II. Paradoxes et tiraillements

Il nous semble que les travaux de Lise Demailly828 sur les enseignants ou la santé mentale, qui se distinguent de ceux de Claude Dubar et Renaud Sainsaulieu en ce qu’ils visent à étudier les identités au travail comme des "objets symboliques collectifs", ont une valeur exemplaire pour notre terrain d’étude. En effet, nous souhaitons bien explorer des groupes professionnels dans "la façon dont, dans leur dimension collective, se jouent à propos et autour d’elles des luttes de classement symboliques et des luttes politiques"829. Le cadre interprétatif des travaux sur les groupes professionnels structure généralement les débats et les conflits par une opposition entre référence professionnelle et référence organisationnelle dans les identités au travail. Lise Demailly tente de dépasser cette opposition en articulant sociologie du travail et sociologie politique. L’identité de métier et l’identité d’entreprise s’opposeraient de la manière suivante : l’identification à une profession se jouerait "par rapport à un groupe d’appartenance et de référence qui franchit les frontières des lieux de travail pour réunir ceux qui ont des pratiques de travail similaire", tandis que l’identification à l’organisation se réfèrerait à "un espace territorialisé de coopération interprofessionnelle structuré par un projet et des règles communes" 830. Nous pensons comme Lise Demailly qu’il est plus opportun de saisir les liens entre identité de métier et identité d’entreprise plutôt que de les opposer. Constatant qu’il y a pluralité voire conflictualité des formes de référence à la profession et des formes de référence à l’organisation, Lise Demailly invite à réfléchir d’une part sur les "lectures diverses de la place légitime des organisations dans l’espace social, du sens et des objectifs politiques des conduites professionnelles" et d’autre part sur "les efforts idéologiques et symboliques de certains groupes dirigeants pour modifier conjointement les modèles professionnels, la régulation des organisations, la gestion des ressources humaines et l’orientation des politiques publiques"831.

Nous voulons montrer ici qu’il existe une véritable culture professionnelle de secteur fonctionnant selon une référence double : la référence à la profession psychiatrique en un sens large, et la référence à l’organisation de secteur. Cette dichotomie est purement analytique tant dans les représentations et les pratiques de secteur, la dimension thérapeutique est indissociable de l’organisation même des soins. Lise Demailly insiste sur le caractère fluctuant des catégorisations à l’œuvre dans l’identification en référence à la profession dans le domaine médical : public/privé, hospitalier/extra-hospitalier, infirmier/psychiatres pour illustrer son propos. La défense identitaire peut alors se repérer par "la recherche d’unification des identités professionnelles autour de professions synthétiques fortes, qui regrouperaient différents métiers proches"832. La façon dont les psychiatres et les infirmiers se définissent est proche sur de nombreux points même si celle des derniers paraît moins intellectualisée. La perception d’eux-mêmes "au travail" s’articule autour de deux énoncés : le premier laisse à voir une définition positive du contenu même du travail psychiatrique ; le second se construit par la négative, en référence à ce que la psychiatrie de secteur "n’est pas". Cette double acception dévoile un rapport identitaire complexe voire paradoxal parfois vis-à-vis de la médecine faisant largement écho aux discours passés des psychiatres ayant lutté pour la parité de la psychiatrie833.

Nous avons intitulé cette partie "Paradoxes et tiraillements" parce que la perception que l’équipe de secteur a d’elle-même continue de se constituer par contraste vis-à-vis des services jugés plus médicaux, mais l’extension vécue d’une compétence sociale du psychiatre de secteur le conduit à revendiquer son appartenance au monde de la médecine. Cette position ressemble traits pour traits à celle défendue par la Société de L’Evolution psychiatrique dans l’une de ses motions générales adoptées sous le titre "la spécificité de la psychiatrie et sa place dans la médecine" : intégrer la psychiatrie dans la médecine était alors justifié par deux points : son objet ou "la pathologie de la vie relationnelle"834, et sa fonction au sein d’une médecine sociale. Nous allons voir que l’exigence d’une "médecine pas comme les autres", selon les termes de Henri Ey, est toujours d’actualité.

Mais il ne suffit pas d’affirmer cela pour rendre compte des efforts des psychiatres pour lever des ambiguïtés que l’on voudrait faire peser à leur endroit. Ainsi, en dépit d’apparences contradictoires de l’argumentation, c’est à une cohérence profonde, parfois inavouée voire inconsciente, que les actes des psychiatres de secteur tendent. En effet, c’est en se situant systématiquement dans l’intention du législateur que les psychiatres refusent une réduction de la maladie à un fait (le handicap) pour un individu et du secteur à une gestion territorialisée du handicap. Ce n’est donc pas par désaccord avec lui-même que le psychiatre s’affirme comme tiers médical (et non technique) vis-à-vis du social et revendique sa participation dans la définition et l’application d’une politique du handicap ou dans la détermination d’un véritable service public de secteur. C’est bien au nom d’un impératif catégorique, soigner, qu’il s’agit pour les psychiatres de secteur d’empêcher toutes ces formes d’hypothèques.

Notes
828.

Lise Demailly, "La restructuration des rapports de travail dans les métiers relationnels", op. cit.

829.

Ibid, p. 3.

830.

p. 4.

831.

Lise Demailly, Ibid, p. 4.

832.

Ibid, p. 6.

833.

L’exigence de parité porte d’ailleurs en elle-même le signe d’un tel paradoxe puisqu’elle suggère une différence de fait et une égalité de Droit.

834.

L’information psychiatrique, n°5, volume 44, 1968,p. 482.