Livre I. la construction d’une culture psychiatrique de secteur : l’exigence institutionnelle de la juridicité

L’article 64 de l’ancien Code Pénal de 1810 d’après lequel "Il n’y a ni crime ni délit lorsque le prévenu était en état de démence au temps de l’action…", ainsi que son environnement procédural ont fondé la psychiatrie60. La loi du 30 juin 1838, en créant un lieu extérieur au social, lui a donné la charge d’organiser un espace qui a été le creuset d’expériences et de recherches théoriques sur la maladie mentale. Cet espace technique s’est progressivement modifié et au lendemain de la seconde guerre mondiale, les volontés psychiatriques de redonner aux malades des capacités sociales ont constitué autant d’adresses à penser autrement la profession. Le statut du malade (ses incapacités juridiques) comme celui du psychiatre (sa "capacité" technique) sont aussi devenus les lieux de l’interrogation sur les déficits du droit commun lui-même. La pensée professionnelle a ainsi débordé le cadre du métier de psychiatre pour porter des estimations et des jugements sur l’ordre politique et social. Incorporant de nouvelles ressources telles que la psychanalyse ou la phénoménologie, la psychiatrie y a trouvé les motifs de nouvelles expériences dont la validité locale d’interrogation se voulaient porteuses d’une valeur générale de réforme. Dans le même temps, le droit et la pensée du droit sont devenus un enjeu de la profession psychiatrique exerçant dans les hôpitaux psychiatriques. Pour ces raisons, nous nous autoriserons l’idée d’une dialectique entre le droit et la psychiatrie.

Cette dialectique est fondée sur la nature spécifique de la psychiatrie. En effet, si elle a autant parlé, écrit en matière de droit, et s’est avancée dans la théorie voire la philosophie du droit, c’est parce que les problèmes du diagnostic et ceux de la qualification juridique des actes se rejoignent, mais également parce qu’une représentation jurisprudentielle de l’exercice de la justice s’est formée, comme en matière de clinique, à partir de l’irréductibilité du cas aux catégories disponibles. Nous voulons saisir les moments décisifs où ce qui est de l’ordre du savoir psychiatrique est devenu culture en débordant sa localisation, où des jugements sur le social, le droit, la politique ont produit une culture professionnelle plutôt qu’ils n’ont été produits par elle. Nous formulons donc l’hypothèse qu’il y a culture professionnelle parce qu’il y a interrogation de la culture de la société politico-juridique où la profession s’exerce. Cependant, affirmer que la culture n’est pas le savoir ne signifie nullement que le savoir n’est pas requis par la profession pour servir les valeurs défendues auprès de la société globale. L’essentiel est donc de travailler sur la manière dont ces savoirs et cette histoire où de grands noms apparaissent sur un registre théorique ou pragmatique, se sont portés vers la culture.

Notre livre premier pourrait s’annoncer ainsi : l’identité de la psychiatrie publique de secteur s’est construite et se construit toujours sur une exigence de juridicité. Une telle affirmation mérite plusieurs clarifications. Sur l’exigence de juridicité d’abord, nous faisons appel à une définition du droit que certains taxent facilement de dogmatique ou d’essentialiste, mais que nous croyons anthropologique. La juridicité à laquelle nous faisons référence est celle d’un droit "où chacun ne se voit plus du point de vue de sa seule particularité, un droit qui propose les modalités concrètes du refus d’identification à soi-même"61. Le caractère normatif du droit signifie alors sa capacité à ne pas dériver du pur fait. Or comme le fait est le lieu de la différence, la juridicité sera celui du commun. Cela ne signifie aucunement que le droit positif détient la vérité puisque justement, celui-ci est nécessairement déficitaire quant à sa juridicité même.

Sur la notion d’identité ensuite, nous recourrons à Emile Durkheim pour comprendre comment d’une pratique naît une identité et des normes aptes à permettre le jugement. Jugeant que l’approche durkheimienne manque de concrétude et assigne une fonction a priori à chaque profession, l’approche interactionniste a tenté de déconstruire cette définition du groupe professionnel : dès lors, la caractéristique d’une profession résidera dans sa capacité à faire reconnaître par la société ses exigences. Et c’est cette reconnaissance sociale qui permet aux professions d’avoir un pouvoir statutaire62. C’est alors moins dans les valeurs elles-mêmes que dans le rapport entre les valeurs d’une profession et la culture globale que se construit une identité témoignant d’une reconnaissance sociale. Il ne nous semble pas que l’approche durkheimienne contredise la perspective interactionniste. En effet, la capacité à faire reconnaître par la société les exigences liées à l’exercice de son savoir constitue à proprement parler la cohésion du groupe alors à même de se conduire comme un corps intermédiaire au sens de Durkheim. Dans une telle perspective, l’identité professionnelle se construit dans un rapport réussi entre valeurs du groupe et valeurs de la culture globale. Autrement dit, le sentiment d’une coupure entre les deux signale chez les professionnels une culture commune moribonde au profit peut-être d’une autre culture naissante63. Ce que les approches interactionnistes ont pu reprocher aux analyses dites fonctionnalistes, telles que celles de Talcott Parsons sur la profession médicale64, c’est la sacralisation de certaines professions ; ce qu’elles ont voulu avant tout, c’est réinscrire les rhétoriques professionnelles dans des interactions prises dans des contraintes institutionnelles pouvant faire l’objet d’une analyse sociologique. Est-ce à dire que toutes les relations de service sont à ce point équivalentes qu’une sociologie pourrait s’appliquer de manière indifférente au groupe professionnel qui constitue son objet ? Nous ne le pensons pas, à l’instar de Lise Demailly qui exige une opération d’hygiène intellectuelle visant à rechercher les dynamiques socio-historiques spécifiques de chaque pratique professionnelle. En outre, l’idée selon laquelle une profession ne correspond pas à une identité unitaire ne semble en rien invalider la définition durkheimienne du groupe professionnel : elle exige simplement de situer l’analyse non au niveau de la profession mais de ses segments. C’est en l’occurrence dans notre travail la psychiatrie de secteur qui s’est dessinée comme un segment professionnel dont nous chercherons à identifier les traits axiologiques saillants.

Emile Durkheim invitait en 1893 à ne pas séparer la philosophie du droit de la sociologie, autrement dit à relier l’idée de droit à la conscience des sociétés d’où elles tirent ses racines, bien plus qu’à la contrainte externe et artificielle étatique65. Le conseil durkheimien constitue le point de départ de ce livre, dont l’objet est la compréhension de l’idée de droit qui a présidé à la construction d’une culture professionnelle psychiatrique. La nécessité d’articuler la genèse des caractéristiques de l’histoire d’une profession à l’identité actuelle de la psychiatrie de secteur imposera des détours à l’endroit d’un passé toujours requis pour la compréhension actuelle du droit. Il est donc utile de considérer que la reconstruction d’une histoire de la psychiatrie est moins un état des lieux "avant toute analyse" qu’un ressort déterminant de la compréhension même de l’identité de la psychiatrie publique. A travers cette histoire, nous verrons comment et pourquoi les psychiatres de service public en appellent à un droit commun (I) qui requiert son lieu (II). La synthèse de ces deux moments analytiques (III) doit permettre une articulation du passé au présent de nature à fonder le lien dynamique unissant l’argumentation générale des deux parties de notre thèse.

Notes
60.

L’énoncé revient à Philippe Rappard, psychiatre ("Rapport de médecine légale du Congrès de psychiatrie et de neurologie de langue française", LXXXVIIIème session, Masson, 1990, p. 159). Philippe Rappard, ancien interne au Centre de traitement et de Réadaptation sociale de l’Hôpital Psychiatrique de Bonneval dans le service du Docteur Henri Ey, médecin des hôpitaux psychiatriques en 1957, a été médecin-chef des services de sûreté de Hoerdt et de Sarreguemines. Il a écrit de nombreux ouvrages dont La folie et l’Etat (Privat, 1981,) et L’Etat et la psychose, coupables mais pas responsables (L’Harmattan, 2000). D’après Philippe Rappard, l’article 64 du Code Pénal de 1810, en faisant échapper le malade criminel ou délinquant au tribunal, a ouvert la voie à l’inscription de la psychiatrie dans le domaine du non-judiciaire ; la psychiatrie eut alors tendance à "fonctionner comme anti-juridicité" et le non-lieu judiciaire, suivi de l’internement administratif ont conduit les psychiatres "à devoir prévenir le passage à l’acte, plus qu’à traiter la tendance anti-sociale" (Philippe Rappard, "Le crime n’est plus annulé", Psychiatrie française, n°1, mars 1994, p. 65).

61.

Claude Lévi-Srauss, "Jean-Jacques Rousseau fondateur des sciences de l’homme", in Anthropologie Structurale II, Paris, Plon, Agora, 1996, p. 51.

62.

Cf. Everett Hugues, Men and their work, Glencoe, The Free Press, 1952.

63.

Durkheim définit la cohésion d’un groupe professionnel par un ensemble de valeurs communes. D’après lui, une morale et un Droit professionnel ne peuvent s’établir que lorsque la corporation "au lieu de rester un agrégat confus et sans unité, devient, ou plutôt redevient un groupe défini, organisé, en un mot une institution publique" (Emile Durkheim, Préface à la seconde édition, De la division du travail social (1893), PUF, Quadrige, 1996, p. 17).Cela ne nous semble en contradiction avec la pensée de Norbert Elias qui, dans Les logiques de l’exclusion, distingue une différence objective de cohésion entre deux groupes ne tenant pas à un niveau de vie, ni à un type d’occupation, un type de logement ou de religion. Ces deux groupes, ce sont les vieilles familles et les nouveaux venus à Winston Parva, de sorte que la cohésion des uns résulte d’un passé commun "d’un stock de souvenirs, d’attaches et de dégoûts communs". Le développement d’un imaginaire décalé par rapport à la réalité, nous dit Elias, est d’autant plus probable que le groupe se sent menacé (Norbert Elias, Les Logiques de l’exclusion, Paris, Fayard, 1997, p. 55).

64.

Cf. Talcott Parsons, "Structure sociale et processus dynamique", Traduction française de 1955.

65.

Émile Durkheim (1893), "L'origine de l'idée de Droit.", Revue philosophique, 1893, n° 35, pp. 290- 296.