CONCLUSION

Le but de l’éducation, disait Freinet, est tout entier à reconsidérer. Pour la plupart des parents, ce qui importe en effet, ce n’est point la formation, l’enrichissement profond de la personnalité de leurs enfants, mais l’instruction suffisante pour affronter les examens, occuper les places enviées, entrer dans telle école ou prendre pied dans telle administration. Considérations humaines certes, dont la faiblesse n’incombe pas exclusivement aux parents parce qu’elle est la conséquence d’une conception trop directement utilitaire de la culture, de la croyance en la seule vertu de l’acquisition formelle. A l’autre pôle, la société n’est ni plus compréhensive ni plus généreuse. Elle est trop souvent dominée par le souci politique de durer et n’a pas le loisir de penser à ce qui sera dans dix ou vingt ans. C’est le lendemain immédiat qui l’obsède. Et c’est pour ce lendemain immédiat qu’elle demande à l’école de préparer l’enfant, pour les buts immédiats qu’elle impose et qui peuvent être pas plus rationnels ni plus humains que ceux au nom desquels l’industriel entreprend la fabrication en série et le lancement d’un objet inutile à la société ou peut être dangereux et nuisible.

Face à ces deux conceptions intéressées, qui ne tiennent aucune compte, ni l’une ni l’autre du point de vue de l’enfant, la pédagogie développée par Freinet a tenté de définir le vrai but éducatif : l’enfant déclarait Freinet, doit développer au maximum sa personnalité au sein d’une communauté rationnelle qu’il sert et qui le sert. Il va remplir sa destinée, se haussant à la dignité et à la puissance de l’homme qui se prépare ainsi à travailler efficacement, quand il sera adulte, loin des mensonges intéressés, pour la réalisation d’une société harmonieuse et équilibrée.

Célestin Freinet disait : « Techniquement parlant, l’école traditionnelle était centrée sur la matière à enseigner et sur les programmes qui la définissaient, la précisaient, la hiérarchisaient. A l’organisation scolaire, aux maîtres et aux élèves de se plier à leurs exigences. L’école de demain sera centrée sur l’enfant ou elle ne le sera pas ».

En effet, l’école de demain développée par Freinet, est une école centrée sur l’enfant, membre de la communauté. C’est de ses besoins essentiels en fonction des besoins de la société à laquelle il appartient que découlent les techniques manuelles et intellectuelles, à dominer, la matière à enseigner, le système d’acquisition, les modalités de l’éducation. Il s’agit d’un véritable redressement pédagogique rationnel, efficient et humain, qui doit permettre à l’enfant de devenir un citoyen autonome, un véritable être social.

La pédagogie développée par Freinet considère l’enfant dans sa globalité. Il est un être complet, avec une nature, une personnalité et une histoire. L’éducation est requise par la nature même de l’homme. Elle consiste en une activité destinée à lui permettre de conquérir puis de gérer son autonomie en mettant son potentiel au service des valeurs citoyennes. En cela, elle se différencie aussi radicalement d’une transmission indifférente d’informations que d’un conditionnement organisé pour prédéterminer sa conduite.

Le tâtonnement expérimental, devient alors la méthode naturelle du développement de la socialisation selon Freinet, avec le rôle de l’erreur et ce qu’il nomme les recours-barrières, l’enfant découvre et apprend à partir des problèmes concrets qu’il lui faut résoudre pour progresser.

Freinet, met l’accent sur la santé et l’élan de l’individu, sa persistance en lui de ses facultés créatrices et actives, sur la possibilité, qui fait partie de sa nature, d’aller toujours de l’avant pour se réaliser en un maximum de puissance ; la richesse du milieu éducatif ; le matériel et les techniques qui, dans ce milieu permettent cette éducation naturelle, vivante et complète. La socialisation devient alors un véritable instrument de transformation de l’enfant.

Le travail est le grand principe, le moteur et la philosophie de la pédagogie populaire, l’activité d’où découlent toutes les acquisitions. Les enfants n’utilisent pas le travail manuel comme illustration du travail intellectuel scolaire, et ils ne s’orientent pas vers un travail productif prématuré ou le préapprentissage détrône à l’école l’effort intellectuel et artistique. Dans la société du travail, l’école ainsi régénérée et redressée est, parfaitement selon Freinet, intégrée au processus général de la vie ambiante, un rouage du grand mécanisme dont elle est aujourd’hui trop arbitrairement détachée. La nécessité de fonder sur le travail toute l’activité scolaire suppose que l’école tourne définitivement le dos à l’habitude d’une instruction passive et formelle pédagogiquement condamnée, qu’elle reconsidère totalement le problème de la formation lié à celui de l’acquisition et qu’elle s’organise pour aider les enfants à se réaliser par l’activité constructive.

Le redressement pédagogique et social, de Freinet, porte en lui une harmonie nouvelle qui suscite un ordre profond et fonctionnel, une discipline qui est l’ordre même dans l’organisation de l’activité et du travail, une efficience qui résulte d’une rationalisation humaine de la vie scolaire, toutes conquêtes qui, par delà les formalismes désuets, concourent à la formation harmonieuse des individus dans le cadre social régénéré.

L’école de demain sera donc selon Freinet, la mieux disciplinée qui soit, parce que supérieurement organisée. Ce qui aura disparu c’est cette discipline extérieure formelle dans laquelle l’école actuelle ne serait que le chaos et néant. La discipline de l’école de demain sera l’expression naturelle et la résultante de l’organisation fonctionnelle de l’activité et de la vie de la communauté scolaire.

La notion d’éducation du travail est sans doute l’illustration la plus éclairante de cette articulation entre techniques et méthode. Le travail dont parle Freinet est l’expression naturelle de l’individu en situation de socialisation. Il s’oppose donc au travail aliéné, et en particulier au clivage, classique dans le monde de l’école, entre travail et jeu. Freinet a alors développé toute une éducation et une politique du travail.

L’école ainsi pénétrée d’une vie nouvelle à l’image du milieu doit donc adapter non seulement ses locaux, ses programmes et ses horaires, mais aussi ses outils de travail et ses techniques aux conquêtes essentielles du progrès de son époque. Cette adaptation s’est faite sous le signe de l’équilibre et de l’harmonie au service de la vie.

Et cela a supposé une éducation mieux fondée plus que jamais dans le sol, dans la famille, dans la tradition, dans l’effort persévérant des hommes qui nous avaient précédé ; ‘ « une formation qui ne descend pas d’en haut, quelles que soient la compréhension et la bonne volonté de l’autorité qui l’édicte, mais qui monte de la vie ambiante, bien enracinée, bien nourrie, vigoureuse et drue, capable d’élever bien haut, dans la splendeur d’un destin bénéfique, les enfants qui sont appelés à construire un monde meilleur  ’» comme disait Freinet.

Freinet ajoutait ‘ « il ne faut pas négliger aucune des nécessités sociales de l’école, ni le problème de la formation et de la réadaptation des maîtres. Il faut convaincre plus que contraindre, et convaincre non par des mots, mais par l’évidence d’un progrès essentiel dans l’organisation, par l’éblouissement d’une efficience décuplée, par l’irradiation presque mystique de l’enthousiasme qui anime ceux qui ont osé, en précurseurs, ouvrir les voies salutaires de cette réadaptation ».

Entre techniques et méthode on voit mieux l’espace de Freinet. Pour lui, les techniques éducatives sont des outils de travail, des dispositifs. Elles s’inscrivent et prennent leur sens dans une méthode d’éducation populaire, comme la pédagogie prend son sens dans une perspective philosophique globale. La méthode est le but, la direction, la ligne ; les techniques sont les moyens d’action. La méthode Freinet serait donc la démarche générale, et c’est pour insister sur la dimension pratique de son action qu’il parlera plus souvent des ‘ « techniques Freinet  ’» que de la ‘ « méthode Freinet  ’».

Freinet avait, comme nous l’avons vu, une idée très particulière de la pratique comme moteur d’une philosophie générale. Il a toujours mis l’accent sur ses pratiques définies comme des techniques, qu’il opposait aux différentes méthodes d’enseignement. Il a considéré les méthodes comme des systèmes généraux et prétentieux qui voulaient organiser par avance, la réalité des modalités d’apprentissage, alors que les techniques, au contraire, donnent à l’enfant un appui pour développer sa vision spécifique du monde, sa personnalité.

Le but de l’éducation est donc non plus de soumettre l’enfant à un savoir qui deviendrait vite obsolète, mais de lui laisser la possibilité de ‘ « développer au maximum sa personnalité au sein d’une communauté rationnelle qu’il sert et qui le sert  ’». L’école, avec Freinet, va éduquer, croître, émanciper, aider l’enfant à grandir. Cependant, l’on grandit toujours dans la dépendance, mais avec Freinet l’enfant devient non plus dépendant au maître mais au groupe, à la collectivité. C’est elle–même qui devient la mère éducatrice de l’enfant à l’école.

En annonçant l’invariant n° 21 ‘ « L’enfant n’aime pas le travail de troupeau auquel l’individu doit se plier. Il aime le travail individuel ou le travail d’équipe au sein d’une communauté éducative  ’», Freinet questionne le pourquoi, l’intérêt des apprentissages personnalisés. Ils répondent selon lui aux soucis de prendre en compte les curiosités, les initiatives, les passions personnelles sans lesquelles il n’existe pas d’enthousiasme, de motivation ; de prendre appui sur les acquis antérieurs ; de respecter les rythmes personnels ; de permettre l’accès à la responsabilisation et à l’autonomie.

De plus une pédagogie personnalisée n’enferme pas l’apprenant dans ‘ « le fantasme psychotique d’un être associal ». ’D’où la mise en place d’une pédagogie de la communication car l’enfant se construit et apprend dans et par le milieu social comme nous l’avons démontré.

Les techniques de communication et la communication orale développées par Freinet développent la socialisation de l’enfant. Dans un premier temps, il s’agit simplement de créer autour de chaque enfant un contexte favorable, de l’encourager dans ses essais et de permettre les relations avec les autres. Freinet dans son Essai de Psychologie Sensible met également en avant toute l’importance de cette première éducation, au cours de laquelle s’organisent les réflexes et les réactions qui sont à la base des règles de vie. Il faudra alors veiller à l’organisation comme nous l’avons vu des premières expériences tâtonnées enfantines.

Si l’on fait de l’apprentissage individuel on s’adresse à une somme d’individus. Le savoir est alors associé, synonyme de vérité. La morale est alors à part. Mais on ne peut selon Freinet apprendre sans l’autre, les conflits socio-cognitifs forment. Freinet attribue alors des valeurs au savoir. La socialisation est un processus d’intégration sociale par les apprentissages. Apprendre c’est aussi s’ouvrir au monde, le savoir est socialisé lorsqu’il résulte alors selon Freinet d’une discussion. Seule la libre expression permettra que l’enfant s’exprime s’épanouisse et ainsi manifeste ses potentialités, se réalisant à travers ses productions propres, intellectuelles aussi bien qu’artistiques. C’est également dans ce contexte, où la pédagogie est liée sans solution de continuité à une philosophie générale de la vie, que devient nécessaire l’autre axe essentiel des pratiques de Freinet, à savoir l’entraide et la coopération. Car l’enfant ne se réalisera pleinement que dans une communauté où est essentiel la notion d’échanges, tout à la fois en termes d’efficacité d’apprentissage et comme élément d’épanouissement psychologique. Ainsi, la référence à l’élan vital et à la place de l’humain dans le phénomène universel de la vie donne une dimension très philosophique aux techniques Freinet.

Freinet propose comme programme éducatif la libre communauté scolaire, qui est alors l’alternative fondatrice de la société à construire. La structure de l’école et de ses bâtiments, dont nous avons dit un mot, est très importante. Les écoles-casernes sont bien universellement condamnées. Un enseignement familial, patriarcal ou démocratique ne peut être donné que dans un local accueillant et vivant. L’harmonie que nous voulons donner au corps et à l’âme de l’enfant. Milieu nécessairement basé sur la liberté sociale et non sur la liberté intégrale. Et c’est sans doute dans cette nouvelle acception du mot liberté que réside la grande innovation de Freinet. Il n’est plus question d’apprendre seulement à l’enfant la liberté individuelle dans toute l’étendue de ses droits, mais plutôt les justes tempéraments que la vie sociale apporte à la pratique de cette liberté. Et l’énoncé théorique des droits et des devoirs de l’individu dans la communauté ne suffit plus ; c’est la pratique sociale qu’il faut développer afin que l’homme sache plus tard se conduire librement dans les diverses occasions de sa vie. La libre communauté scolaire ne peut être une discipline, ni un mode de vie adéquats à la société bourgeoise. Elle devient alors selon Freinet, la discipline de l’Ecole du prolétariat.

L’enfant découvre la vie en collectivité et apprend à y trouver ses repères et sa place. Il est confronté à des règles qu’il faut respecter. Mais désormais, il constate que l’on peut s’aider, coopérer en vue d’un même objectif. Cette situation lui permet de construire sa personnalité. La communication y joue un rôle décisif, en particulier lorsque, avec l’aide du maître, le langage se substitue à l’action immédiate. Encouragé par l’adulte, l’enfant explore des milieux moins familiers, moins accessibles, qui supposent de nouvelles adaptations. En agissant et en s’exprimant, l’enfant apprend à structurer son besoin d’activité. Il découvre son corps dans l’action et comprend qu’il doit le respecter comme il respecte celui d’autrui, qu’il peut le conserver en bonne santé. Il maîtrise mieux ses relations à autrui. Il apprend à construire avec ses camarades un projet d’action.

L’enfant va apprendre enfin à contrôler ses réactions et à réfléchir sur les raisons des contraintes qui lui paraissent brider sa liberté. L’exercice du débat réglé est la condition de cette éducation. Dans les différents champs disciplinaires, l’élève découvre, par ailleurs, ce qu’est la citoyenneté dans un pays démocratique et quelles sont les valeurs essentielles de la République. Face aux événements proches ou lointains dont il est le témoin, il assure son jugement en se référant à de grands textes fondateurs comme la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen ou la Convention Internationale des Droits de l’Enfant.

Il appartient aux éducateurs, selon Freinet, de structurer la vie collective en explicitant les règles qui permettent son déroulement harmonieux. Les élèves commencent à accepter de considérer leurs actions du point de vue de leurs camarades, sinon du point de vue général. Ils découvrent que les contraintes de la vie collective sont les garants de leur liberté, que la sanction, lorsqu’elle intervient, ne relève pas de l’arbitraire de l’adulte mais de l’application de règles librement acceptées. Ils apprennent à refuser la violence, à maîtriser les conflits et à débattre des problèmes rencontrés en tenant leur place dans les réunions de régulation qui sont inscrites à l’emploi du temps. L’enfant prend de plus en plus conscience de son appartenance à une communauté qui implique l’adhésion à des valeurs partagées, à des règles de vie, à des rapports d’échanges.

D’un côté la perception de principes supérieurs que l’on ne discute pas, normalement imposés, conditions de la liberté et du développement de chacun. De l’autre, la libre organisation d’un groupe et ce que, modestement, on peut déjà appeler l’élaboration d’un contrat, après discussion, négociation, compromis. Toutes les situations vécues à travers les apprentissages fondamentaux ont aussi pour objectif de développer une attitude responsable et démocratique.

Une éducation démocratique, proposée par Freinet, ou plutôt, à la démocratie, serait un processus qui, sans cacher ni les insuffisances de ses réalisations, ni ses risques de dégénérescence, tendrait par une argumentation appropriée, à expliquer les valeurs dont elle se réclame, en espérant par voie de conséquence, en faire saisir la validité. Elle ne se limiterait pas au domaine politique, elle entendrait sensibiliser à toutes les dimensions de la vie commune et promouvoir les moyens d’agir et la connaissance de tout ce qui est requis pour et par l’action. Son objectif serait de mettre en évidence l’interdépendance de la dimension technique et de la dimension éthique des problèmes de la société et de montrer pourquoi un régime démocratique peut en offrir les meilleures chances d’articulation.

La spécificité de la démarche Freinet, est que l’adaptation sociale ne suffit pas, il faut désormais préparer les enfants à la ‘ « vraie  ’» société démocratique, et utiliser l’école comme levier révolutionnaire.

La pédagogie de Célestin Freinet a pu être appelée pédagogie de l’outil, au sens où toute pratique s’appuie sur un matériel médiateur de la curiosité de l’enfant et que les savoirs se construisent dans un contexte social et culturel, on voit bien à travers la valorisation des échanges dans les processus cognitifs eux-mêmes que l’outil ne prend son sens qu’en situation de communication. Il y a une nécessité sociale chez Freinet d’utiliser les meilleurs outils possibles de communication. Changer l’école pour changer la société, telle fut sa constante ligne de conduite.

En effet, l’école enfin va apprendre, elle est le lieu de vie où avec Freinet, nous allons apprendre ensemble des savoirs sociaux et des valeurs morales. Il s’agit de construire une véritable école sociale. L’école a pour mission d’amener l’homme à accéder à des savoirs, et a des pouvoirs sur sa propre vie.

L’école n’est jamais à l’avant garde du progrès social. Elle peut l’être en théorie mais dans la pratique son épanouissement est trop directement conditionné par le milieu familial, social et politique, pour qu’on la voie jamais s’en dégager pour une hypothétique libération autonome. L’école au contraire, déclarait Freinet, suit avec un retard toujours plus ou moins regrettable les conquêtes sociales, à nous de réduire ce retard, ce qui sera une appréciable victoire !

Les innovations pédagogiques dont il a été question ne prennent leur pleine signification que rapportées à la personnalité de Freinet. Sa pédagogie a été pensée comme une activité concrète, vécue comme des techniques de vie selon ses propres termes, au service de la libération des hommes.

Voici pour conclure ce travail d’étude sur l’importance et le sens des concepts de ‘ « Socialisation, Individualisation, Moralisation  ’» dans la pédagogie Freinet, une expression tirée des programmes 2002, qui mérite me semble-t-il réflexion :

‘« En ce début du XXIe siècle, l’école primaire doit rester fidèle à la grande inspiration de l’école républicaine, offrir à tous les enfants des chances égales et une intégration réussie dans la société française ». ’