Chapitre I – D’un droit d’exception à un droit commun

L’objet de ce chapitre est de comprendre le rapport entre deux évolutions : celle de la psychiatrie comme médecine et celle du statut juridique du malade mental. D’après Emile Durkheim, le droit est la représentation idéelle et normative du social66. Ceci explique notamment qu’il n’y ait jamais une stricte correspondance entre la réalité positive et le droit. Cette idée, formulée par le fondateur de la sociologie française, est reprise par Martine Kaluszynski lorsqu’elle affirme que le droit pénal peut être appréhendé comme révélateur de représentations sociales et du processus de construction des normes67. En l’occurrence, cette chercheuse s’est consacrée à l’histoire pénale de la IIIème République et plus particulièrement à l’émergence de paradigmes spécifiques et à leur appropriation par les décideurs politiques : il s’agissait alors de débusquer les relations entre des communautés épistémiques à l’oeuvre dans la construction de politiques pénales. Cette hypothèse nous semble jouer aussi dans le domaine du droit civil. Afin de reconstruire l’évolution du rapport de connaissance à l’objet juridique, pénal et civil, produit par le corps psychiatrique, nous recourrons à un matériau de sources scientifique, syndicale et juridique, pour restituer un mouvement de despécification du statut du malade mental. Par despécification, nous entendons l’intégration à un droit commun, en l’occurrence ici, non spécifique à la condition de malade mental.

Nous nous attacherons dans un premier temps à l’aspect pénal. Tout d’abord, nous montrerons en quoi la psychiatrie a acquis un espace de légitimité avec le Code Pénal napoléonien de 1810. En effet, la création par l'article 64 d’un espace de non application de la responsabilité pénale pour le malade mental, dont l’état de démence au moment de faits incriminés par la justice est attesté médicalement, marque le début de l’existence juridique du malade mental. Il s’agira dès lors de montrer comment les catégories juridiques et médicales de la folie sont entrées en dialogue pendant près de 150 ans. Nous tenterons d’expliquer comment la validation juridique de l’évolution nosographique en psychiatrie débouchera progressivement sur l’institution d’un pouvoir médical en matière d’atténuation des peines prononcées à l’égard des malades mentaux accusés. Cette histoire reconstituée se poursuivra par l’étude d’une tension née d’exigences contradictoires portées par les médecins des hôpitaux psychiatriques au lendemain de la seconde guerre mondiale : en effet, la critique de l’article 64 du Code Pénal, forgée à l’aune d’une épistémé psychiatrique nouvelle, soucieuse de restituer au malade mental une responsabilité pénale jugée thérapeutique entrera en dissonance avec la défense professionnelle d’une expertise médicale historiquement fondatrice d’une compétence psychiatrique légitime.

Nous verrons ensuite que la réforme du Code Pénal de 1992, tant attendue des psychiatres, est moins le fait d’une volonté politique désireuse de rendre raison aux arguments psychiatriques, que le signe d’une montée en puissance récente de la figure de la victime. Le Code Pénal maintient le cas d’irresponsabilité pénale du malade mental mais y ajoute celui de la responsabilité atténuée, en cas de discernement altéré de l’accusé au moment des faits. Cette réforme semble a priori valider une jurisprudence établie depuis le début du XXème siècle. Nous verrons qu’il n’en est rien puisque les effets conjugués du nouvel article 122-1 du Code Pénal et du développement des soins psychiatriques aux détenus peuvent être analysés au travers de la substitution d’une définition quantitative de la peine à une définition qualitative. Autrement dit, l’atténuation de la peine en cas de discernement altéré du prévenu au moment des faits incriminés laisse place à une modulation de la peine. Le droit pénal dans son principe et sa pratique inaugure en cela un paradigme médico-judiciaire inédit qui substitue à l’alternative "soigner ou punir" la conjugaison "soigner et punir". Du même coup, le débat sur la responsabilité pénale change de nature : d’une réflexion théorique sur le bien-fondé de la peine, on passe à un questionnement sur la faisabilité pratique du soin en milieu pénitentiaire ou de la répression en milieu soignant.

Dans un second temps, nous nous tournerons vers l’aspect civil du statut du malade mental. Il nous faudra alors examiner la revendication portée par les médecins des hôpitaux psychiatriques d’un régime commun de protection des biens non spécifique aux malades mentaux. Cette exigence surgit d’une contradiction entre le maintien d’un régime d’incapacité civile dépendant de l’hospitalisation en milieu spécialisé et l’évolution de l’épistémè psychiatrique d’après-guerre. La loi de 1968 répondra aux attentes des partisans d’un droit civil commun puisqu’elle intègre le malade mental à un droit des incapables majeurs qui ne fait plus dépendre la tutelle aux biens d’un régime d’hospitalisation et s’adresse à des personnes non spécifiquement atteintes d’un trouble psychique. L’économie de la loi de 1968 révélera une dérive vers une protection de la personne plus que de ses biens, compte tenu de l’influence de la politique sociale sur le régime des tutelles. Finalement, l’examen de la loi telle qu’elle est pratiquée nous amènera à la conclusion suivante : l’hôpital et le psychiatre jouent dans une certaine mesure le rôle de régulateurs sociaux, ce qui est de nature à brouiller leur vocation médicale.

Notes
66.

"C'est pourquoi les lois qui le reproduisent (l’ordre des choses), ont nécessairement une forme idéale ; car elles expriment les rapports des choses, non tels qu'ils sont, mais tels qu'ils doivent être. Elles ne sont pas inhérentes aux choses, comme les autres lois de la nature, ou plutôt elles ne sont pas les choses elles-mêmes considérées sous un aspect déterminé ; elles les dominent de haut, bien que leur autorité ne soit pas toujours ni nécessairement respectée", Emile Durkheim, Montesquieu et Rousseau, précurseurs de la sociologie (1892), Librairie Marcel Rivière et Cie, Petite bibliothèque de sociologie internationale 1966. (pp. 25 à 113), édition électronique réalisée par Jean-Marie Tremblay, Professeur de sociologie, Cégep, Chicoutimi, www.ucaq.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/ , p. 45.

67.

Martine Kaluszynski, "Autour du pénal, d’une histoire des idées à une socio-histoire du politique", in La juridicisation du politique, sous la direction de Jacques Commaille, Laurence Dumoulin et Cécile Robert, op. cit., p. 82.