Nos méthodes, nos moyens

Quelques points de repère théoriques

Il existe de nombreux travaux relativement récents intégrant un questionnement sur la psychiatrie. Nous n’en ferons pas une présentation exhaustive, d’autant que nous en avons déjà évoqué certains, mais nous en retiendrons ceux qui nous semblent les plus significatifs, en les classant par discipline puis par type d’objets.

En sociologie, on trouve des travaux sur les modes de coordination entre professionnels dans le champ de la prise en charge des troubles psychiques29, des études sur les représentations de la santé mentale30, sur les déterminants sociaux des problèmes de santé psychique31, sur les transformations de la place des usagers des services de santé mentale32 ou la formation des psychiatres33. Ces travaux nous ont été utiles. Quelques-uns d’entre eux seulement ont suscité un sentiment de proximité avec notre thèse. Partant, nous choisissons de parler de ceux qui sont devenus des références pour notre travail, tout en constatant qu’ils ne sont pas forcément consacrés à la psychiatrie. Ainsi, nous avons déjà expliqué en quoi notre démarche s’accorde avec les recherches menées par Lise Demailly à partir d’un questionnement sur le corps enseignant. Nous avons également constaté une proximité entre notre étude et les réflexions d’Everett Hugues sur la profession médicale et d’Anselm Strauss sur les professions. Le travail d’Everett Hugues sur "les rôles" dans la division du travail34 entre ainsi particulièrement en résonance avec nos analyses. A Anselm Strauss, qui revendique la filiation avec Everett Hugues, nous devons notamment la notion de "segment professionnel"35, qui permet de penser le caractère fragmenté d’une profession, ainsi que l’idée de mutation identitaire d’un groupe professionnel36. Toutefois, de telles ressources ne constituent nullement l’abandon des propositions durkheimiennes visant à explorer le ciment identitaire des groupes professionnels, comme nous l’avons déjà indiqué.

Dans le champ de la sociologie dite juridique, de nombreux articles ont joué pour nous le rôle de garde-fous méthodologiques. Nous pensons précisément ici à la typologie des effets d’une règle de droit de François Rangeon37, à la volonté d’Olivier Paye d’étudier au plan symbolique la représentation syndicale, partisane ou parlementaire38 ou aux propositions de Pierre Lascoumes et de Jean-Pierre Le Bourhis de ne pas réduire le droit à un "système binaire de légalité et d’illégalité", et d’étudier plus généralement le caractère effectif du droit en tenant compte des ressources propres de ses destinataires39. En outre, nous l’avons dit, pour nous le droit n’est pas le pur reflet d’un état social. Il peut cependant être appréhendé comme "un excellent révélateur de l’état des représentations d’un problème à un moment donné et du mode de traitement qu’on choisit de lui appliquer"40 : le droit est ainsi un bon indicateur d’une orientation politique.

En anthropologie, l’intérêt des recherches actuelles se porte sur l’invention de catégories de la santé mentale41 et nous partageons avec elles un certain type d’exigence. En effet, l’interrogation anthropologique pose d’emblée que la définition de la santé ou de la maladie ne va pas de soi : notamment, l’exigence d’un double regard sur la santé publique comme "phénomène culturel" et comme "opérateur de transformations culturelles" doit pouvoir révéler le caractère illusoire de la neutralité axiologique des demandes portées par des discours de santé publique42. Didier Fassin et Jean-Pierre Dozon nous enjoignent ainsi tout particulièrement à examiner à travers ses pratiques discursives, une santé publique "qui annonce toujours plus qu’elle n’agit"43. Nous tentons de faire nôtre ce conseil en effectuant une lecture politique de tout ce qui se présente comme consensuel. En science politique, peu de chercheurs s’interrogent sur la politique de santé mentale44. Une thèse récente intitulée Souffrance psychique et action publique. L’institutionnalisation de la norme ‘santé mentale’ dans le dispositif psychiatrique girondin45 a retenu tout particulièrement notre attention.

Si sur certains points de l’analyse entreprise son auteur, par exemple sur l’illusion démocratique d’un certain nombre de procédures de décision en matière psychiatrique, nous rejoignons ses conclusions, il semble que notre recherche demeure radicalement différente. En effet, Sandra Philippe propose une lecture institutionnelle d’une norme qu’elle nomme "santé mentale" correspondant à un décentrement des prises en charge psychiatriques de la psychose vers la souffrance psychique : il s’agit de saisir les manifestations organisationnelles et les prestations de service correspondant à un degré d’intériorisation de la norme "santé mentale". Notre optique semble fondamentalement distincte d’une telle perspective, et ce pour deux raisons essentielles. Tout d’abord, notre problématique procède d’une démarche socio-historique car nous pensons que comprendre des représentations et des pratiques nécessite une lecture diachronique : comment dès lors, adopter "une démarche explicative du changement" tout en refusant de se focaliser "sur la diachronie de la conception d’un modèle de croyance"46? Ensuite, prendre pour point de départ la définition officielle de la santé mentale comporte d’après nous des risques : ainsi, il semble que cette perspective tend parfois non à saisir différentes conceptions (de la santé mentale, du secteur psychiatrique, de la profession psychiatrique) émanant de champs différents (politique, social, psychiatrique) mais à faire sienne des catégories officielles devant justement constituer l’objet d’une recherche. On comprend dès lors pourquoi l’auteur de la thèse en question propose des définitions a priori du secteur ou de la profession psychiatrique débouchant sur une vision relativement unitaire de chacune d’entre elles. Pour notre part, nous avons choisi de ne pas réduire le secteur à une définition territoriale, ni la profession psychiatrique à une catégorie socio-professionnelle, car nous voulons d’abord les saisir comme des faits de culture.

Il nous faut désormais évoquer notre malaise quant à un certain nombre d’écrits au statut ambigu47. En effet, les ouvrages ou articles qui servent une vision extrêmement engagée plutôt qu’une analyse socio-politique sont pléthoriques. Ils correspondent le plus souvent à des travaux de personnes désignées comme experts, émanant d’élus48 ou de praticiens chargés de mission par les Ministères49. Nous avons bien évidemment porté ce genre d’écrits au rang de matériau pour l’analyse. Nous avons fait de même avec les écrits de psychiatres, tout en prenant soin de porter une attention spécifique au statut de leur discours. Deux types de précautions visant à sociologiser les points de vue ont été envisagés. Premièrement, il existe de nombreux psychiatres qui cumulent une "double casquette" : ils sont philosophes, anthropologues ou psychanalystes ; le statut de leur discours est donc variable. Un travail minutieux visant à établir le registre de la parole exprimée a été nécessaire, parfois à l’intérieur d’un même écrit ou en fonction du type de support : revue syndicale, pétition, revue psychiatrique spécialisée, rapport de mission, acte de colloque, manuel, essai, traité clinique, autobiographie, procès verbal de réunions ministérielles, etc. Les manuels de droit ont subi le même sort, ainsi que plusieurs articles de doctrine : nous recherchions alors soit des indications objectives sur des jurisprudences ou des dispositions juridiques, soit une vision "émanant du monde juridique".

Tous les travaux que nous avons cités sont importants. Notre originalité à l’intérieur de cet ensemble de recherches pourrait s’énoncer ainsi : notre volonté de questionner le rapport entre savoir, droit et culture exige de relier une sociologie des groupes professionnels, une sociologie politique et une sociologie juridique. La réception dans les pratiques psychiatriques d’un nouveau modèle juridico-politique doit nous aider à qualifier ce modèle ; l’exigence faite au droit par les psychiatres du monde public doit nous renseigner sur les traits d’une culture professionnelle spécifique ; l’étude d’une culture professionnelle doit nous indiquer un rapport singulier au savoir qu’elle mobilise.

Notes
29.

Nous pensons au travail de Lise Demailly, CLERSE-IFRESI-CNRS Lille et CCOMS, "Les modes de coordination entre professionnels dans le champ de la prise en charge des troubles psychiques" (Projet de recherche MiRe /DREES 2002) et à celui de Nicolas Henckes (CERMES), "Innovations organisationnelles et impératifs gestionnaires dans la sectorisation psychiatrique : l’organisation sociale de la psychiatrie dans un département français" ((Projet de recherche MiRe /DREES 2002).

30.

Claudie Haxaire (Centre de Recherche Psychotropes, Santé Mentale, Société) effectue par exemple une recherche sur les "représentations de la santé mentale et de la souffrance psychique par les médecins généralistes et leurs patients", (Projet de recherche MiRe/DREES- 2002)

31.

Alain Erhenberg (CESAMES), La fatigue d’être soi. Dépression et société, Paris, Odile Jacob, Collection Poche, 2000. On pense ici également ici à l’ouvrage dirigé par Michel Joubert (CESAMES), Santé mentale. Ville et violences, Ramonville Saint-Agne, Erès, Observatoire des Banlieues, de la ville et de l’innovation économique et sociale, 2003.

32.

Nicolas Dodier (CERMES), "Les transformations de la place des usagers de santé mentale", Projet MiRe-DREES-2002.

33.

Patrice Pinell, "Analyse sociologique de la formation des psychiatres en France, (1968-2000)", Cahiers de recherche de la MiRe, La Documentation Française, n°15, avril 2003.

34.

Everett Hughes, Le regard sociologique, Essais choisis, Textes rassemblés et présentés par Jean-Michel Chapoulie, Editions de l’EHESS, Collection "Recherches d’histoire et de sciences sociales", 1996.

35.

En effet, Anselm Strauss considère les professions comme "formant un amalgame flou de segments en cours d’évolution". D’après lui, l’émergence de segments acquière un sens nouveau quand on les considère comme des mouvements sociaux à l’intérieur d’une profession. Opter pour une telle perspective implique dès lors d’étudier plusieurs aspects : la situation de travail et le contexte institutionnel, le déroulement des carrières, la formation, le recrutement, les images publiques, les relations avec d’autres professions, les phénomènes de leadership (Anselm Strauss, "La dynamique des professions", in La trame de la négociation, op. cit., pp. 85-86). La reconstruction de l’identité psychiatrique de secteur que nous avons opérée aborde quasiment toutes ces dimensions.

36.

Anselm Strauss écrit ainsi : "les segments ne sont pas des parties absolument stables, définies pour l’éternité, du corps professionnel… Chaque génération entreprend de déchiffrer à nouveau sa raison d’être et son avenir" (Anselm Strauss, "La dynamique des professions", in La trame de la négociation, op. cit., p. 82).

37.

Nous avons retenu tout particulièrement deux précautions : distinguer entre la causalité et la succession entre une règle et un comportement, se départir du préjugé consistant à associer un grand effet à une grande loi et un petit effet à une règle apparemment anodine. D’après François Rangeon, l’effectivité concerne l’ensemble des valeurs juridiques qui débordent largement les seules valeurs économiques et sociales. Il identifie plusieurs facteurs à étudier pour apprécier et expliquer l’effectivité ou l’ineffectivité d’une règle de droit : la nature impérative, incitative ou interprétative de la règle, sa clareté, sa dimension contraignante, la participation de ses destinataires à son élaboration, les pratiques administratives d’application de la règle, le degré de formalisme, la mauvaise communication au sein des services ou entre services, la modification fréquente de la réglementation, le mauvais contrôle de l’application des textes, etc. (François Rangeon, "Réflexion sur l’effectivité du Droit", Les usages sociaux du Droit, CURAPP, PUF, 1989, p. 138).

38.

Olivier Paye, "Approche socio-politique de la production législative : le Droit comme indicateur de processus de décision et de représentation politique", in La juridicisation du politique, sous la direction de Jacques Commaille, Laurence Dumoulin et Cécile Robert, LGDJ, Collection "Droit et société- Recherches et travaux", 2000, p. 235.

39.

Pierre Lascoumes et Jean-Pierre Le Bourhis pensent en particulier à la compétence technique, la compétence bureaucratique, le pouvoir financier ou les attributs symboliques des acteurs, qui définissent une part du jeu entre la régle et sa pratique (Lascoumes et J-P. Le Bourhis, "Des passe-Droits aux passes du Droit. La mise en œuvre socio-juridique de l’action publique", Droit et société, n° 32, 1996, pp. 63-70).

40.

Pierre Lascoumes, L’éco-pouvoir, environnement et politiques, Paris, La Découverte, 1994, p. 112.

41.

Didier Fassin et Richard Rechtman se sont plus particulièrement intéressés à la notion de "traumatisme psychique". Voir Richard Rechtman, "Etre victime : généalogie d’une condition clinique", n°67, 2002, pp. 786-793 ; D. fassin, R. Rechtman, E. D’Halluin, S. Latté, Traumatisme, victimologie et psychiatrie humanitaire. Nouvelles figures et nouvelles pratiques en santé mentale, Recherche MiRe/DREES, Paris, 2002 ;

42.

Didier Fassin et Jean-Pierre Dozon(dir), Critique de la santé publique. Une approche anthropologique, Paris, Balland, Collection "Voix et Regards", 2001, p. 19.

43.

Didier Fassin, "Au cœur de la cité salubre. La santé publique entre les mots et les choses", Critique de la santé publique. Une approche anthropologique, op. cit., p. 62.

44.

Sylvie Biarez (CERAT) s’intéresse plus particulièrement à son inachèvement. Elle pointe tout particulièrement les risques que constituent pour la démocratie sanitaire les contraintes gestionnaires et la désinstitutionnalisation. La recherche exploratoire menée par Sylvie Biarez pose parfois des questions proches de celles que nous posons dans notre travail de thèse. Cependant, cette recherche n’a pu, précise Sylvie Biarez, s’appuyer sur un travail de terrain, ni rendre compte des pratiques et débats des cliniciens, ce qui nous semble regrettable. Nous attendons donc avec impatience la diffusion des conclusions d’une étude en cours. Sylvie Biarez, "Quelle politique pour la santé mentale ?», mars 2002, Rapport MiRe/DREES, Cahiers de recherche de la MiRe, La Documentation Française, n°15, avril 2003, pp. 34-37.

45.

Sandra Philippe, Souffrance psychique et action publique. L’institutionnalisation de la norme ‘santé mentale’ dans le dispositif psychiatrique girondin, Thèse de doctorat en science politique, sous la direction de Claude Sorbets, Université Montesquieu, Bordeaux IV, novembre 2002.

46.

Sandra Philippe, Souffrance psychique et action publique. L’institutionnalisation de la norme ‘santé mentale’ dans le dispositif psychiatrique girondin, op. cit., p. 32 et 45.

47.

Nous pensons par exemple à un article de Marcel Jaeger, sociologue, dans lequel il affirme ceci à propos de l’articulation du sanitaire, du médico-social et du social : "il importe d’aider à la construction d’un langage commun et à la mise en synergie des savoirs […] cela suppose de repenser les formations, à la fois en terme d’adaptation à l’emploi et en opérant une projection sur les besoins à venir" (Marcel Jaeger, "L’articulation du sanitaire, du médico-social et du social", in Raymond Lepoutre et Jean de Kervasdoué (dir), La santé mentale des français, Odile Jacob, Paris, 2002, pp. 341-343). A l’inverse, on trouve parfois des réflexions qui relèvent d’une interrogation plus sociologique que praticienne, chez les praticiens eux-mêmes. A titre d’exemple, citons François Cloutier, psychiatre : "Aucune définition de la santé mentale ne peut être satisfaisante. Cela tient à la notion même d’un concept qui implique nécessairement un jugement de valeur. La santé mentale n’a de sens qu’à l’intérieur d’un système socio-culturel qui prévaut dans un milieu donné.» (François Cloutier, "Des définitions nombreuses, mais jamais satisfaisantes", Problèmes politiques et sociaux, Dossier "Santé mentale et société", La documentation française, Dossier réalisé par Anne M. Lovell, avril 2004, n°899, p. 16.

48.

Evoquons pour l’exemple le Rapport de Monsieur Charzat, député, intitulé "Pour mieux identifier les difficultés des personnes en situation de handicap – du fait de troubles psychiques – et les moyens d’améliorer leur vie et celle de leurs proches", mars 2002.

49.

On pense ici au Rapport Demay "Une voix française pour une psychiatrie différente" (1982), au Rapport Zambrowski "Moderniser et diversifier les modes de prise en charge de la psychiatrie française" (1986), à celui de Gérard Massé "La psychiatrie ouverte, une dynamique nouvelle en santé mentale" (1992), etc.