C – FORMER UN CITOYEN ET UNE MORALE AUTONOMES

La question du lien social et du vivre ensemble, de l’éducation à la citoyenneté, aux droits de l’homme sont parmi nos premières préoccupations aujourd’hui. Mais il faut souligner que la conception éducative de Durkheim reste par bien des aspects éloignée des idéaux contemporains, marqués par les valeurs de l’éducation nouvelle et de l’héritage de Rousseau. L’éducation nouvelle est restée célèbre par toutes ses tentatives de démocratie à l’école. La direction de l’établissement est assurée par une assemblée générale comprenant les élèves. C’est cette assemblée qui élabore collectivement les lois en fonction des fins assignées par la communauté scolaire.

Pour Freinet, le fonctionnement de la communauté dépend de tous et concerne chacun, et les enfants sont de petits citoyens aptes à prendre en charge les services communs. Des charges sociales de toutes sortes peuvent permettre de réaliser une entraide effective. Socialisation, intégration sociale, démocratisation sont aujourd’hui souvent posées en termes de principes ou de politiques. Ces abstractions, qui concernent la reconnaissance de droits et de devoirs, n’empêchent pas les transgressions concrètes que subit le monde scolaire. Et aucun règlement ne remplacera l’acceptation d’une implication des élèves dans les établissements et dans la société.

Pour Freinet, récompenser est plus éducatif que punir. Le savoir devant rester lui–même sa propre récompense, les sanctions positives sont liées à des activités gratuites, moyens d’incitation et d’initiative. Note, bulletin, diplôme…, la dérive consumériste du savoir scolaire est souvent condamnée aujourd’hui. Mais la vie scolaire est rythmée par l’obsession de l’évaluation permanente des savoirs. Les récompenses sont donc des occasions d’accroître la puissance de création. L’école de Freinet se méfie des punitions, corporelles ou symboliques. Ce qui l’amène à viser le remplacement d’un mal constaté par un bien affiché et effectif. Les punitions ou sanctions négatives sont en corrélation directe avec la faute commise. Les punitions continuent à habiter notre quotidien scolaire, voire se renforcent, la culpabilité à leur égard tendant à s’évanouir. Entre le sentiment de leur nécessité et celui de leur inefficacité, le rapport à la loi se construit difficilement.

Restaurer la sanction comme mode privilégié d’imposition des savoirs et du vivre ensemble pourrait tenter une certaine dérive sécuritaire. A la compétition, Freinet préfère les vertus de la coopération. Il importe que chacun évalue lui–même sa démarche et sa progression. L’émulation vient surtout de la comparaison que fait l’enfant entre son travail présent et son travail passé. Notation, orientation, sélection, hiérarchie des classes, des établissements, des filières…, la compétition sous–tend tout le système éducatif actuel. L’enjeu social de l’école imprègne le quotidien des relations entre maîtres et élèves mais aussi entre les élèves eux–mêmes.

Freinet rejette fondamentalement sentences et maximes de la leçon de morale. Les appels extérieurs à la volonté et à la raison sont souvent sans effets, car la morale est engagement et conviction. L’éducation de la conscience morale se construit principalement chez les enfants par des récits. L’éducation nouvelle ainsi que Freinet connaissent la valeur et la profondeur du conte, qui alliant compréhension et affectivité, sens et imaginaire, favorise la projection et permet l’appropriation. Mais aujourd’hui, sauf à la maternelle, il ne semble toujours pas convenable de trouver le temps de raconter des histoires aux enfants.

La coopérative scolaire développée par Freinet avait pour but de développer une éducation morale en situation au quotidien. La finalité de cette coopérative était de développer une pédagogie sociale mais pour s’insérer l’enfant a besoin de construire des valeurs morales qui seront comprises et connues par tous. Freinet a développé une pédagogie qui avait pour but de former une personnalité libre et en aucun cas un individu soumis au conformisme tel que l’a présenté Durkheim. Il a alors développé des techniques pédagogiques actives qui ont favorisé l’autonomie de conscience. Freinet est parti de l’idée que l’enfant est capable de faire des expériences morales. La vie morale est intimement liée à toute activité scolaire, l’éducation est un tout.

L’éducation morale va naître chez Freinet de la collaboration dans le travail. En effet, par le travail par équipes le groupe classe va s’autogérer, il va acquérir le sens de la discipline, de la solidarité et de la responsabilité. Il s’agit donc de créer un milieu éducatif tel que l’a pensé Freinet, pour que l’enfant puisse au maximum être en situation de travail, d’expérimentation, d’activité, être en interaction avec les autres. L’enfant doit nécessairement socialisé sa pensée pour comprendre la valeur du vrai et l’obligation de la véracité.

‘« La vraie discipline ne s’institue pas du dehors, selon une règle préétablie, avec son cortège d’interdits et de sanctions. Elle est la conséquence naturelle d’une bonne organisation du travail coopératif et du climat moral de la classe »307.’

L’enfant doit faire des expériences morales et l’école constitue un milieu propice à de telles expériences. L’éducation forme un tout, et l’activité que l’enfant déploie à propos de chacune des disciplines scolaires suppose un effort de caractère, un ensemble de conduites morales aussi bien qu’un effort intellectuel, que la mobilisation d’intérêts.

L’enfant qui travaille activement est amené à travailler en équipe et à effectuer une recherche à partir de problèmes. La recherche scolaire s’apparente à la recherche scientifique chez l’intellectuel adulte et requiert les conduites d’entraide, de respect dans la discussion, de désintéressement et d’objectivité. 

‘« En changeant les techniques de travail, nous modifions automatiquement les conditions de vie scolaire et parascolaire ; nous créons un nouveau climat ; nous améliorons les rapports entre enfants et maîtres. Et c’est peut être l’aide la plus efficace que nous apportons au progrès de l’éducation et de la culture. Nous sommes donc partisans d’une discipline scolaire et de l’autorité du maître, sans lesquels il ne saurait y avoir ni instruction ni éducation »308.’

L’école active de Freinet suppose nécessairement la collaboration dans le travail contrairement à l’école traditionnelle où chacun travail seul, où le déplacement et la communication entre élèves sont interdits, où seule la communication maître–élève est autorisée, où l’émulation entre élèves est encouragée. La liberté du travail en classe entraîne la coopération dans l’activité scolaire dans la mesure où le travail fait appel à l’initiative de l’enfant. La coopération dans le travail scolaire est selon Freinet le procédé le plus fécond de formation morale. Pour acquérir le sens de la discipline, de la solidarité et de la responsabilité, l’école active place l’enfant dans une situation telle qu’il puisse expérimenter directement et en découvrir peu à peu lui–même les lois consécutives.

Le rôle de l’éducateur est alors d’expliquer ce qui se passe, d’intervenir en facilitateur, en médiateur entre les enfants et les concepts abstraits à mettre des mots aux situations vécues, à répondre aux questions mal formulées, à faire les comparaisons qui s’imposent avec la société adulte. La classe doit former une société réelle, une association reposant sur le travail en commun de ses membres. En élaborant eux–mêmes les lois qui réglementeront la discipline scolaire, en élisant eux–mêmes le gouvernement chargé d’exécuter ces lois et en constituant eux–mêmes le pouvoir judiciaire ayant pour fonction de réprimer les délits, les élèves découvrent les obligations morales d’obéissance à la règle, de solidarité au groupe et de responsabilité individuelle par une expérimentation vraie impliquant toute leur personnalité.

Freinet soutiendra la nécessité de confier aux élèves les trois pouvoirs, législatif, exécutif et judiciaire, évoquée par Piaget. Confier uniquement le pouvoir judiciaire constitue pour ce dernier un simulacre de « self–government » entraînant justice rétributive, sanctions expiatoires et hétéronomie morale. Il ne s’agit pas de prescrire l’autorité, l’enfant doit la découvrir de lui–même. La discipline et le sentiment de la responsabilité peuvent se développer sans punition expiatoires. Dans les relations de coopération le blâme et le sentiment d’isolement moral résultant de la faute suffisent à ramener le coupable à la discipline commune. Il faut créer selon Freinet un milieu social spécifique tel que l’élève puisse y faire les expériences voulues. La pensée enfantine n’est spontanément portée ni à l’objectivité en général, ni même à la véracité, la fonction primitive de la pensée étant d’assurer la satisfaction des désirs. C’est pour les autres et en fonction d’une collaboration organisée, que nous renonçons à notre fantaisie individuelle pour voir la réalité telle qu’elle est et pour faire primer la vérité sur le jeu ou le mensonge. Seule la collaboration des enfants et la pratique de la discussion organisée donne à chacun les sens de l’objectivité. Seule l’action commune fait comprendre à l’enfant ce qu’est le mensonge dans la réalité et quelle est la valeur sociale de la véracité.

Freinet conseille plutôt que d’imposer aux élèves un étude toute verbale des institutions de leurs pays et des devoirs du citoyen, profiter des tâtonnements de l’élève dans la constitution de la cité scolaire pour le renseigner sur le mécanisme de la cité adulte. Il donne pour exemples de pratiques, le self–government, les coopératives scolaires, la gérance de la bibliothèque, le journal des écoliers, le tribunal d’arbitrage entre camarades. Le « self–governement » ne doit pas être une simple réduction des organisations adultes mais il doit correspondre au niveau, aux intérêts et aux besoins de la vie scolaire.

Veut-on former des individus soumis à la contrainte des traditions et des générations antérieures ? En ce cas suffisent l’autorité du maître et, éventuellement, les « leçons » de morale, avec le système des encouragements et des sanctions punitives renforçant cette morale d’obéissance. Veut-on au contraire former simultanément des consciences libres et des individus respectueux des droits et des libertés d’autrui ? Il est alors évident que ni l’autorité du maître ni les meilleures leçons qu’il donnera sur le sujet ne suffiront à engendrer ces relations vivantes faites tout à la fois d’autonomie et de réciprocité.

Seule une vie sociale entre les élèves eux–mêmes, c’est à dire par la mise en place de l’autogestion poussée aussi loin qu’il est possible et constituant le parallèle du travail intellectuel en commun conduira à ce double développement de personnalités maîtresses d’elles–mêmes et de leur respect mutuel.

Comme nous venons de le voir, les deux aspects corrélatifs de la personnalité sont l’autonomie et la réciprocité. En opposition avec l’individu non encore parvenu à l’état de personnalité, et dont les caractéristiques sont d’ignorer toute règle et de centrer sur lui–même les relations qui l’unissent à son entourage physique et social, la personne est l’individu qui situe son moi dans sa vraie perspective par rapport à celui des autres, c’est à dire qui l’insère en un système de réciprocités impliquant simultanément une discipline autonome et une décentration fondamentale de l’activité propre.

D’après Freinet, le respect tout en étant susceptible de prendre secondairement les formes supérieures, est d’abord, comme les deux autres, un sentiment d’individu à individu, et débute avec le mélange d’affection et de crainte que le petit enfant éprouve pour ses parents et pour l’adulte en général. Quant aux rapports entre l’enfant et les personnes diverses de son entourage, ils jouent alors un rôle fondamental dans la formation des sentiments moraux, selon que l’accent est mis sur l’une des trois variétés de tendances affectives distinguées ici. Il est en effet essentiel de comprendre que si l’enfant porte en lui tous les éléments nécessaires à l’élaboration d’une conscience morale ou « raison pratique », comme d’une conscience intellectuelle ou « raison », ni l’une ni l’autre ne sont données toutes faites au point de départ de l’évolution mentale et l’une et l’autre s’élaborent en étroite connexion avec le milieu social. Les relations de l’enfant avec les individus dont il dépend seront donc à proprement parler formatrices et ne s’acharneront pas à exercer des influences plus ou moins profondes, mais en quelque sorte accidentelles par rapport à la construction même des réalités morales élémentaires.

Un premier type de rapports est celui qui engendre le sentiment de l’obligation comme telle, et, avec lui, les premiers devoirs acceptés et sentis comme obligatoires par l’enfant.

Comment peut–on comprendre ce phénomène si frappant et si surprenant, qu’à peine en possession des premiers mots de sa langue maternelle, et à un âge où tout est spontanéité et jeu, le bébé accepte des ordres et se considère comme obligé par eux ?

Le sentiment du devoir apparaît alors pour la première fois, à condition que l’enfant reçoive des ordres ou des consignes d’une personne respectée, c’est à dire qui soit l’objet d’une affection et d’une crainte simultanées et non pas seulement de l’un de ces deux états affectifs. C’est pourquoi le petit enfant ne se sentira pas obligé de l’ordre d’un frère, qu’il aime cependant, ou d’un étranger qu’il craint seulement, tandis que les consignes de la mère ou du père l’obligent, cette obligation continuant d’être sentie même s’il désobéit. Ce premier type de rapports, le plus précoce dans la formation des sentiments moraux, est par ailleurs susceptible de rester à l’œuvre durant toute l’enfance, et de l’emporter sur tous les autres, selon le type d’éducation morale adopté.

Cependant, cette première forme de relations morales présente des insuffisances, en effet, ce respect de l’enfant pour l’adulte demeure essentiellement unilatéral, puisque si l’adulte respecte l’enfant, cela ne constitue pas une obligation en soi. En tant qu’unilatéral, ce mode initial de respect est donc avant tout facteur d’hétéronomie. Mais, sans une source de moralité extérieure au seul respect unilatéral, celui–ci demeurera ce qu’il est au départ, un instrument de soumission à des règles toutes faites, et à des règles dont l’origine reste extérieure au sujet qui les accepte.

Le respect mutuel se trouve alors à l’autre extrême des relations interindividuelles formatrices de valeurs morales. Il se constitue entre personnes égales, ou abstraction faite de toute autorité, le respect mutuel est encore un composé d’affection et de crainte, mais il ne retient de celle–ci que la crainte d’être abaissé aux yeux du partenaire. Ils substitue ainsi à l’hétéronomie caractéristique du respect unilatéral une autonomie nécessaire à son propre fonctionnement et reconnaissable au fait que les individus obligés par lui participent à l’élaboration de la règle qui les oblige. Le respect mutuel est donc, lui aussi source d’obligations, mais il engendre un type nouveau d’obligations qui n’impose plus de règles toutes faites mais la méthode même permettant de les élaborer.

Or, cette méthode n’est autre que la réciprocité, entendue non pas comme un exact règlement de compte du mal comme du bien, mais comme la coordination mutuelle des points de vue et des actions. L’éducation fondée sur l’autorité et sur le seul respect unilatéral présente les mêmes inconvénients au point de vue moral qu’au point de vue de la raison. Au lieu de conduire l’enfant à élaborer les règles et la discipline qui l’obligeront, ou à collaborer à cette contradiction, elle lui impose un système d’impératifs tout faits et immédiatement catégoriques. Or, de même qu’il existe une sorte de contradiction à adhérer à une vérité intellectuelle du dehors, c’est à dire sans l’avoir redécouverte et « revérifiée », de même on peut se demander s’il ne subsiste pas quelque inconséquence morale à reconnaître un devoir sans y être parvenu par une méthode autonome. En d’autres termes, l’enfant obéissant est parfois un esprit soumis à un conformisme extérieur, mais qui ne saisit « en fin de compte » ni la portée réelle des règles auxquelles il obéit, ni la possibilité de les adapter ou d’en construire de nouvelles en des circonstances différentes. La règle de véracité, acceptée comme obligatoire avant d’être comprise, c’est à dire avant d’être vécue au cours d’une expérience sociale réelle et réciproque, engendre une sorte de « chosification morale » tandis qu’une fois repensée grâce à la vie sociale et à l’expérience de la réciprocité, l’enfant devient capable d’évaluations d’une grande finesse à son sujet.

La portée éducative du respect mutuel et des méthodes fondées sur l’organisation sociale spontanée des enfants entre eux est précisément de permettre à ceux–ci d’élaborer une discipline dont la nécessité est découverte dans l’action même au lieu d’être reçue toute faite avant de pouvoir être comprise ; et c’est en quoi les méthodes Freinet rendent le même service irremplaçable en éducation morale que dans l’éducation de l’intelligence, elles amènent l’enfant à construire lui–même les instruments qui le transformeront du dedans, c’est à dire réellement et non plus en surface seulement.

Finalement, qu’il s’agisse d’une éducation de la raison et des fonctions intellectuelles, ou d’une éducation de la conscience morale, si le droit à l’éducation implique que celle–ci vise au plein épanouissement de la personnalité humaine et au renforcement du respect des droits de l’homme et des libertés fondamentales, il importe de comprendre qu’un tel idéal ne saurait être atteint par n’importe quelle pédagogie. L’autonomie de la personne et la réciprocité qu’évoque ce respect des droits et des libertés d’autrui ne peuvent se développer dans une atmosphère d’autorité et de contrainte intellectuelles et morales. Elles réclament au contraire pour leur formation même, l’expérience vécue et la liberté de recherche, en dehors desquelles l’acquisition de toute valeur humaine ne demeure qu’illusion. Citoyenneté, éducation civique, violence…, si la question du rapport à la loi irrigue aujourd’hui celle de la nécessité de socialisation, le spectre de l’autorité imposée et l’appel à un retour au respect et aux valeurs éloignent de l’école actuelle le gouvernement démocratique de l’école que prônait l’éducation nouvelle. L’éducation morale se fait par l’expérience et la pratique graduelle du sens critique par notamment le système de la république scolaire.

A défaut de mise en place de républiques scolaires, l’éducation nouvelle donne une représentation effective aux élèves. N’étant plus l’affaire des seuls adultes, l’exercice tournant du pouvoir et des responsabilités articule les liens entre tous les membres de la communauté éducative.

Quels droits et quels pouvoirs l’école reconnaît–elle aujourd’hui aux élèves ? Quelle représentation leur accorde t’elle ? L’apprentissage de la démocratie se heurte aux réticences des établissements à autoriser la prise en charge par les élèves de leur vie. Un système démocratique intégral est donc exclut.

Notes
307.

- FREINET. C., Les techniques Freinet de l’école moderne, 7è éd., Collection Bourrelier, Editions Armand Colin, Paris, 1975.

308.

- Idem, p. 352.