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Notre recherche utilise de nombreuses ressources. Il nous est difficile de les placer par ordre d’importance parce que plusieurs d’entre elles présentent un intérêt que nous considérons comme équivalent. L’analyse synchronique s’appuie sur des entretiens semi-directifs, l’actualité syndicale55, des revues psychiatriques (Psychiatrie française, Perspectives Psychiatrique, Pratiques en santé mentale…), des articles de presse, des essais psychiatriques, des discours politiques, des textes de droit, des données fournies par la Direction Départementale de l’Action Sanitaire et sociale.

Au total, nous avons mené cinquante-trois entretiens, dont une moitié s’est déroulée auprès d’acteurs travaillant en institution psychiatrique (psychiatres, infirmiers, psychologues, assistantes sociales, cadres de santé), et une moitié auprès d’autres acteurs relevant de champs variés (social, éducatif, répressif, politique, etc.). Tous les acteurs interrogés ont pour point commun d’exercer des métiers relationnels : ils reçoivent tous un public en première intention. Cette donnée répond à une condition autorisant toute comparaison. Enfin, la bipartition entre deux types d’entretiens se justifie par le fait qu’en pratique, il y a interaction entre le monde psychiatrique et d’autres acteurs, qu’elle soit imposée ou spontanée. L’identification des acteurs pertinents s’est construite progressivement de sorte que la chronologie des rencontres signifie plus une évolution de nos hypothèses que l’application programmée d’une liste établie a priori.

Les entretiens n’ont pas été enregistrés ; nous devons expliquer un tel choix. Tout d’abord, la faible disponibilité du personnel soignant et partant l’impossibilité a priori d’obtenir des entrevues dépassant une durée d’une heure est de nature à entraver l’oubli progressif de l’enregistrement. Ensuite, la signification fréquente par nos interlocuteurs des tout premiers entretiens "que ce n’est pas la peine de noter" alors qu’ils nous livraient ensuite des sentiments essentiels à la compréhension de leur culture56, a conforté notre décision de prendre des notes manuscrites basées sur un système d’abréviation visant la plus grande rapidité. Enfin, lorsqu’il s’est agi de nous entretenir avec des professionnels relevant de champs différents dans le cadre d’une exploration du niveau de partenariat qui pouvait les unir, la plupart de nos interlocuteurs ont exigé de nous la plus grande discrétion quant au "jugement de compétence" qu’ils portaient sur d’autres acteurs de la ville. Nous supposons qu’un enregistrement aurait amputé l’expression de ce jugement.

Deux grilles d’entretiens ont été constituées (l’une s’adressant au monde psychiatrique, l’autre à ses interlocuteurs), dont certaines questions sont identiques. Globalement, trois types d’enseignements sont visés : une description de la pratique d’une activité, un jugement sur les contraintes et les possibilités typiquement perçues comme actuelles, une définition de sa propre identité (statut, rôle et fonction). Nous avons volontairement opté pour une grille de questionnement souple favorisant les digressions. En outre, nous avons souvent mémorisé des remarques livrées hors entretien, dans des contextes extrêmement variés (déjeuner avec l’équipe soignante, trajet en voiture avec le chef de service, salle d’attente, "pas de la porte"…). Enfin, quelques entretiens collectifs ont eu pour but de comprendre le fonctionnement de certains dispositifs57.

Une autre source déterminante réside dans les documents de travail et synthèses de réunions relativement récentes consultés au Bureau de la Santé mentale de la Direction Générale de la Santé. En réalité, l’avantage d’une telle documentation consiste dans le fait que les membres de ce bureau nous ont confié des dossiers "en instance de tri", avant leur envoi aux archives nationales de Fontainebleau, ce qui nous a permis d’avoir en mains des notes de services, des courriers internes ou des lettres qui seront probablement jetés avant le prochain versement aux archives nationales. Une telle circonstance a donc limité le caractère parfois statique des données archivistiques, le matériau d’autant plus vivant lorsqu’il n’a pas été modifié en vue d’un usage particulier58. L’utilisation de telles données a révélé l’artifice maintenant une dichotomie entre le passé et le présent. Pour notre analyse, le même type de sources est en effet utilisé sur de longues périodes. Ainsi, la consultation des archives de la Direction Générale de la santé porte sur des documents allant de 1945 à 2003.

Notre volonté initiale était de retrouver tous les actes de la Commission des Maladies Mentales, commission ayant longtemps joué le rôle d’intermédiaire entre les représentants de la psychiatrie et les ministères (de la Santé et de la Justice essentiellement). Comme plusieurs cartons d’archives sont interdits à la consultation en raison d’un fort taux d’amiante, nous avons tenté de reconstituer, pour les périodes non renseignées, le travail de la Commission des Maladies Mentales à partir de la reproduction de certains de ses procès verbaux dans la revue L’Information Psychiatrique, à l’époque où elle constituait encore un support de diffusion des actes du Syndicat des Médecins des Hôpitaux psychiatriques. Cependant, tous ces documents n’ont pas été la seule source de reconstitution des représentations passées.

Ainsi, nous avons une liste de références, mais également une liste de rencontres. Côtoyer des acteurs ayant concrètement participé à une histoire psychiatrique qui s’écrit aujourd’hui nous a permis d’éclaircir de nombreux points difficiles à comprendre sans un récit par et sur les hommes considérés comme les pionniers de l’évolution institutionnelle des soins psychiatriques. De nombreuses rencontres sont notamment le fruit d’un séminaire organisé par notre directeur de thèse et nous-mêmes59, dans le cadre d’une réflexion sur les cultures professionnelles en santé mentale. Outre la possibilité offerte par ce séminaire de travailler avec des psychiatres, il faut avouer qu’il a dans le même temps créé un espace pour travailler sur les psychiatres. En effet, les interactions entre les praticiens invités, confinant parfois à une véritable confrontation, ont souvent constitué des points de départ pour questionner autrement notre terrain, ou des éléments de confirmation des hypothèses formulées à partir d’autres lieux.

S’agissant des textes juridiques enfin, un travail minutieux d’analyse des débats parlementaires et des textes de loi régissant la psychiatrie publique s’est avéré nécessaire, qui serait resté incomplet voire biaisé si nous n’avions pas également examiné le niveau des règlements ou des consignes ministérielles d’interprétation de la loi.

Quant aux ouvrages de psychopathologie, ils ont été sélectionnés en fonction du rôle joué par leurs auteurs dans le processus de construction de la politique de secteur. Rappelons-le ici, nous ne voulions pas faire une histoire des idées déconnectée d’une histoire institutionnelle. C’est pour cette raison notamment que nous avons recherché les réflexions cliniques des membres de la Commission des Maladies Mentales.

Nous souhaitons, rappelons-le, mettre à l’épreuve d’une culture professionnelle psychiatrique un modèle juridico-politique. Les étapes de notre exposé vise donc à mettre en rapport la culture professionnelle du monde de la psychiatrie publique et les propositions juridico-politiques qui lui sont faites. Notre recherche et ses résultats seront exposés de la manière suivante. Dans un premier moment, nous montrerons la construction et la persistance de l’identité psychiatrique de secteur, telle qu’elle s’élabore depuis l’après-guerre et telle qu’elle se structure à partir d’une exigence institutionnelle de juridicité, avec comme élément central de cette culture, le souci de restituer au malade mental un droit et milieu commun. Dans un second temps, nous verrons comment est perçu et pratiqué le modèle juridico-politique actuel que nous appelons "contractuel", tel qu’il est proposé à la psychiatrie publique. Ce modèle s’incarne non seulement dans un droit et sa pratique, ainsi que dans un dispositif d’organisation et d’évaluation des pratiques, qui questionnent l’identité des psychiatres de secteur et la fonction sociale qu’ils exercent.

Notes
55.

Notamment grâce aux sites internet spécialement consacrés à l’actualité de la psychiatrie : www.psychiatrie.com (site du Syndicat des psychiatres des Hôpitaux et de la Société de l’Information psychiatrique), www.eg-psychiatrie.com (Site de la Fédération Française de Psychiatrie qui regroupe les associations scientifiques françaises de psychiatrie, huit syndicats de psychiatres, des associations d’infirmiers…),www.serpsy.org (Soin, Etude et Recherche en Psychiatrie), etc.

56.

Par exemple, le fait de nous livrer pour un professionnel les raisons d’une politique d’exclusion personnelle d’un collègue est utile à la compréhension des facteurs d’intégration à l’équipe soignante et partant, des valeurs communes récurrentes.

57.

Ce fut le cas notamment pour comprendre le fonctionnement de la cellule interface 9ème (Vaise).

58.

Précisons ici que la référence en note de bas de page "Archives DGS" indique que les documents étudiés se trouvent aux archives nationales de Fontainebleau ; la mention "Documents DGS" signifie qu’ils nous été livrés tels qu’ils étaient rangés dans les placards du Bureau de la santé mentale, au Ministère de l’Emploi et de la Solidarité.

59.

Séminaire de recherche sur les cultures professionnelles en santé mentale, MiRe/DREES, GREPH-IEP, Lyon, 2001-2002.