou que réfractaire à la socialisation.

Piaget établit une distinction pertinente entre l’égocentrisme propre à l’adulte qu’il considère comme réfractaire à la socialisation et l’égocentrisme de l’enfant qui lui est antérieur dans l’exacte mesure où la société ne conquiert l’individu que du dehors et progressivement. Piaget accepte comme naturel l’égocentrisme de l’enfant dans la mesure où l’éducation devrait l’en libérer pour l’aider à atteindre l’universel.

Par conséquent, la persistance de l’égocentrisme chez l’adulte est l’indicateur d’une éducation « ratée » dans le sens où il empêche d’accéder à une plus grande rationalité, à une maturité affective, à une morale autonome.

Il limite la créativité, bride l’originalité, en fait, empêche la personne de trouver de nouvelles solutions à ses problèmes et dans ce sens, de s’adapter à la société. Pour Piaget, l’adaptation n’est pas seulement reproduction de solutions et de comportements éprouvés par le passé mais aussi, adoption de comportements nouveaux et invention de solutions originales. La reproduction seule relève de l’assimilation. La véritable adaptation nécessite conjointement l’accommodation, car adaptation est synonyme d’équilibration. Au «moi» Piaget oppose la personnalité qui est, l’individu en tant que se soumettant de lui-même aux normes de réciprocité et d’universalité. C’est en effet, dans la mesure où le «moi» renonce à lui-même pour insérer son point de vue propre parmi les autres et se plier ainsi aux règles de la réciprocité, que l’individu devient une personnalité. La personnalité n’abolit pas le moi, mais elle exige une conversion du moi et dame ainsi son égocentrisme. La personnalité est donc une synthèse de ce qu’il y a d’original en chacun de nous avec les normes de la coopération.

En opposition avec l’égocentrisme initial, lequel consiste à prendre le point de vue propre pour absolu, la personnalité consiste à prendre conscience de cette relativité de la perspective individuelle et à la mettre en liaison avec l’ensemble des autres perspectives possibles, la personnalité est donc une coordination de l’individualité avec l’universel.

Freinet exprime cette importance accordée au développement de la personnalité de l’enfant à l’école, considérée comme la base de tout accès à la culture et à la connaissance : « Instruction et connaissances ne sont que des outils qu’on aurait tort de négliger d’ailleurs. Mais leur emploi nécessite une direction avisée qui suppose la culture profonde de la personnalité »306.

Piaget insiste sur la double interaction entre l’individualité et l’action éducative qui fait que l’égocentrisme va de pair avec la contrainte et la personnalité avec la coopération. On ne dirige des individus égocentriques que grâce à une contrainte externe, d’où la généralité de ce processus aux stades inférieurs de la vie sociale, notamment l’enfance. La contrainte exercée sur un individu renforce son égocentrisme et ne le socialise qu’en surface. La contrainte et l’égocentrisme constituent les formes initiales et corrélatives de la socialité et de l’individualité.

C’est lorsque l’individualité renonce à son égocentrisme pour devenir personnalité que les liens sociaux dans lesquels il est engagé cessent d’être coercitifs pour devenir coopératifs, et c’est dans la mesure où la coopération prime la contrainte que la personnalité devient possible.

Piaget est convaincu que le «moi» est conforté par la contrainte éducative et sociale et aboutit au respect unilatéral, à la morale hétéronome de l’obéissance, à la sanction expiatoire et, sur le plan intellectuel, à l’anthropocentrisme dans la recherche scientifique.

Egocentrisme, sociocentrisme, nationalisme, racisme et anthropocentrisme relèvent pour Piaget d’une éducation autoritaire. En revanche, la construction d’une personnalité mure, avec un jugement autonome, aussi bien intellectuel que moral, relève de l’éducation libérale, où l’éducateur respecte l’éduque et fournit aux enfants les moyens systématiques de confronter leurs points de vue, de rechercher la «vérité» par les méthodes objectives de l’expérimentation et de la déduction logique. Piaget justifie ses positions éducatives par sa théorie psychologique.

Rappelons simplement que l’on apprend par assimilation et accommodation. Piaget attribut à l’assimilation la fonction de construction et généralisation et à l’accommodation la fonction complémentaire de correction et différenciation. Or correction et différenciation ne peuvent se faire par imposition extérieure mais nécessitent l’expérience personnelle qui n’est jamais réception passive mais action et la déduction logique, d’où l’importance du contrôle entre égaux et de la coopération entre pairs.

Les deux obstacles à la coordination de l’assimilation et de l’accommodation sont l’attitude égocentrique, naturelle chez l’enfant, et l’imposition par le milieu extérieur que Piaget identifie avec la contrainte éducative de la famille et de l’école, pour en déduire que l’imposition autoritaire de connaissances, de comportements, de normes et de valeurs de la part des parents et des enseignants, en renforçant l’égocentrisme de l’enfant, empêche le progrès à la fois de la raison et du jugement moral. L’intelligence se construit par l’union toujours étroite de l’expérience et de la déduction, dont la raison, est le produit. L’imposition éducative de connaissances et de normes entrave le développement de l’enfant, en l’empêchant de mener ses propres expériences et d’en tirer ses propres conclusions. L’enfant va construire sa connaissance par lui-même. Piaget fait confiance en la nature de l’enfant, en sa structure cognitive. L’intelligence de l’enfant va suivre des stades de développement. A travers l’éducation l’enfant va construire sa personnalité. La connaissance va donc se construire en fonction de la nature de l’enfant.

Les deux problèmes essentiels de l’éducation morale sont donc d’assurer cette décentration et de constituer cette discipline. Mais quels sont les moyens dont dispose l’éducateur pour atteindre ce double but, moyens fournis soit par la nature psychologique de l’enfant, soit par les relations qui s’établiront entre celui–ci et les divers membres de son entourage ?

Selon Piaget, trois sortes de sentiments ou de tendances affectives susceptibles d’intéresser la vie morale sont d’abord donnés dans la constitution mentale de l’enfant. En premier lieu, un besoin d’aimer, qui jouera un rôle essentiel en se développant sous ses multiples formes, du berceau à l’adolescence. Un sentiment de crainte, d’autre part, à l’égard des plus grands et des plus forts que lui, tendance qui joue un rôle non négligeable dans les conduites d’obéissance et de conformisme utilisées à des degrés divers par plusieurs systèmes d’éducation morale.

Un sentiment mixte, en troisième lieu, composé simultanément d’affection et de crainte, c’est le sentiment du respect, dont tous les moralistes ont souligné l’importance exceptionnelle dans la formation ou l’exercice de la conscience morale. Pour certains, le respect constitue un état affectif dérivé et unique en son genre, puisque selon eux, il n’aurait pas pour objet les autres individus, comme l’amour ou la crainte, mais il s’attacherait directement aux valeurs ou à la loi morales, incarnées en ces individus. Respecter une personne reviendrait ainsi à respecter selon Kant la loi morale en lui, ou selon Durkheim la discipline qu’il représente et applique.

Notes
304.

- FREINET. C., Œuvres Pédagogiques, Essai de psychologie sensible, Editions du Seuil, Paris, 1994, p. 440.

305.

- Idem, p. 497.

306.

- FREINET. C., Œuvres Pédagogiques, L’éducation du travail, Editions du Seuil, Paris, 1994, p. 105.