Nos questions

La psychiatrie : un lieu d’interrogation du droit

Pour la formation et la pratique du droit, notre intérêt rencontre donc l’intérêt des psychiatres. A partir d’un lieu, celui de la maladie mentale, nous cherchons à mieux comprendre le droit, dans sa genèse et son fonctionnement. Dans le même temps, cette rencontre heureuse avec la psychiatrie permet de vérifier le fait que le droit n’est ni un énoncé qui décrit seulement la réalité sociale, ni l’expression d’une idéalité pure. Saisir des alliances et des conflits entre ce qui est prescrit et ce qui est reçu, telle est notre volonté. Voir le droit fonctionner, c’est alors comprendre comment une règle est respectée plutôt qu’obéie, comme elle devient autre chose qu’un commandement extérieur à son lieu d’application.

Nous nous demandons donc si le droit est un moyen de connaissance, attendu que la folie constitue à la fois le point d’achoppement traditionnel de toute enquête sur le droit et en même temps un point à partir duquel il peut être interrogé. Deux aspects ne peuvent être ici séparés : la pathologie mentale est un phénomène empirique aux manifestations sociales ; elle est objet intellectuel de connaissance. Pour nous, si la culture psychiatrique publique est autant pétrie d’une demande de juridicité, c’est parce qu’elle a élaboré une épistémologie questionnant le rapport entre le social et le politique. Il y a une manière d’aborder la psychiatrie qui consiste en l’histoire de la pharmacopée ; mais inscrire la psychiatrie dans une histoire des sciences n’est pas notre objectif. Ce nous intéresse, c’est sa place dans la société. Pour nous, d’autres trouvailles que les médicaments ont été déterminantes dans l’évolution de la psychiatrie depuis le milieu du XXème siècle. D’autres facteurs plus décisifs signalent en effet la singularité d’une culture qui structure la place de l’équipe psychiatrique dans son rapport politique et juridique à l’état social. Le problème actuel, tel que les praticiens l’énoncent eux-même, n’est toujours pas une question de pharmacopée mais de compréhension publique de la maladie mentale, d’identité publique des praticiens.

Ce qui nous a alertée, c’est le tiraillement de psychiatres appartenant au monde public face à qui leur est proposé actuellement pour encadrer leur pratique. Il faut donc interroger la folie comme problème culturel à partir d’une double question : en quoi le modèle actuel d’action publique met-il à l’épreuve l’exigence culturelle de juridicité formulée par la psychiatrie publique depuis l’après-guerre ? En quoi cette exigence culturelle nous renseigne-t-elle sur les qualités de l’édifice juridico-politique actuel ?

Nous verrons qu’en dépit d’écarts générationnels, il y a bien une culture commune. Cette éthique professionnelle, nous allons en faire l’histoire en intégrant ses exigences juridico-politiques à un savoir psychiatrique dont les ressources théoriques sont nombreuses. L’actualité de son expression, nous la présenterons à travers les aspects de mutation identitaire d’une partie de la profession.

La psychiatrie publique s’adresse au politique, en émettant des jugements, en formulant une demande d’action publique. Puisqu’elle veut s’insérer dans un espace public où elle puisse conserver les intentions de son savoir, c’est bien vers une interrogation de science politique, au sens classique, qu’elle nous emmène. Nous montrerons donc comment la construction de l’espace publique de la psychiatrie prend son sens par rapport à la manière dont le politique s’y inscrit. Il faudra dès lors renoncer à une classification a priori des limites de la médecine et de la maladie mentale, d’où l’intérêt de confronter les conceptions de psychiatres de service public, à travers leurs représentations syndicales ou leurs paroles ordinaires, à l’ensemble juridique qui leur est proposé pour encadrer leur action. Autour de mots comme "la santé mentale", "la souffrance psychique" ou "la maladie mentale", les discussions foisonnent, prenant tantôt l’allure d’une recherche de l’origine de ces réalités, parfois celle d’une définition de ces mêmes notions. Bien sûr, ce débat s’inscrit dans un contexte conflictuel : on a là un exemple particulièrement frappant de "productivité sociale des controverses", selon l’expression de Pierre Lascoumes1.

En outre, c’est bien parce que la détermination d’une frontière entre le public et le privé2 s’intègre à ce débat que la question au fondement de notre étude est essentiellement politique : nous interrogeons ainsi les manières de penser et de contrôler l’articulation entre l’individuel et le collectif, et plus spécifiquement entre la souffrance psychique d’un individu et la collectivité dans laquelle elle s’exprime. La psychiatrie est demanderesse d’un droit qui est forcément issu d’une instance politique, traversée par des valeurs. Notre objet, c’est donc le rapport entre le droit et la psychiatrie ; notre problématique, c’est la façon dont il permet d’interroger un modèle d’action publique.

La psychiatrie a été largement travaillée. Différentes hypothèses ont été élaborées pour l'étudier. On a pu ainsi l’analyser comme pouvoir, chez un Michel Foucault ou un Robert Castel, ou comme exercice quotidien signifiant chez un Albert Ogien3. Il y a selon nous un intérêt à croiser les méthodes respectives de ces auteurs en recourant d’une part à l’étude des textes officiels (de la profession, du droit et du politique) et d’autre part à l’examen de la pratique psychiatrique publique et du sens qui y est élaboré par ses acteurs.

La psychiatrie a aussi été examinée comme un savoir autonome, ce qui pose la question de la manière dont les praticiens intègrent des valeurs. Il faut donc étudier l’exercice de la psychiatrie d’une part comme effectuant un rapport entre d’une part un corps de connaissances et d’autre part, la société, ce qui revient à débusquer une problématique du savoir institutionnalisé4. Lorsque ce rapport se stabilise, il y a naturalisation des représentations "que tout groupe tend à produire en vue de se légitimer"5. L’identité psychiatrique est bien un produit de l’histoire, qui comme tel pose un problème au présent. La question de la filiation identitaire retiendra donc toute notre attention.

Nous devons nous garder d’une erreur : la psychiatrie comme profession n’est peut-être pas aussi unitaire qu’on pourrait le penser. Par delà la psychiatrie, il y a des psychiatres, d’où l’intérêt d’écouter leur propos, d’entendre leurs pratiques. Nous prendrons donc en compte leur parole en tant que donnée brute, c’est-à-dire, non comme une activité quasi-théorique, mais au contraire comme "une condition constitutive de l’action sociale"6. Faisant nôtre l’optique wébérienne, nous considérons le raisonnement praticien, non comme facteur déterminant mécaniquement l’action, mais en tant qu’il est "produit dans l’action sociale par des acteurs qui doivent, en utilisant des règles et des préceptes pratiques, fixer les limites dans lesquels ils interviennent et affecter un contenu explicatif spécifique aux catégories descriptives définissant habituellement ces contextes"7. Nous pensons que cela permet de surmonter l’opposition qu’il pourrait y avoir une conception selon laquelle l’acteur entièrement maître des significations dirigeant son action et une perspective le maintenant dans l’ignorance de ses déterminations. Pour dépasser cette opposition, il faut relier les discours psychiatriques aux lieux où ils prennent corps : à des statuts, à des emplacements institutionnels et des situations8. Cette opération trace des lignes contrariant largement l’unité professionnelle telle qu’elle serait postulée par une identité de métier. Nous verrons ainsi que les membres d’une profession au sens d’une "catégorie socio-professionnelle" ont des conceptions différentes de "ce qui constitue le centre de leur vie professionnelle"9. On découvrira comment l’unité identitaire ne se trouve pas dans un métier résultant d’une formation commune, mais dans un segment professionnel défini spécifiquement en fonction des catégories mobilisées par les professionnels pour se définir (public/privé, universitaire/non universitaire, médecine/sciences humaines…)10. Ces lignes de partage qui se superposent et définissent un rapport constituant à la fois le produit et la condition d’une identité font apparaître une culture commune propre à la psychiatrie de secteur.

L’examen de ces frontières entre d’ailleurs en résonance avec les travaux de Lise Demailly sur «la restructuration des rapports de travail dans les métiers relationnels", qui explorent la façon dont, dans leur dimension collective, se jouent à propos et autour des références professionnelles des luttes de classement symboliques et des luttes politiques11. Lise Demailly intègre en effet à ses analyses l’examen des crispations identitaires12 pouvant se structurer même autour de professions synthétiques fortes, pouvant regrouper divers métiers.13. Dans notre thèse, le travail sur l’articulation entre une sociologie de la psychiatrie comme métier relationnel et une sociologie de ses enjeux politiques constitue effectivement un essai de compréhension de la complexité identitaire professionnelle.

Notes
1.

Contre une conception faisant des controverses un signe de rapport sociaux "sourds à toute raison" et "un symptôme d’enjeux particularistes inavouables", Pierre Lascoumes considère la situation de controverse productive "dans la mesure où elle rend tangible la co-existence de caDres de connaissance différents permettant de penser et de traiter les situations d’incertitudes scientifiques, mais aussi sociales. Le sociologue pourra ainsi inventorier les dimensions d’un enjeu spécifique, la multiplicité des systèmes d’interprétation, la production de nouvelles identités, les ambiguïtés dispositifs de consultation des acteurs dits concernés par une politique publique, etc. Pierre Lascoumes, "La productivité sociale des controverses", Intervention au séminaire "Penser les sciences, les techniques et l’expertise aujourd’hui", CNRS, Groupe d’analyse des politiques publiques, Ens-Cachan, 25 janvier 2001, www.ehess.fr/centres/koyre/textes/lascoumes.htm , pp. 1-15.

2.

Didier Fassin reprend la définition de Marc Swartz, Victor Turner et Arthur Tuden selon laquelle l’étude du politique est "l’étude des processus impliqués dans la détermination et la mise en œuvre de buts publics, dans l’obtention et l’utilisation du pouvoir par les membres du groupe concerné par ces buts" (Marc Swartz, Victor Turner et Arthur Tuden, Political anthropology, Chicago, Aldine Publishing Company, 1966, p. 4). La frontière entre privé et public constituerait donc l’essence du politique, en référence est faite à Julien Freund (L’essence du politique,1965). Didier Fassin, L’espace politique de la santé , Essai de généalogie, Paris, PUF, Sociologies d’aujourd’hui,1996, op. cit., p. 22.

3.

En la matière, Albert Ogien oppose la notion de positivité de la pratique, analysée grâce à l’observation de l’intervention psychiatrique et du sens attribué par ses acteurs, et la finalité transcendante qui, traduite en série de normes et de valeur, détermine le sens ultime de l’action qu’elle qualifie. Cette position fonde sa critique des recherches d’un Michel Foucault, ou d’un Robert Castel, qu’Albert Ogien taxe d’"analyses de la pratique psychiatrique conçues comme négativité" parce qu’elles n’autoriseraient pas à établir de corrélation entre les descriptions officielles et représentations publiques (saisies au niveau professionnel, juridique ou politique), et l’activité pratique telle qu’elle se déroule dans son exercice quotidien. Albert Ogien considère notamment que l’analyse des textes officiels est une recherche "qui se referme sur elle-même" (Albert Ogien, Le raisonnement psychiatrique, Librairie des Méridiens Klincksieck, Collection Réponses sociologiques, Paris, 1989, op. cit., p. 20).

4.

Nous nous trouvons ici dans une problématique Durkheimienne de l’institution,

5.

Pierre Bourdieu, Langage et pouvoir symbolique, Editions Fayard, Points Seuil, 2001, p. 318. Cette édition publiée par Polity Press sous le titre Langage and Symbolic Power en 1991 et comportant les textes initialement publiés en français sous le titre Ce que parler veut dire par la Librairie Arthème Fayard en 1982, a été revue et augmentée par l’auteur.

6.

Albert Ogien, Le raisonnement psychiatrique, op. cit., p. 263.

7.

Albert Ogien, Ibid, p. 268.

8.

Michel Foucault, L’archéologie du savoir, Paris, Gallimard, Bibliothèque des sciences humaines, 1969, p. 74.

9.

Anselm Strauss notait d’ailleurs à ce sujet que la psychiatrie offrait un exemple frappant de la diversité de l’acte professionnel caractéristique (Anselm Strauss, La trame de la négociation, Textes réunis et présentés par Isabelle Baszanger, L’Harmattan, Logiques sociales, Paris, 1992, p. 73).

10.

Anselm Strauss, Ibid, p. 73.

11.

Lise Demailly inscrit ses recherches sur les enseignants dans une rupture relative avec les travaux de Dubar et Sainsaulieu sur les identités au travail au motif qu’ils ont surtout "exploré les identités sous l’aspect de dynamique individuelle. Considérant que le cadre interprétatif qui structure les débats et les conflits par une opposition entre référence professionnelle et référence organisationnelle dans les identités au travail tend à s’installer, l’auteur définit son article comme un "plaidoyer pour une plus grande articulation de la sociologie du travail et de la sociologie politique". Ainsi, il ne s’agit plus pour Lise Demailly d’opposer identité de métier et identité d’entreprise mais d’en saisir les liens dynamiques et politiques.Ceci permet de découvrir une pluralité voire une conflictualité des formes de référence à la profession, une diversité des formes de référence à l’organisation. Ces modèles de référence, qui incluent des lectures diverses de la place légitime des organisations dans l’espace social, du sens et des objectifs politiques des conduites professionnelles, peuvent être étudiés au regard des efforts idéologiques et symboliques de certains groupes dirigeants pour modifier conjointement les modèles professionnels, la régulation des organisations, la gestion des ressources humaines et l’orientation des politiques publiques. L’identification à l’organisation se réfère à un espace territorialisé de coopération interprofessionnelle structuré par un projet et des règles communes ; l’identification à une profession est ce qui se joue par rapport à un groupe d’appartenance et de référence qui franchit les frontières des lieux de travail pour réunir ceux qui ont des pratiques de travail similaire. D’après Lise Demailly, l’opposition de ces deux supports normatifs est un des axes privilégiés des discours managériaux modernistes de l’entreprise privée ou de la haute administration publique (Lise Demailly, "La restructuration des rapports de travail dans les métiers relationnels", Travail et emploi, n°76, 1998, pp. 3-4).

12.

Dans le domaine de l’éducation, la défense identitaire est moins liée à une destabilisation rapide des technologies qu’au déclin des mythes mobilisateurs collectifs. Les traits de la défense identitaire sont ceux du modèle de la professionalité artisanale (isolement dans le travail vécu de manière positive comme une forme de liberté, goût du travail bien fait, polyvalence assurant la maîtrise des processus, importance des savoirs techniques dans la définition du métier) mais aussi selon le modèle "profession libérale", ou établie ou "profession à statut" (Lise Demailly, "La restructuration des rapports de travail dans les métiers relationnels", op. cit., p. 6.

13.

Saisir la "complexité réelle des références à la profession et à l’organisation", c’est alors convenir du fait que les identifications en référence à la profession ont un caractère fictionnel, composite, stratégique puisque d’une part il peut exister une rhétorique construite politiquement et symboliquement autour d’un ethos commun en dépit des divergences de pratiques professionnelles et par référence à une famille d’activité large, à un corps professionnel, à un grade ou à une discipline, et parce que d’autre part les références à l’organisation et à la profession ne sont pas exclusives l’une de l’autre. Pour l’Education Nationale par exemple, la référence est-elle "le ministère, l’académie, ou le lycée ?" se demande Lise Demailly (Ibid, p. 7 et p. 9).