Une enquête sur l’idée de juridicité

Interroger le droit à partir de cette culture, que l’on nomme presque à tort "professionnelle", nous invite d’emblée à nuancer certaines visions du droit. Ce dernier est parfois décrit comme un ensemble de normes légales contraignantes. L’originalité de notre point de départ nous obligera à envisager certes la contrainte externe du droit mais également sa contrainte interne, c’est-à-dire sa légitimité14. En outre, la question d’un droit à l’épreuve d’une culture professionnelle bouleverse l’hypothèse d’un droit conçu comme pur reflet de l’état de la société. En effet, étudier le rapport du droit à sa pratique interroge sa force productrice : montrer le lien entre d’une part une contrainte d'ordre juridico-politique appliquée à l'organisation pratique du soin psychique et d’autre part le champ clinique lui-même exige de découvrir des effets qui ne sont pas prévus de manière précise dans les textes juridiques.

Plusieurs études ont été menées sur fond d’opposition systématique entre le droit et la pratique. Cette hypothèse n’est pas productrice car le droit libère toujours un espace laissant certes possible le développement d’une pratique différente mais qui se constituera toujours en fonction de cet espace plutôt que d’un autre. Le droit n’a pas à être séparé de sa pratique. Autrement, on risquerait de penser qu’il y a d’un côté, un droit comme "illusion" ou pure rhétorique, et de l’autre, des pratiques comme "réalité"15. Il faut donc voir que le droit ne s’identifie peut-être pas aux "normes" au sens des valeurs, mais plutôt les règles par lesquelles ces normes circulent. Puisque aucune règle en elle-même, prise isolément, ne constitue une norme, l’aspect normatif serait donc une dimension de la règle, en tant qu’elle s’insère dans un ensemble de règles. Peut-être est-ce là où se situe la véritable juridicité, dans la discrétion et l’implicite du droit, dans l’idéalité politique qui relie les règles entre elles. Notre enquête sur le droit est donc l’occasion d’éprouver la définition durkheimienne du droit, qui le définit comme la représentation idéelle et normative du social16.

Notre démarche s’accorde aussi avec ce que proposent Jacques Commaille et Jean-François Perrin en vue de trancher sur la quête d’identité de la sociologie juridique entre une démarche visant "à saisir le droit tel qu’il est vécu concrètement" et "une analyse de l’application pratique d’une loi en vue d’une réflexion théorisée sur les concepts juridiques"17. Plusieurs précautions méthodologiques imposent alors d’identifier les productions dogmatiques dont les logiques interagissent avec des logiques sociales à trois niveaux : le processus de création de la norme légale, la coexistence de normes juridiques différentes, le rapport du droit à d’autres logiques normatives18. L’esprit sociologique des lois peut dès lors être appréhendé par l’étude des acteurs participant à la production des normes touchant la psychiatrie publique, des enjeux mis à jour dans les débats et de la forme des normes. S’agissant de l’aval de la loi, l’étude des résistances professionnelles à un droit nouveau est l’occasion de vérifier l’intégration des règles dans le champ des pratiques sociales ou d’analyser le fonctionnement des instances de contrôle mises en place par la loi.

Enfin, puisque c’est à une définition politique du droit que la psychiatrie publique en appelle, nous devons considérer le juridique comme un instrument dont se saisissent les gouvernements pour "matérialiser et opérationaliser l’action gouvernementale", instrument qui se décline comme le dit Pierre Lascoumes dans ses aspects législatif et réglementaire, économique et fiscal, conventionnel et incitatif, informatif et communicationnel19. Au-delà des instruments d’un gouvernement à proprement parler, nous nous proposons donc d’étudier le cadre normatif élargi de la psychiatrie publique, le but d’une telle démarche étant de saisir l’évolution de "l’organisation théorique de la maladie mentale" au sens où Foucault la relie à "tout un système de pratiques : organisation du réseau médical, système de détection et de prophylaxie, forme de l’assistance, distribution des soins, critères de guérison, définition de l’incapacité civile du malade et de son irresponsabilité pénale : bref tout un ensemble qui définit dans une culture donnée la vie concrète du fou"20.

Notes
14.

Pour Durkheim, il faut "relier l’idée de droit à la conscience des sociétés d’où elles tirent ses racines, bien plus qu’à la contrainte externe et artificielle étatique" Émile Durkheim, "L'origine de l'idée de droit.", Extrait de la Revue philosophique, 1893, 35, pp. 290 à 296, Edition électronique réalisée par Jean-Marie Tremblay, Professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi, p. 6. www.ucaq.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/

15.

Nous faisons allusion à l’ouvrage de Dominique Memmi Faire vivre et laisser mourir, qui, au-delà d’une analyse fort enrichissante sur les pratiques liées à la naissance et à la mort, oppose dans deux premières parties un édifice juridico-politique marqué par un recul de la punition et des "ruses de la pratiques" désignant l’intériorisation par les individus d’une conformité biographique dépénalisée. Dans une dernière partie intitulée "Les ferments sociaux du dispositif", Dominique Memmi indique que l’édifice juridico-politique constitue une réponse à l’apparition de la figure de l’auto-soignant au XXème siècle, elle-même corrélée au processus de rationalisation décrit par Norbert Elias dans La société de cour. Cette construction n’élucide à notre sens que partiellement le rapport de la norme à la pratique car c’est bien un droit non coercitif qui ouvre un espace de possibilité à une parole du patient, auto-contrainte par l’exigence d’une conformité biographique. Dominique Memmi, Faire vivre et laisser mourir . Le gouvernement contemporain de la naissance et de la mort, Paris, Editions La Découverte, Textes à l’appui, Série "Politique et société", 2003.

16.

Durkheim écrit ainsi : "C'est pourquoi les lois qui le reproduisent, ont nécessairement une forme idéale ; car elles expriment les rapports des choses, non tels qu'ils sont, mais tels qu'ils doivent être. Elles ne sont pas inhérentes aux choses, comme les autres lois de la nature, ou plutôt elles ne sont pas les choses elles-mêmes considérées sous un aspect déterminé ; elles les dominent de haut, bien que leur autorité ne soit pas toujours ni nécessairement respectée" (Émile Durkheim, Montesquieu et Rousseau. Précurseurs de la sociologie, Note introductive de Georges Davy, Paris, Librairie Marcel Rivière et Cie, Les Classiques de la sociologie, 1966, pp. 25-113, Edition électronique, p. 45, www.ucaq.uquebec.ca/zone30/ Classiques des _sciences_sociales/ ).

17.

Jacques Commaille et Jean-François Perrin, "Le modèle de Janus de la sociologie du droit", Droit et société, n°1, LGDJ, 1985, p. 99.

18.

Ibid, pp. 100-102.

19.

Pierre Lascoumes, "Gouverner par les instruments, ou comment s’instrumentalise l’action publique ?", in La politisation, sous la direction de Jacques Lagroye, Belin, Socio-histoires, Paris, 2003, p. 388.

20.

Michel Foucault, Maladie mentale et psychologie (1954), Paris, PUF, Quadrige, 1997, p. 94.